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Theatrum Mundi - Page 128

  • Magie du créateur

    Après le taï-chi du matin, le grand créateur R. met son costume rose sur mesure et va manger pour 1000 euros, seul, dans les jardins d’un grand restaurant réputé. Il se concentre ainsi, songe à sa performance improvisée du soir, trouve qu’il a encore faim, remange pour 1000 euros. A six heures, les caméras débarquent, puis son spectateur symbolique, un professionnel lui aussi.

    Il est enfin l’heure de performer, le spectateur tend son assiette, R., fidèle à sa réputation, y vomit copieusement, mais proprement – sans déborder –, regarde son spectateur heureux manger le visage dans l’assiette – ses mains sont entravées ; puis il touche son enveloppe du Ministère (100.000 euros), remet en ordre son nœud papillon et s’en va tandis qu’on interviewe un spectateur ravi :

    – C’est une performance dans lequel le spectateur est très actif, très créatif.

    Commentaire du journaliste : – Voilà comment on fait encore rêver les masses, en 2008. Nouvelle distribution d’enveloppes par le croque-mort du Ministère. La suite au Louvre, à Versailles, à Avignon… Rois et Papes, quoi, merde.

    Pendant ce temps, le contribuable regarde Docteur House.

  • Michel-Ange remix par Europack

    Loft parisien transformé en studio, murs blancs. Une boîte de conserve sans étiquette sur un piédestal blanc.

    – Dites, ça vous emmerde pas, si on vous paie au black ? demande le producteur.

    – Bah non, dit Gilbert, un grand Africain sans-papiers.

    – Alors, c’est réglé.

    Cocaïné de frais, Kevin Martin manifeste d’une flatulence syncopée son impatience.

    – Qu’est-ce qu’il faut faire ? demande Gilbert, qui s’écorcherait vif s’il le fallait.

    – Te pose pas de questions, mec. C’est compliqué. Tends à mort ta main vers cette boîte de conserve de merde que tu ne dois jamais toucher.

    – Mais pourquoi ?

    – Parce que c’est Dieu.

    Gilbert a un imperceptible mouvement de recul de la main.

    – Putain ! Tends plus tes doigts ! Il est con, en plus… Cette boîte de conserve, tu la veux ! Tu la veux et tu ne peux pas l’atteindre ! C’est Dieu, je te dis… Qu’il est con. Mais tends-les donc tes doigts, enculé ! Ouais, ouais, je veux voir tes veines gonfler comme une bite !

    – Je crois qu’on l’a, là, dit le producteur.

    – Ouais, on l’a, Alban. Putain, on l’a ! Je suis le nouveau Michel-Ange ! Putain de merde. Tu te rends compte ?

    Kevin Martin danse. Sonnerie de téléphone. Alban répond, raccroche :

    – Le journaliste arrive dans cinq minutes. Alain Potent, de l’e-Monde. Mais là, il pige pour Libé. Comment c’est ton nom ?

    – Gilbert.

    – Ta gueule, ce sera Youssouf, tranche l’artiste. On va te la défendre ta cause, tu vas voir. Allez, dégage, maintenant.

    – Et pour me payer ?

    – Putain, démerde-toi, prends la boîte de conserve. Allez, casse-toi.

    – Excuse-le, intervient Alban, il n’est pas diplomate. Tiens, voilà dix euros, en plus de la boîte hein. Et merci, hein, merci.

    Gilbert sort, entre Alain Potent. L’interview commence.

     

    Extraits de l’enregistrement :

    « – On a beaucoup dialogué, avec Youssouf, dit Kevin. Je voulais que ce soit un homme de couleur, un black hein, mais pas seulement pour les contrastes photo. Un homme avec une foi, aussi. Un rapport à Dieu. Ça doit se sentir dans la main, dans le gonflement des veines, que cet homme a besoin de Dieu. C’est ce qui nous manque, maintenant, à nous ici. Une foi. Et je crois que, dans une certaine mesure, c’est ce que l’islam apporte de positif à l’Occident. La laïcité permet très bien ça et c’est bien. »

    « – Evidemment, il y a le rapport à la nourriture aussi, à la faim dans le monde. On n’est jamais assez sensibilisé à ça. Il faut que le spectateur se sente coupable. Puisqu’il l’est. Et puis Youssouf est sans-papiers. Il vit dans des conditions effroyables, avec sa famille. Nous soutenons d’ailleurs sa régularisation… »

    « Ouais, le film sera diffusé tous les soirs à la télé. Des photogrammes seront présentés à Beaubourg. Mais le film, lui, tous les soirs. C’est important, que les gens voient ça. On me demande souvent si je n’ai pas honte de faire des pubs pour des produits de l’agro-industrie. En plus, c’est du bio. Mais non. Tant que je peux faire passer mes messages, tant qu’on va dans le bon sens… En plus, ils paient vachement bien chez Europack et nous, une fois les frais dégagés, ça nous permet d’aider un peu Youssouf, alors… »

    Conclusion d’Alain Potent :

    « – Non, les gars, c’est vachement bien, ce que vous faites… Vraiment… »

  • Bienpensance et "pédagogie" versus espérance

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    En causant avec elle, Winston se rendit compte à quel point il était facile de présenter l’apparence de l’orthodoxie sans avoir la moindre notion de ce que signifiait l’orthodoxie. Dans un sens, c’est sur les gens incapables de la comprendre que la vision du monde qu’avait le Parti s’imposait avec le plus de succès. On pouvait leur faire accepter les violations les plus flagrantes de la réalité parce qu’ils ne saisissaient jamais entièrement l’énormité de ce qui leur était demandé et n’étaient pas suffisamment intéressés par les événements publics pour remarquer ce qui se passait. Par manque de compréhension, ils restaient sains. Ils avalaient simplement tout, et ce qu’ils avalaient ne leur faisait aucun mal, car cela ne laissait en eux aucun résidu, exactement comme un grain de blé, qui passe dans le corps d’un oiseau sans être digéré.

     

    Orwell, 1984

  • Nihilisme actif

    Big Brother, comme opération sur la langue, est aujourd’hui disséminé partout.

    (Orwell se serait beaucoup trompé… Il se trouve même de bonnes âmes pour le lui reprocher.)

     

    Les trois slogans officiels de Big Brother se présentent avant tout comme des définitions.

    La guerre c’est la paix.

    La liberté c’est l’esclavage.

    L’ignorance c’est la force.

    Big Brother a très bien pensé l’ordre de ses slogans.

    Les deux premiers obéissent à la même « logique ».

    Une chose est définie par son contraire.

    Si la guerre est la paix, alors la paix est la guerre, et il n’y a donc plus ni guerre ni paix. Si la liberté est l’esclavage, alors l’esclavage est la liberté, et il n’y a plus ni esclavage ni liberté.

    Mais surtout, les mots n’ont plus de sens. Leur sens est suspendu. La définition s’annule elle-même au fond, ne conserve que sa forme. C’est un principe actif de néantisation.

    On peut alors amener le troisième slogan-« définition ».

    L’ignorance c’est la force.

     

    Il n’y a de toute façon que ce que Big Brother dit qu’il y a.

     

     

     

     

    (Lire aussi :

    Bref passage de Thomas Jefferson.)