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Theatrum Mundi - Page 131

  • Interview NDE (1)

    Je livre ici, en deux fois, une saynète d’interview retranchée (à mon grand regret) de la version définitive de Wonderland. Le nom de la chaîne télé est NDE 1 (Near Death Experience One). L’Inconnue est certainement connecté à un détecteur de mensonges, etc.

    Ange mort. E de Morgan.jpg

    Studio de télé. Logo NDE 1.Lumières vives, rose fluo. Et une arme, aussi, au bon moment.

    Sur le divan hi-tech, l’Inconnue lentement s’éveille – semble-t-il ; la Mort est là déjà, très en beauté…

     

    LA MORT. – Elle dort. Elle dort et ne sait pas encore que son visage, nous le lui avons refait à neuf et rajeuni pour la compétition. Je soufflerai sur sa face et elle s’éveillera, attention, 1, 2, 3.

     

    *

     

    L’INCONNUE – Qu’est-ce que je fais ici ?

     

    Atroce feulement numérique.

     

    LA MORT – Taisez-vous. Contentez-vous de répondre aux questions.

    L’INCONNUE – C’est un interrogatoire.

     

    Atroce feulement numérique.

     

    LA MORT – Taisez-vous. C’est un débat télévisé.

    L’INCONNUE – Cauchemar.

     

    Atroce feulement numérique.

     

    LA MORT – Taisez-vous, merde.

    L’INCONNUE – Laissez-moi sortir.

    LA MORT – Nous avons fouillé votre passé. Nous n’avons rien trouvé. De quoi vous souvenez-vous ?

    L’INCONNUE – Pardon ?

    LA MORT – De quoi vous souvenez-vous ?

    L’INCONNUE – Mais… à propos de quoi ?

    LA MORT – De quoi vous vous souvenez, putain de merde. Listez vos saloperies de souvenirs par ordre chronologique, ils seront soumis à vérification.

    L’INCONNUE – C’est débile.

    LA MORT – Et alors ? Je ne vous demande pas ce que vous en pensez. Listez. Listez. Un souvenir. Même un seul, tout petit, paumé dans un coin.

    L’INCONNUE – Ouais. La gare, le lundi, c’est à la gare que je viens, un lundi, c’est le lundi que j’arrive à la gare, je vais au travail, à Wonderland.

    LA MORT – Quel jour quittiez-vous votre travail ?

    L’INCONNUE – Quittiez ?

    LA MORT – Quittez. Quel jour quittez-vous votre travail ?

    L’INCONNUE – Le samedi. Le vendredi. Je ne sais pas. Peut-être le jeudi.

    LA MORT – C’est à la gare ?

    L’INCONNUE – Oui.

    LA MORT – Vous reprenez le train, c’est bien ça ?

    L’INCONNUE – Oui, c’est ça, c’est pourtant logique. Je ne vois pas pourquoi toutes ces questions.

    LA MORT – Alors, comment pouvez-vous me dire que c’est un lundi, pas un jeudi, votre souvenir ?

    L’INCONNUE – C’est un lundi. Sûrement. Je me vois descendre d’un train. Du train.

    LA MORT – Comment peut-on se voir descendre d’un train ? Quand on descend d’un train, on ne s’en voit pas descendre. Vous mentez.

    L’INCONNUE – Non, non, je ne crois pas.

    LA MORT – Bon. Et que se passe-t-il à la gare ?

    L’INCONNUE – Je descends du train.

    LA MORT – Ne vous répétez pas. Cherchez. Ca n’a pas d’intérêt, ce souvenir, s’il est juste ce souvenir. Cherchez. Que se passe-t-il à la gare ? 

    L’INCONNUE – C’est un lundi, je descends du train… et après… eh bien, après, je ne sais plus.

    LA MORT – Vous ne savez plus ? Plus du tout ?

    L’INCONNUE – Non. Du tout. Je ne sais rien. Je suis vidée. Et vide.

    LA MORT – C’est maigre. Un autre souvenir ? Un homme, par exemple.

    L’INCONNUE – Un homme ? Vous voulez dire un homme en particulier ? Non, non, je ne vois pas.

    LA MORT – Pourtant vous avez des enfants.

    L’INCONNUE – On me les a offerts.

    LA MORT – Qui donc ? Un homme, justement, j’imagine.

    L’INCONNUE – Non, non, je ne crois pas. A un moment, ils étaient là, c’est tout. Je ne vois que ça.

    LA MORT – Le nom de vos enfants ?

    L’INCONNUE – Bégonia. Docile.

    LA MORT – C’est un souvenir, ça. Deux filles, donc ?

    L’INCONNUE – Peut-être. A moins qu’il n’y ait un garçon.

    LA MORT – Quels âges ont-ils ?

    L’INCONNUE – Je ne sais pas. Il y a longtemps, je trouve, que je les ais.

    LA MORT – Mais enfin, vous les aimez ?

    L’INCONNUE – Je ne comprends pas.

    LA MORT – Vous leur donnez à manger ?

    L’INCONNUE – Evidemment. C’est con comme question. Je suis leur mère.

    LA MORT – Gardez vos commentaires pour vous. Vous leur donnez à boire aussi, et des vêtements, et ce genre de choses ?

    L’INCONNUE – Oui, oui.

    LA MORT – Alors vous les aimez.

    L’INCONNUE – Même qu’ils vident tout mon compte en banque. Ils pillent même les dettes.

    LA MORT – Les chéris…

    L’INCONNUE – Les petits enculés, oui…

    LA MORT – En somme, vous êtes heureuse ?

    L’INCONNUE – Heureuse ?

    LA MORT – Oui, vous travaillez, vous gagnez votre vie, vous avez deux enfants parfaitement adorables, vous êtes heureuse. Le bonheur, quoi.

    L’INCONNUE – Le bonheur.

    LA MORT – Et votre nom, madame, il est revenu votre nom ?

    L’INCONNUE – Quel nom ? Ah, mon nom. Non.

    LA MORT. – C’est bien, ça. Ca soulage. Quelle expérience.

    L’INCONNUE. – Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi je ne sais plus mon nom ?

    LA MORT – Je rappelle à nos spectateurs que vous êtes sous sérum de vérité. Et vos enfants, ils ne le connaissent pas votre nom ?

    L’INCONNUE – Je ne sais pas.

    LA MORT – Comment vous appellent-ils ?

    L’INCONNUE – Maman.

     

    Atroce feulement numérique.

     

    LA MORT – Vous mentez ! N’oubliez pas que je suis là tout spécialement pour vous aider. Comment vous appellent-ils, alors ?

    L’INCONNUE – La Vieille.

    LA MORT – Bravo. Vous vous sentez vieille, vous ?

    L’INCONNUE – Oui.

    LA MORT – Quel âge avez-vous ?

    L’INCONNUE – Eh bien… écoutez… je dirais… 65 ans…

    LA MORT – Faux. Je suis ravie de vous apprendre que, génétiquement, vous avez 34 ans.

    L’INCONNUE – Vous savez ça, vous ?

    LA MORT – Oui, je sais ça. J’en sais même plus que ça. Ce n’est pas très vieux, 34 ans. La vie va encore vous traîner un moment. Elle va vous traîner longtemps, très longtemps, oui, très longtemps, très très.

    L’INCONNUE – Ah oui. Et comment ça ? Et comment vous le sauriez ?

    LA MORT – Comment je le sais. Mais parce que vous êtes morte, ma chère.

    L’INCONNUE – Rendez-moi mon nom, maintenant. Non, je ne suis pas morte. Et vous non plus, vous ne savez pas mon nom. Pas morte encore, non. Salope. Mon nom.

    LA MORT – Je le sais. Mais je ne puis pas vous le dire. C’est tout à fait contraire au règlement.

    L’INCONNUE – Cette discussion est atroce.

    LA MORT – Fermez-la.

    L’INCONNUE – Je ne suis pas morte.

    LA MORT – Si. Vous êtes morte. Essayez donc de vous tuer.

    L’INCONNUE – Quoi ?

    LA MORT – Essayez donc de vous tuer.

    L’INCONNUE – On passe encore à la télé, là ?

    LA MORT – Oui. L’audimat monte à max.

    L’INCONNUE – C’est de la folie.

    LA MORT – Si vous ne croyez pas que vous êtes morte, essayez donc de vous tuer. Pour voir.

    L’INCONNUE – Pour voir ?

    LA MORT – Oui, oui, pour voir. Préférez-vous que je vous tue ?

    L’INCONNUE – Non. Non.

    LA MORT – Alors, allez-y.

    L’INCONNUE – Bon. Pourquoi pas, après tout ?

    LA MORT – Adieu Bégonia, adieu Docile.

    L’INCONNUE – Quoi ?

    LA MORT – C’est ce que vous devriez dire. Adieu Bégonia, adieu Docile.

    L’INCONNUE – Adieu Bégonia, adieu Docile.

     

    L’Inconnue se tire une balle dans la tête.

     

    (A suivre…)

  • Mafia, tourisme et conséquences...

    Mad max.jpg

     

     

    Personne ne dit plus rien. D’ailleurs, n’importe quoi vaut n’importe quoi.

    La peur des conséquences, dans un milieu où la consanguinité, de moins en moins métaphoriquement d’ailleurs, exhibe ses tarés, paralyse toute parole ; ou du moins la replie sur l’espace privé falsifié, conversations de café, bruits de couloirs, rumeurs invérifiables et donc également inattaquables. Le tout bien planqué derrière les discours d’apparat, généreux, solidaires, sociaux et sociétaux, transparents ! En public, on cire des imbéciles en grandes pompes, et les fréquents éloges journalistiques de trous-du-cul grand-dilatés ont cet avant-goût délicieux des oraisons funèbres. C’est tout un petit monde qui aspire à être jeune-mort de son vivant. Je dis jeune-mort, parce que les autres, qui ont six mois de décomposition à leur actif et sont vieux-morts, eh bien, le monde qui tourne toujours plus vite les a déjà oubliés, non sans raison. Les mafieux sont philanthropes, et ça se vend bien. C’est un milieu d’avant-garde qui a au mieux une journée d’avance sur ses imitateurs ; plus souvent, une heure ; quelquefois même du retard – lorsqu’un autre ahuri satisfait se met à hurler au plagiat.

    La peur capitalise et fabrique du pouvoir, et encore de la peur. Réputations et cotations ont supplanté travail et talent, puisqu’ils ne s’achètent pas. C’est cela, ou bien l’anonymat glorieux, le pseudonymat héroïque, ah les beaux blogues ! Le courage à l’abri de la lâcheté, en somme. Des touristes ! La peur, la peur, vous dis-je. Vous voyez bien qu’il n’y a toujours personne. Des mafieux et des touristes. Les mêmes, selon les heures, aussi...

    Formule. Les conséquences de ce que j’écris ne sont pas ce que j’écris. Elles n’ont même généralement rien à voir avec. Vraie ou fausse, l’incompréhension est un gouffre.

    Je n’ai rien à foutre des conséquences.

    – Mais la loi ?

    – La loi demande un effort. Pas seulement dans la formulation, d’ailleurs.

    – Un exemple ?

    – Je ne nomme personne dans ce billet.

    Quel effort.

  • Dissident, il va sans dire, de Michel Vinaver

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    Pas mal. Mais pas terrible.

     

    La mère et le fils, qui vivent ensemble. Et hors champ, le père absent, divorcé, patron de gauche (eh oui, déjà : la pièce est de 1976). Le fils qui cherche, mollement, du travail, en trouve, ne le garde pas ; la mère qui perd le sien, informatisation oblige. Et le père qui paie. Chômage et drogue. Conformisme, mensonge, et vague dissidence politique… Un monde qui enfonce…

     

    L’époque est plutôt bien saisie.

     

    Mais le théâtre à deux personnages tend toujours, d’une façon ou d’une autre, à sortir du théâtre, tout simplement parce que la situation se répète et s’étire, et conséquemment n’est jamais réellement renouvelée ; et parce que l’ennui, sans vaincre totalement, pénètre un intérêt qui, à mesure, devient faible et diffus.

    Ce doit être un trait bien contemporain du théâtre français : comment peut-on mettre autant d’intelligence, de finesse, de sensibilité et de subtilité à écrire une pièce qui, sans être tout à fait ratée, ne passionne pas (moi, du moins) précisément parce qu’elle est intelligente, fine, sensible et subtile.

    Cela manque de cruauté. Et de bêtise. Et donc, de comédie. Et de théâtre. Et en effet, s’il n’y a pas là matière à tragédie, pourquoi ne pas donner tout de suite dans la comédie ? J’imagine ce que le génie de Feydeau eût fait d’une situation comme celle-ci.

     

    Et je ne comprends toujours pas l’intérêt stylistique, dramatique, dramaturgique de dé-ponctuer la langue française. Phénomène de mode, qui sait ? Les justifications « théoriques » risquent donc d’être légion.

     

  • Le Commandement de la Machine (2)

    Le Commandement de la Machine (1)

     

    **

     

    Deuxième série de coupes :

     

    63. Les guerres sont commencées. Simultanées, elles se chevauchent. Personne ne vous demande de choisir : vous appartenez à un camp, ou à un autre. Que cela vous plaise, ou pas, n’est pas une question. Fort heureusement, il est des choses auxquelles on n’échappe pas.

     

    97. De son point de vue, qui est exactement la totalité des divers points de vue qui peuvent ou non s’exprimer, la Machine te cerne totalement ; d’autant plus même qu’elle te somme de choisir entre ses points de vue celui ou ceux dont, toi-même étant monnaie et marchandise, tu devras faire commerce. Ta vie, cette illusion fondamentale que la Machine a intérêt à ne jamais t’ôter, cette illusion au contraire qu’elle se doit de te faire développer toi-même, oui, ta vie même, elle l’appelle dès sa naissance à disparaître en elle, dans sa matière immense, en une fusion matricielle par laquelle ta mort même est judicieusement anticipée. Alors quoi ? – Mais moi, je te dis qu’il n’y a pas à choisir entre ces différents points de vue fabriqués tous à l’identique, mais à prendre en soi la totalité même de ces points de vue, oui, à prendre en soi le point de vue de la Machine. Et bien sûr, c’est impossible.

     

    121. Ta petite volonté imbécile d’échapper aux lois de la reproduction, d’échapper en somme à la génération et à la corruption, littéralement, ne compte pas à part. Elle prouve au mieux, cette croyance que ton destin individuel serait séparé de celui de l’espèce, ton imbécillité ; or, ce n’est pas du tout là que les choses se jouent. Ce calcul, en tant justement qu’il est calcul, appartient de fait à l’ordre de la Machine ; il lui est donc utile.

     

    249. On ne lutte pas contre la Machine, mais seulement contre ce qu’on prend pour elle – qui est fonction d’échelle. Et ce fait même d’attaquer un fantasme de Machine tient à l’illusion nécessaire, fondamentale, de la vie. Ta force de négation demeure ici seulement explétive.

     

    1026. Mais comment peuvent-ils à ce point détester leurs enfants, leurs propres enfants ? Et comment, non moins, trouvent-ils encore le moyen d’ignorer cela même ? Parce que, putain, cela crève les yeux – et justement, sans doute est-ce cela qui les leur crève… L’Europe des loisirs, où gouverne une nouvelle gentilité, saisie d’un effroi rétrospectif, extatique et inintelligent dont la durée trahit sans doute une reddition définitive à la raison inférieure, semble avoir décidé de ne plus commettre d’erreurs, c’est-à-dire de crimes, ce qui est en soi sa plus grande erreur et partant, son crime le plus ignoble – mais sans doute le dernier. Aussi la voit-on attaquée de partout, et par des ennemis qui n’hésitent plus à se nommer, mais elle a décidé unilatéralement qu’elle n’avait plus d’ennemis et que, donc, il était bienséant de ne pas se défendre, et de poursuivre son divertissement – je veux dire : son suicide. Quand on menace de mort toi et ta famille, tu prends des anti-dépresseurs ou tu retournes au cinéma ? Les deux, ah bon… l’un, puis l’autre. C’est formidable, ce qu’ils appellent la tolérance… La crainte et l’espérance étant les deux faces d’une même attente, on peut dire qu’il n’y aura pas, ou très peu, de survivants, car pour qu’il y en ait demain, il en faudrait aujourd’hui. L’histoire est action, conflit et finalement sélection ; en tout cas, elle ne connaît pas la paix. De sorte qu’il n’est finalement qu’un moyen de sortir de l’histoire et ce moyen, c’est d’en sortir en fumée. Bon vent.

     

    1035. Tout serait tellement simple et livré d’emblée au surplomb ridiculement bas de ceux qui passent pour des esprits critiques, si le Commandement de la Machine, nie-toi toi-même, derrière sa face apparente et massive n’en cachait une autre, elle réellement sensée. – Celui qui appartient à la masse et obéit à un Commandement qu’il n’est pas en capacité d’entendre, à un Commandement en somme dont il n’a pas conscience, choisissant parmi les possibles, se nie lui-même et l’ignore. Mais celui qui, entendant le Commandement pour ce qu’il est réellement, voulant y obéir et y obéissant de toute la puissance de son être, autre chose lui étant parfaitement impossible, que fait-il donc sinon se trouver ?

     

     

     

    (A suivre...)

  • Monde ancien (petit passage chez Jean Vilar)

     

    festival-avignon-1951.jpg

    Tombé hier au soir dans la bibliothèque sur ce livre, publié en 1968 (!) chez Seghers, écrit par Claude Roy et consacré à Jean Vilar.

    Quelques extraits, pris entre les pages 92 et 97 :

     

    « Notre métier ,disait-il [Vilar] en 1952, est empuanti, fût-ce dans les compagnies les plus propres, par des conflits de jalousies sottes, des craintes absurdes. Une jeune fille à qui nous avons confié en trois ans les plus beaux rôles qu’elle ait jamais joués, m’a dit l’autre jour : « Je ne voudrais plus jouer les suivantes. » Ce sont de ces fautes d’amour-propre qu’une compagnie crève. Devant une réaction comme celle-là, une seule solution, celle que j’adopte : remplacer la comédienne ou le comédien. Il est cependant regrettable d’avoir à se séparer d’un jeune artiste au moment même où il commençait à savoir jouer convenablement et parfois très bien. »

     

    C’est beau, n’est-ce pas ?

    Qui oserait encore parler ainsi, aujourd’hui ? Dans le théâtre ou ailleurs…

    Suit ce commentaire de Claude Roy :

     

    Dans la pratique de Vilar, comme dans la théorie qu’il en tire, dans ses « réflexions après la représentation », on voit que l’idée du théâtre, travail collectif, aventure d’équipe, n’est pas une idée abstraite, ni une banalité répétée du bout des lèvres. Il n’a jamais été de l’espèce des monstres sacrés ou des demi-dieux de la mise en scène. Il déteste le comédien centre du monde, celui qui cherche à se faire valoir plutôt qu’à faire valoir le texte, qui redoute un partenaire brillant ou bon, parce qu’il veut qu’on le voie, et lui seul, l’acteur qui ne tolère que des médiocres à son ombre. Il estime peu le metteur en scène-vedette qui remplace le star system des interprètes par le star system du régisseur, qui repousse dans l’ombre tous ceux qui l’entourent.

    Notre vie professionnelle, dit-il, ma vie, est nourrie de la vie d’autrui, de son poids ; des faiblesses de chacun, de ses faux pas. (Et de ses forces, de ses conquêtes, aussi.)

    « Oui, dit-il encore, l’artiste qui pense que de lui seul, de sa propre réflexion, dépend son propre style, ne met à jour qu’un style passager, éclatant peut-être, une fois, deux fois, mais qui porte en lui le germe d’un vieillissement rapide. Il n’est pas de métier qui provoque plus aux narcissismes que le nôtre, et où le narcissisme fasse plus de tort. Le métier, ici, n’est pas fait de l’utilisation de certains dons, car il n’est pas de dons qui, avec le temps, ne deviennent aisément habitudes, copie de soi-même, tics, trucs, voire truquage. Le métier, pour nous, au sens le plus pur du mot, doit être fait au contraire de cette réflexion aux aguets qui ne se satisfait jamais de son expérience. C’est un art apparemment facile, pour certains, c’est-à-dire pour ceux qui pensent que lorsque le texte est su, lorsque la première représentation est donnée, tout est terminé. Ce qui est faux… »

     

    Par « régisseur », Vilar désigne le metteur en scène ; par « première représentation », ce que les imbéciles nomment aujourd’hui création.

    Une page plus loin, ce qui ne contredit en rien ce que je viens de citer :

     

    En 1961, avant le XV° Festival, Vilar avouait s’interroger encore : « Mais bon dieu ! à quoi donc sert ce petit monstre : la mise en scène ? Pendant dix ans, confiait-il, croyez-moi, je vous prie, j’ai très insidieusement et ouvertement tenté de la supprimer, j’ai tenté de l’assassiner. Comment ? Par quelles armes ?

    Eh bien, il en est une au moins que je peux indiquer. Le maniement en est tout simple : rendre une totale liberté à l’acteur dans la recherche de son personnage. Le laisser errer sur scène. Le laisser se grignoter lui-même, se battre les flancs tout seul. Le laisser s’ébrouer dans cette sorte d’Odyssée très personnelle qu’est toujours pour un acteur la recherche de son personnage. La mise en scène au T. N. P. n’est pas régie par un diktat du metteur en scène. »

     

    La suite, par Claude Roy, dont cette comparaison judicieuse (ringarde ?) avec les arts voisins, peinture, architecture :

     

    « Diktat, certainement pas. Mais l’influence de Vilar (metteur en scène quoiqu’il en dise à certains moments) fait penser à ce qu’écrit Novalis dans ses cahiers : On ne fait pas : on fait qu’il puisse se faire. Vilar ne dicte pas au comédien son jeu, une conception du personnage, une diction et une gestuelle. Mais il trace le cadre dans lequel le comédien ne perdra pas de temps à essayer des voies sans issue. Il rend possible et fécond l’usage de cette liberté qu’il revendique pour l’acteur. Il propose à sa troupe une lecture personnelle et préalable de l’œuvre, qui en délimite le champ, en éclaire la ligne de faîte, en articule le mouvement. Il n’agit pas directement, ou le moins possible, sur l’acteur. Mais indirectement, en apportant son intelligence de l’œuvre qui permettra à chaque interprète de prolonger son propre travail. Vilar œuvre comme les maîtres des ateliers de peinture autrefois, auxquels il arrivait de tracer la composition d’ensemble d’un tableau ou d’une fresque, et de laisser à leurs élèves le soin de couvrir la surface déjà construite, de dresser des personnages ici et là, de préciser un paysage, de terminer une draperie. La liberté des élèves ou des acteurs s’accomplira dans la structure générale conçue par le maître d’œuvre. Vilar construit une demeure, mais la laisse habiter par ses comédiens. Il critique et surveille leur travail avec légèreté, sans peser ni durcir. Si ses plans sont justes, harmonieux, précis, la demeure sera habitable et vivante, tout s’accordera avec bonheur.

    Vilar aime à dire qu’il laisse tout le monde libre sur son plateau de travail, l’acteur, le peintre, le constructeur, le directeur des éclairages, le musicien. Mais qu’en ce qui concerne l’auteur, ou l’adaptateur, c’est au contraire le domaine des contraintes.

     

    « Ici, avoue-t-il en plaisantant, le metteur en scène du T. N. P. est insupportable. Il est chagrin d’un substantif mal placé. Il fait la moue sur un adverbe. Il grimace sur une phrase très bien écrite et préfère l’autre, lourde,  pesante et de syntaxe pas très orthodoxe. Alors que toutes les techniques de la scène jouissent d’une liberté souvent joyeuse, l’auteur, l’adaptateur, le traducteur est contré à tout coup. Et si le metteur en scène et l’auteur se connaissent de longue date et sont « à tu et à toi », alors l’auteur peut être dans une situation positivement intenable. »

     

    Vilar pense que cette exigence fondamentale n’est pas provoquée par le heurt de deux ambitions, de deux volontés créatrices, celle de l’auteur et celle de celui qui va incarner son œuvre. Mais s’il est si exigeant vis-à-vis du texte, c’est que devant le texte il ne se sent pas libre lui-même. « L’œuvre manuscrite, dit-il, est l’alpha et l’oméga de toutes les autres libertés accordées très généreusement… – L’œuvre commande, et à ses obscures contraintes qu’il faut d’abord découvrir, il faut répondre juste. »

    Ce repsect essentiel du texte, qui implique l’exigence vis-à-vis de l’auteur, quand c’est un moderne, un contemporain, ou vis-à-vis de l’adaptateur quand c’est d’un auteur étranger qu’il s’agit, explique la liberté (relative) que Vilar laisse à l’acteur. Il sait que s’il a fortement posé, éclairé et fondé l’œuvre, elle commandera à ses interprètes.

    « A la vérité, ajoute-t-il, si les artistes et les techniciens sont libres à l’égard du metteur en scène, il y a un moment où l’œuvre commande à son tour. Je veux dire qu’après des essais et certains errements, l’œuvre générale, écrite et représentée, se fait exigeante, devient stricte, réclame de la part des techniciens une solution et non pas dix. Voici qu’elle interdit au peintre, au compositeur, à l’éclairagiste, au constructeur, au comédien, les inventions mirobolantes qui ne prouveraient que leur savoir-faire. »

     

    Vilar a inventé en son temps le Festival d’Avignon, le T. N. P. Je gage que le prochain Festival ne sera ni théâtral, ni national, ni populaire.

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