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festival d'avignon 2008

  • Une conclusion

    Le nombre des paroles interdites enflant, demeure-t-il encore un sens à écrire en français ? Non, sauf à promouvoir le suicide, lequel a deux versants : faire ce qui est demandé, faire contre. Les comédiens français, la façon dont ils sont formés (n’importe comment, défilé de metteurs en scène tous plus originaux les uns que les autres) et formatés (paramétrage par défaut), formalisés si pas formolisés, rivés à leurs guichets, tout cela n’a presque aucun intérêt, c’est mauvais – quand ce n’est pas simplement bas. Et les déluges d’anecdotes, pensée absente, mal écrites, a-dramatiques ou post-, perclus de propagande, ne valent pas un spot publicitaire bas de gamme. Les modes de production, et d’entretien, de cette médiocrité sommitale, entre hiérarchies peuplées d’incompétents – ultime volonté d’une politique, versant suicide, de service public –, petits réseaux pécuniaires consanguins servant à garantir et assurer aux ridicules une petite place prétendument enviable dans cette maison de retraite, l’ensemble tout uniment verni d’une idéologie infantilement correcte, mortifère ; bref, la vacuité totale, tare nationale chérie, impose désormais, plutôt que la critique à l’infini répétée, inutilement, et déprimante à la longue, rien moins que le départ. Vivre et laisser mourir.

     

    Avignon

    18 juillet 2008

     

     

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  • Miroir, mon beau miroir...

    (Article également publié sur Ring.)

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    Il y a un homme dans ce fauteuil, un verre à la main. Il est cadre moyen, mormon, on est vers Las Vegas, il se confie à un voyageur de passage, un commercial quelconque. Il raconte comment, par peur de perdre son emploi, il a sciemment laissé mourir, étouffée, sa toute petite fille… Le spectacle s’appelle Bash, latterday plays, le texte est de Neil LaBute. Trois histoires sordides de gens banals, histoires réalistes, c’est-à-dire : hyperviolentes, écrites avec une grande intelligence et, c’est important, très bien interprétées par un quatuor de comédiens belges (XK Theater Group). Passage d’une ordinaire et émouvante Médée pour finir. Beau spectacle, mais grand malentendu critique. – Eh bien, si c’est ça le rêve américain, ça ne donne pas envie, remarquez, on le savait… me confie en sortant ma voisine de banquette, une cinquantenaire probablement enseignante. Le spectacle passe d’autant mieux qu’il est reçu comme une charge contre l’Amérique, et, comme l’antiaméricanisme se porte à merveille dans l’Europe naufrageant, il reste à s’émerveiller que cette charge soit l’œuvre d’un écrivain américain. En somme, on comprend à côté, c’est plus simple. Neil LaBute est un écrivain violent, passionnant parce qu’il représente des Américains banals en meurtriers devant des Américains banals. Un acte courageux, et qui n’a rien d’antiaméricain. Un acte critique. L’équivalent en France serait de représenter crument, sans métaphore, des bobos ignorant l’être, rebelles sous tous rapports, comme on disait bien sous tous rapports, avec des comédiens les défendant sans les juger, et de voir comment ces crétins-là réagissent à leur représentation. J’ai essayé, je me suis fait basher à la française, silence radio. La liberté d’expression est tellement rognée ici, et tellement heureuse et satisfaite d’être rognée, que le monde entier ne peut évidemment que nous envier nos rognures – du moins est-ce notre version officielle. Le site theatre-contemporain.net, dans sa présentation de Neil LaBute, trahit son incompréhension (n’oubliez pas d’admirer la syntaxe au passage) : « L’auteur de sa génération le plus prolixe n’en déroute pas moins, par le ton frais et drôle de ses pièces qui tranche avec sa féroce dénonciation de la supercherie de la société contemporaine. Sa fervente adhésion à l’église mormone est un autre sujet d’intrigue tant la liberté de ton et de thèmes qu’il aborde est corrosive et anticonformiste, pour ne pas dire sacrilège… » Neil LaBute sait en somme une chose que nous voulons ici à toute force ignorer : l’homme n’est pas bon, et lui-même ne s’excepte pas magiquement de ce simple constat. Ici, dans notre beau pays, nous préférons rousseauïser à qui mieux-mieux en attendant Robespierre, et glavioter que l’homme est bon par nature et que c’est la société (toujours plus ou moins américaine désormais) qui le pervertit. Du coup, le metteur en scène du spectacle, René Georges, préfère citer Bond, Edward Bond…  

     

    – Un spectacle décalé, me dit un jeune type en me fourguant l’énième tract pénible de la journée. Décalé de quoi ? Ne nous posons pas la question. Il y a dans le Festival off d’Avignon 1057 spectacles décalés, dont 1 Racine, 0 Corneille et 0 Claudel, par exemple. – Alors, j’attendrai qu’il soit calé, ai-je répondu.

    Le répertoire est paisiblement foutu aux chiottes. La connaissance historique avec. Et donc toute possibilité de penser l’écart entre les époques. Et donc la possibilité critique. C’est fait. Ce programme-là est derrière nous. Il nous reste le rêve, l’émotion, l’utopie ; il nous reste de parler à côté de la réalité, comme on marche à côté de ses pompes. Et de nous en faire gloire. Enfin, gloriole.

    Quels rêveurs, ces artistes.

     

    Je suis allé assister, l’autre jour, à une très belle et très simple conférence de Giorgio Agamben. Je ne suis pas arrivé assez tôt pour avoir une place dans la salle, aussi ai-je écouté sa diffusion depuis le jardin, en buvant du café et fumant des cigarettes. Je regardais les gens autour de moi, qui écoutaient sagement la conférence. Quelque chose m’a frappé. Il n’y avait presque pas d’hommes. Des femmes, pour la plupart entre 35 et 60 ans. Je me suis dit que c’était ma façon de voir le monde, peut-être. Dans le doute, j’ai compté. 41 femmes, 6 hommes. Un beau signe des temps. Le soir, un ami comédien me dit qu’il a joué devant un public en grande majorité féminin. Depuis, je regarde les terrasses des cafés, les passants place de l’Horloge. Des couples bien sûr, tout de même, la quarantaine, profilés CAMIF, et puis, en nombre, des grappes de femmes, dans les cinquante, sorties entre copines. Pas tellement de jeunes gens, trop cher. Ou alors, quelques jours, un déluge de minettes parisiennes hypokhâgnées avec leur drôle d’accent affecté.

    Le théâtre n’intéresse plus les hommes ? On peut trouver cela dommage. Et en même temps, quand je pense au théâtre de notre belle époque, à ce qu’il dit et comment il le dit, à sa dénonciation en boucle, je ne puis m’empêcher de trouver cela rassurant. Et après tout, peut-être que le théâtre intéresse toujours les hommes. Peut-être est-ce, simplement, qu’il n’y a plus vraiment de théâtre… L’ambiguïté, l’ambivalence disparaissent, cèdent la place au message. Les spectacles dénoncent. Ils savent. Ils savent où est le Bien (c’est eux). Et ils dénoncent. La dénonciation est décidément une belle chose. Et rassurante, avec ça. Qu’est-ce qu’on rigole. Cela me fait ressouvenir que la III° République, du fait de son étroitesse de légitimité, menacée tant par le socialisme révolutionnaire que par les camelots du roi, avait refusé de donner le droit de vote aux femmes parce qu’elle les pensait majoritairement, et en tout cas davantage que leurs époux, soumises aux curés, à l’Eglise catholique. A tort ou à raison, elle craignait que le vote des femmes mît en danger son existence même. De quoi parle la conférence d’Agamben ? Pour partie de la sécularisation de la théologie, du gouvernement des hommes calqué sur celui de Dieu ; de l’angélologie comme modèle bureaucratique, vocabulaire compris : ministère, mission, hiérarchie (ce qui signifie pouvoir sacré). Que faisait Dieu avant la Création et que fera-t-Il après le Jugement ? That is the question. Et, plus largement, Agamben parle du désœuvrement dans l’art, la fête, la société… La belle critique subtile d’Agamben vient elle-même prendre place dans ce dispositif religieux insu, avec ses fidèles à majorité féminine, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles… 

     

    Je vais essayer de parler de ce crime, finalement, en quoi consiste d’abandonner aux journalistes la critique ; corollairement, de la commune lâcheté de prétendus artistes.

    Dire publiquement ce qu’on pense, ou pire : décrire simplement ce que l’on voit, dans un petit milieu monté en réseau, où chacun peut et « doit » avoir besoin de chacun, revient presque inévitablement à « mettre en danger » sa position,  à se fermer des portes : risque qui paraît à présent inacceptable.

    Si l’artiste est, il l’est statutairement ; son boulot consiste à enfoncer des portes ouvertes et son dernier talent à maintenir l’illusion qu’elles étaient fermées…

    Alors silence.

    Dans ce mauvais silence pourri de paroles convenues, répétées à toute heure comme des fragments d’une liturgie bizarre ayant envahi l’espace social, tout s’indifférencie : tout vaut tout. Le plus beau, c’est que la plupart du temps, l’artiste y croit : il récite son catéchisme avec la ferme conviction d’émettre une pensée personnelle. Il s’adresse à des gens qui sont bien d’accord avec lui, au nom de la même pensée tout aussi personnelle. Cette communion est subversion, puisque tout le monde le dit.

    C’est la crise, d’ailleurs, mon bon monsieur. Ne prenons pas de risques. Evacuons la réalité avec sa représentation et vendons nos schmilblicks. Ce serait donc à la crise, paradoxalement, qu’il reviendrait d’évacuer la critique, laquelle n’est peut-être finalement que sa description. Quelle vacherie, la crise, et l’inflation, pensez donc…

    Alors que non. C’est la peur. Et sans doute y a-t-il des raisons d’avoir peur ; mais je n’en vois pas de ne pas passer au-delà.

    Je parle d’une critique réelle dans les œuvres. Mais la langue de Molière disparaît ; et avec elle, Molière. Logique. Programmatique.

    Restent les journalistes. Petits potentats qui, eux aussi, ne prennent au fond aucun risque et n’effraient finalement que les imbéciles. Sauf procès. Leur seul pouvoir de publicitaire du néant est de parler les derniers, de ne laisser personne leur répondre.

    Pourquoi laisser à ces gens-là le dernier mot, après tout ?

     

    Je suis au cloître des Carmes, on est le mardi 22 juillet, j’assiste à la représentation de La Mouette de Tchekhov, mise en scène par Claire Lasne Darcueil, le mistral balance des rafales à cent kilomètres heure, le public est transi de froid, les actrices tiennent leurs jupes pour qu’elles ne couvrent pas leurs visages, des bribes de textes partent ailleurs, Dieu sait où, un fauteuil roulant vide traverse la scène à belle allure, ma concentration se fait intermittente elle aussi, j’attends que cela finisse, le dernier acte est censé représenter un intérieur et tout y vole, sourires, les bougies sont soufflées net, j’attends que cela finisse, incapable d’apprécier pleinement le spectacle pourtant fort subtil, trop de vent, trop de froid. Le lendemain, sous la chaleur lourde, je lis sur le site de Libération le flingage du spectacle, paru la veille au matin et que j’avais refusé de lire avant de voir le spectacle, par l’illustre René Solis. – Solis est tout de même un écrivain, me dit sans plaisanter ma voisine de café, quarante-quatre ans, metteur en scène de son état (j’imagine). Solis, un écrivain ? Bien sûr, mais seulement si tout vaut tout. Si Marc Dorcel vaut Andreï Tarkovski, et Paul Préboist Orson Welles, alors oui, René Solis vaut James Joyce, par exemple, ou Balzac, ou n’importe qui. Ce monde est un puterie sans nom.

    N’empêche. René Solis en ses basses œuvres m’aide à comprendre le spectacle. Car, à l’exception de Richard Sammut, qui joue Trigorine, médiocre écrivain fascinant la jeunesse, l’illustrissime Solis n’a rien aimé, du décor aux costumes, en passant bien évidemment par les comédiens. Il a même vu, chez Arkadina, jouée par Anne Sée, de la vulgarité, ouh la la. Que raconte La Mouette, déjà ? Pour aller vite, les amours non payées de retour d’une floppée d’oisifs embourgeoisés, actrices et écrivains… jusqu’au suicide de ce pauvre avant-gardiste de Treplev. Au nom de quoi tous ces braves gens seraient-ils dispensés de toute vulgarité, quand ils en sont la manifestation la plus exemplaire et, pour ainsi dire, la plus normative ? Parce que c’est Tchekhov, voyons !… Mais Tchekhov, loin des clichés lenteur éthérée, samovar et robes blanches, peint la fin d’un monde, l’effondrement dans la vulgarité et la pusillanimité devant la vie de la classe bourgeoise, aristocratique russe. Alors oui, René Solis, m’a aidé à comprendre le spectacle, et le talent extraordinairement discret – qualité rare – de Claire Lasne, à côté duquel j’ai bien failli passer, je l’avoue. Car Claire Lasne, tout en travaillant à servir comme une partition le texte établi par André Markowicz et Françoise Morvan, a mis le public d’Avignon sur le plateau. Des acteurs, des auteurs, leurs admirateurs, toute la boboïsation culturelle avec ses familles éclatées et sans pères, le ridicule et la vulgarité pour étendards, se retrouvent sur la scène à étirer leur vacuité, jusqu’à ce que la mort ait contaminé tout désir. Et ce que Solis a vu sur la scène du cloître des Carmes, qu’il n’a pas reconnu et qu’il a trouvé exactement atroce, non sans raison, c’est lui-même. Et il s’est vomi lui-même en quelques lignes dans les colonnes de son canard. Petites solissures.

    Si c’est ça, le théâtre, il n’en faut plus jamais. On préfèrera Castellucci, génie muet.

    Il n’est pas seul dans ce cas, notre médiocre Trigorine de Solis. Le tâcheron de L’Humanité – un canard que personne ne lit plus, et pour cause, mais dont les articles culturels jouissent encore, dans le milieu, et sans aucune raison, d’un certain carat de prestige… ce que c’est que la nostalgie, tout de même – a dû se reconnaître aussi : il va jusqu’à reprocher aux comédiens de déplacer eux-mêmes des chaises ! Les acteurs ne devraient pas avoir de bras, surtout pour jouer Tchekhov, ne devraient pas être les ouvriers du théâtre. Cette « entreprise provinciale », comme le dit notre larbin laborieux, n’est sans doute pas assez parisienne, ne parle pas assez dans le vide ; et en effet, elle détruit le parisianisme, le montrant pour ce qu’il est : une boursouflure de néant, que conclut un suicide. Trop de réalité, pas assez d’éther. Privé de son shoot, le journaleux. Mais enfin, ne tirons pas sur le corbillard. Prenons plutôt pitié.     

     

     

     

     

      

     

     

  • Tragédies romaines, de William Shakespeare

    (Article initialement publié sur Ring.) 

     

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    – Tiens, si j’allais voir six heures de Shakespeare en néerlandais ? me suis-je dit au réveil. Et je n’avais guère envie, pour tout vous dire. J’ai donc fait les choses de la journée, essentiellement du café et du café et du café, pour arriver en retard au spectacle et, par un effet de mon éducation rétrograde sans doute, je n’y suis pas parvenu. Ce qui m’a navré. J’ai donc dû entrer dans la salle. Enfin, dans le gymnase.

    Je dois vous avouer encore que je n’étais pas en grande forme, d’une part parce que je m’étais couché à six heures et levé à dix heures du même matin, et d’autre part parce que ce Festival d’Avignon, que je trouve, au moins pour ce que j’en vois, exactement propre à désespérer n’importe quel brave type, ne m’avait rien présenté depuis l’Inferno de Castellucci qui m’ait paru mériter mes foudres ou mon éloge. A tel point qu’essayer d’écrire une chose sensée et censément intéressante pour un lecteur n’ayant pas assisté aux spectacles en question, devenait chaque jour plus difficile. Les bras m’en tombaient, donc, et lorsqu’ils me revenaient, c’était généralement en portant des bouteilles, lesquelles, consommées à dose homéopathique, peuvent éventuellement se révéler assez bonnes conseillères – mais je ne suis pas tellement versé dans l’homéopathie.

    C’est donc passablement abruti par ce cocktail avignonnais d’ennui, de découragement et d’alcool que je pénétrai, maussade, à 15 h 59, ce samedi 12 juillet de l’an de grâce 2008, dans le Gymnase Gérard Philipe, pour assister sans conviction à 5 h 45 de Tragédies romaines, c’est-à-dire Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, de William Shakespeare, mises en scène par le néerlandais Ivo van Hove, dont, ignare que je suis, je ne savais rien du tout, pléonasme.

    – Je crois que je vais rester vingt minutes…

    C’est ce que j’ai maugréé en voyant le décor immense, flambant neuf : un grand hall de centre des congrès, tout gris, avec ses canapés formant salons, son design international érigeant la neutralité la plus austère en esthétique du pouvoir, ses écrans et caméras partout, etc. Bob Dylan en fond sonore. Au dessus du décor, d’ailleurs, sur ce qui sera tout à l’heure un grand écran, était projeté cette phrase de Bob Dylan :

    God, I’m glad I’m not me.

    J’aime assez Bob Dylan, et cette phrase, à bien y réfléchir, est énorme, mais on n’est pas obligé de lui faire commenter Shakespeare.

    Puis le spectacle a commencé.

    Des hommes politiques contemporains, femmes incluses. Costars et coupes de cheveux. La mère de Coriolan, tyran occulte. Tout cela donc  dans la plus grande modernité, la plus grande « contemporanéité » même, dirais-je pour barbariser. Shakespeare en néerlandais au micro. Acteurs sur la vidéo. Mode de représentation : la République romaine dans nos formes actuelles de pouvoir et de représentation du pouvoir. United States of America. Oui, entre autres. ONU. EU. L’Occident. Breaking News. Images de guerre.

    Une voix off annonce que le changement de décor va durer cinq minutes, que les spectateurs peuvent se déplacer comme bon leur semble, même pendant la représentation, aller au plateau s’installer dans les salons du décor ou bien se connecter à internet, aller au bar qui se trouve en mezzanine et duquel le spectacle est visible, live ou retransmis, que le prochain changement de décor est dans trente minutes et que le seul lieu interdit à la circulation des spectateurs est celui qui, au centre du plateau, est séparé par deux vitres (c’est le lieu où les personnages qui ont à mourir, un à un, viendront mourir).

    C’est parti. Il y aura ce genre de pauses toutes les demi-heures environ. Le rapport scène-salle éclate un peu, mais il se reconfigure partout dans l’espace, il y a toujours un endroit où accéder au spectacle, bienvenue au XXI° siècle Mister Shakespeare.

    – Ça ne tiendra pas six heures.

    Je suis sceptique. Je vais boire un café, je sors fumer. Mais si ça tient. Six heures. Et sans problème. Avec tout le fatras électronique, le banc de montage, les musiques, les caméras, la diffusion de tout ça partout, en « temps réel », le surtitrage en français, très lisible, très efficace, les annonces écrites (« 30 minutes jusqu’à la mort de Coriolan »), l’avant-scène aménagée en scène centrale parce que la plus grande part du public est tout de même dans la salle. Coriolan l’inflexible guerrier ne veut pas parler au peuple, on le bannit, il revient avec les Volsques qu’il avait vaincus, sa terrible mère et sa femme en pleurs le supplient d’épargner Rome, il a pitié, et sa pitié fera prétexte à son assassinat. On complote puis assassine Jules César pour se préserver de la tyrannie, les querelles de succession se déploient, Brutus ou Marc-Antoine ? la démocratie fonctionne-t-elle mieux avec ou sans le peuple ? A chaque pause, je verrai le spectacle d’un autre endroit. – Ce n’est plus du théâtre ? – Au contraire, c’en est enfin.

    Car il y a l’ordre.

    Et cet ordre dit que toute cette technique moderne n’est pas là pour elle-même, mais est au service du spectacle, c’est-à-dire au service du rapport entre le public et les acteurs ; lesquels acteurs sont extraordinaires de bout en bout, qui servent le public en servant le texte de tout leur corps ; et ce textes du XVI° siècle nous racontent Rome, l’empire romain, dans nos habits d’aujourd’hui, et ils nous racontent le pouvoir des hommes sur les hommes et ne le juge pas ; et ces textes sont écrits par le plus grand génie qu’ait à ce jour connu l’humanité.

    Et il y a que les acteurs jouent des hommes et les actrices des femmes, et devoir écrire une si pauvre phrase dit assez, je crois, quel point de négation des évidences est aujourd’hui atteint, au moins en France. Certaines actrices jouent des rôles initialement destinés à des hommes, mais elles ne jouent pas les hommes, et nous voyons sur le plateau des femmes politiques tout à fait formidables. Et comme le texte, évidemment, ne parle pas de cela : du rapport des femmes au pouvoir par exemple, les gémellaires imbécilités du machisme et du féminisme nous sont également épargnées, cela repose. Changements le plus souvent éclairants. Marc-Antoine néglige sa part d’Empire à se vautrer au lit de Cléopâtre, provoquant ainsi, à Rome, l’ire d’Octave César, qui est joué par une femme. Le conflit se déploie, rivalité mimétique à vue. – Actors Studio ? – Actors Studio si l’on veut. Mais un théâtre enfin capable de prendre en charge le cinéma, et de l’incorporer. Les acteurs n’ont pas à porter et assumer la forme –  à faire des choses formelles –, ils ont à jouer et ils ne s’en privent pas ; ce qui n’a d’ailleurs pas lieu au préjudice de celle-ci, puissante, sensée.

    Ivo van Hove, le metteur en scène, a fait un plan de coupes cohérent dans les trois tragédies, supprimant les scènes de guerre, remplacées par une musique puissante et leur récit résumé écrit, et supprimant les scènes où parle le peuple. Tout le spectacle se concentre sur les politiques, et leurs discours, champ dans lequel interviennent leurs amis, conseillers, et leurs familles, leurs amours. « Les mots peuvent tuer en politique. Il faut s’en méfier mais ils sont aussi le meilleur moyen de porter un message, une espérance, un projet. Brutus et Coriolan sont de ce point de vue de grands rhétoriciens. Cela étant, Coriolan dit toujours sa vérité et ne masque rien, Brutus est plus dans la stratégie et doit parfois dissimuler. Marc-Antoine, lui, parle avec son cœur. Quand on voit les trois pièces ensemble, on a comme une encyclopédie des différentes formes de langage politique. C’est fascinant. » « On examine en détail le fonctionnement du système à partir des hommes qui le font fonctionner, on ne les juge pas. » Aussi étonnant que cela puisse être, c’est vrai. Le spectacle n’est aucunement à charge, aucun message, aucune idéologie ne le sous-tend : il dit notre monde, et c’est tout.

    Les six heures ont passé comme une flèche.

    Je suis sorti enthousiasmé, lavé de toutes les fatigues.

    Et maintenant, tout est fini.

    Le reste du théâtre semble fini ; et cela même en quoi l’on pouvait encore faire semblant d’espérer. L’impression est nette que le théâtre français, ses acteurs, ses metteurs en scène, ses auteurs dramatiques, ses politiques culturelles, est terminé, ou tout au moins intégralement vaqué ; et que rien d’important ne semble plus devoir se faire dans cette langue-là ; que la France, en somme, surtout en matière culturelle, en dépit qu’elle en ait et quoiqu’elle gesticule dans des formes désuètes, est derrière nous. On m’objectera, non sans raison, que les Pays-Bas et leur communauté linguistique n’ont pas une influence internationale énorme, mais là n’est pas le problème. La représentation de la réalité ne leur est pas interdite.

  • Ordet, de Kaj Munk

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    On peut regretter que le titre n’ait pas été traduit, référence au film de Dreyer « oblige ». Quant à Kaj Munk, l’auteur danois de la pièce ayant inspiré ce film, il semble avoir disparu derrière la notoriété du réalisateur.

    Kaj Munk était pasteur, poète et dramaturge ; Ordet veut dire « la Parole » et la pièce raconte un miracle, comment on parvient au miracle : la résurrection, et s’achève avec lui. La traduction, ou faut-il dire l’adaptation, est signée de l’écrivain Marie Darrieussecq et du metteur en scène Arthur Nauzyciel.

    Non seulement Ordet, donc, est une pièce de théâtre, mais elle traite par surcroît de ce qui le fonde, lui aussi : la Parole. Quoique Munk ne soit pas Kierkegaard, qu’il évoque, ni Dostoïevski, au Grand Inquisiteur duquel il emprunte au moins le motif de fond, il est un solide faiseur de théâtre, dans la construction impeccable comme dans la précision de chaque phrase. De la querelle des trois pasteurs en présence, qui font varier la théologie selon leurs intérêts, laquelle s’envenime en fin de course d’un médecin moderne, scientiste et athée, ne sourd guère que de la politique, j’entends par là : les enjeux de la domination du monde, et le miracle de la résurrection viendra par l’illuminé, reprochant aux hommes d’Eglise leur peu de foi, et  prétendant lui-même être Christ.

    « Oui, ce qui est extrêmement troublant, c’est que ce miracle arrive à la fin, qu’il est expédié en trois répliques. Et ça se termine par : « Pour nous la vie ne fait que commencer ». Mais avant, alors, c’était quoi, si la vie commence à la fin ? Et si la résurrection est la fin des temps ? Le théâtre est troublant dans son rapport entre le réel et l’illusion. Le miracle à la fin est effectivement un miracle, mais on est au théâtre, donc c’est le simulacre de miracle. A partir du moment où, au théâtre, les morts se relèvent toujours, c’est comme si la mort était une cérémonie, et l’expérience de la représentation une façon de conjurer la mort. Une célébration du vivant. » Ce sont les propos d’Arthur Nauzyciel, et s’ils sont au fond banals, il faut se demander quelle époque nous les fait paraître importants.

    Le pasteur Mikkel Borgen, paterfamilias de Borgengard, a trois enfants… (c’est le moment de réduire l’histoire en trois phrases et de critiquer la mise en scène, ce dont cette parenthèse me dispense), servie par des acteurs formidables, au premier chef… on regrettera seulement que les costumes et décors… monde paysan, archaïque… un temps séduit par le fascisme, Kaj Munk est mort en 1940, assassiné par la Gestapo… (C’est bien, le journalisme, c’est tranquille.)

    « Vouloir résolument faire d’Ordet une œuvre d’aujourd’hui aura juste servi à montrer à quel point la pièce pouvait être, aussi, et désuette [orthographe certifiée d’origine] et démodée » conclut Fabienne Pascaud, qui, pour la plus grande tranquillité des lecteurs de Télérama, n’a jamais rien compris.

    On peut bien sûr reprocher au spectacle son décor (les murs du cloître des Carmes auraient suffi) et ses costumes, peut-être même parfois sa lenteur, quoique j’aie trouvé juste la part du silence dans ce travail sur la Parole, peut-être même sa longueur à finir, gloser jusqu’à plus soif (et il fait chaud) sur les mérites de la traduction-adaptation de Marie Darrieussecq. On peut. Mais je crois surtout que l’on reprochera à ce spectacle ce en quoi son audace même consiste, de nous mettre face à tout ce dont nous ne voulons plus.

    Et même l’ennui, dont il y a plusieurs espèces, n’est pas désagréable.

    Ce sera tout.

     

     

    Mise en scène : Arthur Nauzyciel. Traduction et adaptation : Marie Darrieussecq et Arthur Nauzyciel. Avec Pierre Baux, Xavier Gallais, Benoît Giros, Pascal Greggory, Frédéric Pierrot, Laure Roldan de Montaud, Marc Toupence, Christine Vézinet, Catherine Vuillez, Jean-Marie Winling. Décor : Éric Vigner assisté de Jérémie Duchier. Chant : Ensemble Organum Mathilde Daudy, Antoine Sicot, Marcel Pérès. Musique : Marcel Pérès. Journal de répétition : Denis Lachaud. Photographie de plateau : Frédéric Nauzyciel. Conseiller littéraire : Vincent Rafis. Costumes et mobilier : José Lévy. Son : Xavier Jacquot. Lumières : Joël Hourbeigt.  Travail chorégraphique : Damien Jalet.

    Production déléguée : Centre dramatique national Orléans-Loiret-Centre avec la participation artistique du Jeune Théâtre National. Le décor a été construit par les ateliers de la Maison de la Culture de Bourges.

    Coproduction : Centre dramatique national Orléans-Loiret-Centre, Festival d’Avignon, CDDB-Théâtre de Lorient – Centre dramatique national, Maison de la Culture de Bourges, Compagnie 41751. Avec le soutien de la Région Centre, du Nouveau théâtre de Montreuil – Centre dramatique national et de la Scène nationale d'Orléans.

    Le Festival d’Avignon reçoit le soutien de l’Adami pour la production.

  • Culture Pride

    Le Festival Off a commencé, hier.

    Avec ses 1000 et quelques spectacles.

    Mais la plus symbolique de ses manifestations, la plus « parlante », je veux dire : la plus bruyante, pour la deuxième année consécutive a eu lieu avant-hier, et, misérable que je suis, je l’ai ratée.

    La Grande Parade du Off.

    La Culture Pride.

    La Dé-Culture Pride.

    Comme vous voulez.

    Puisque, dans le monde auquel nous nous rendons gaiment, comme dans le 1984 d’Orwell, une chose peut être définie par son contraire.

    Principe actif de néantisation.

    J’y reviendrai.