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Ezra Pound éducateur et père, de Mary de Rachewiltz

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« N’aie dans ta maison que ce que tu estimes à la fois utile et beau. » William Morris. Précieux dicton, dit Mary de Rachewiltz, et vraie raison de se procurer son livre.

 

Au titre Ezra Pound éducateur et père, je préfère le sous-titre : Discrétions qui fut le titre de la première édition (1971). La suite, j’espère, fera entendre pourquoi. 

J’ai acheté ce livre, le livre de sa fille, pour apprendre des choses sur Ezra Pound, et lire mieux ses Cantos, passionnants, difficiles, « de haute condensité », si je puis dire (Dichten = condensare).

Et certes j’ai appris foule de choses sur Pound, reçu à son œuvre maintes clés.

Mais le beau livre de Mary de Rachewiltz est beaucoup utile que cela.

 

« Il ne se considérait pas non plus comme un poète, il disait : Schriftsteller, et parlait de Bücher schreiben, immer studieren, immer schreiben – écrire des livres, toujours étudier, toujours écrire. Non, pas des romans. Pas des histoires pour les journaux. Geschichte, Politik, Ökonomie. Histoire, politique, économie. »

Il nemico è l’ignoranza.  

 

Née en 1925, Mary de Rachewiltz est la fille de Pound et de la violoniste Olga Rudge. Elle est élevée par un couple de paysans à Gais, dans le Tyrol italien où l’on parle allemand et résiste à parler italien, ne voit dans ses jeunes années que peu ses père et mère. Elle a, si je puis dire, deux fois deux parents. Choc des langues, des milieux et cultures, des arts de vivre. Un peu plus grande, Pound prend en charge son éducation, l’envoie dans un pensionnat catholique très bien famé. Ora et labora. En quelques années, elle y apprend l’italien, le français, l’anglais, le latin, le grec. Puis ce sera la guerre.

« L’éducation ne sert à rien si l’on n’a pas acquis deux choses : rester tranquille, pas de bavardage inutile, ne pas parler aux inconnus ; ou bien dire des choses intéressantes, intéressantes pour tout le monde, pas personnelles. Mais quand tu parles avec ta mère, parle avec précision et ne dépense jamais ce que tu n’as pas. Etc., etc. » 

Le livre ne dit pas seulement quelle fut l’éducation donnée par Pound, mais les deux éducations que Mary de Rachewiltz reçut : celle de la simplicité laborieuse des paysans du Tyrol l’élevant, celle de la haute culture européenne de ses parents.

Ce livre est celui de la fidélité à ces deux cultures.

Et le lecteur de 2017 peut constater qu’elles ont toutes deux presque intégralement disparu. En tout cas dans cette ombre de pays où il vit. (L’une est celle, mutatis mutandis, d’où je viens et dont mes parents se sont arrachés, l’autre celle à laquelle j’étais destiné et dont on a sciemment saboté les passerelles d’accès.) Peut-être désormais, pour les rencontrer, faut-il aller vers l’Est…

 

« Time is the evil. Evil. 

… Geryon twin with usura »

Le premier vers vient du Canto XXX, le second du LI. Le collage est de Mary de Rachewiltz, par ailleurs traductrice en italien des Cantos. Et souventefois dans son livre on trouvera ces raccourcis fulgurants, donnant des clés de lecture de l’œuvre paternelle, ou offrant au lecteur une compréhension concrète – lieux, personnes, etc., car Pound a encodé aussi son histoire personnelle – de vers qui autrement fussent demeurés obscurs.

« Le temps est le mal. Le mal.

… Geryon frère jumeau d’usura »

 

 L’argent, la folie de l’argent, son manque parfois cruel, la critique de son règne temporel, traverse l’œuvre de part en part ; partant, ne sera pas pour rien, paradoxalement, dans les malheurs du poète à la fin de la guerre, encagé en plein air à Pise, puis interné douze ans à St. Elisabeths Hospital (Disctrict of Columbia).

La critique d’une Amérique, qu’il cherchera à toute force d’empêcher d’entrer en guerre, sans doute continuée trop longtemps à la radio italienne – car Pound avait été sensible aux théories économiques, plus que politiques, du régime fasciste –, même après que son retour aux USA aura été empêché par l’hospitalisation longue de son père venu vivre en Italie, lui aura donc valu son lot d’infamies…

« On revenait toujours à la même question : Pourquoi des guerres ? Et la réponse de Babbo [Pound] semblait la seule sensée : à cause d’un système économique en vertu duquel un groupe de financiers avides de pouvoir influençaient les guerres dans le sens de leur propre intérêt. »

 

« Nowhere so well deposited, as in the pants of the people,

Welth ain’t

C’est dans les poches de pantalon des gens

Que l’argent est le mieux placé »

Canto XXXVII, cité dans le présent ouvrage. Dans les deux cultures, tant réduites à chagrin depuis par le règne éviscérant de la consommation infinie, dont Mary de Rachewiltz est l’héritière, entente parfaite sur ce point-là.

 

A Gais, dans la confusion de l’époque, Mary, vingt ans en 45, de retour chez ses parents du Tyrol :

« Travailler aux champs à leur rythme impliquait aussi une participation totale à la vie du village, y compris aller à l’église, danser et se conformer aux us et coutumes locaux. »

Et bientôt, toujours à Gais, dans sa petite maison – Schoutna, dans l’ombre – sous le château de Neuhaus, dans l’ombre de l’Histoire et de l’art (discrétion, donc).

« Je savais cultiver des légumes, du blé et des pommes de terre, traire une vache, faucher l’herbe, faire les foins. J’avais élevé une brebis, dont j’avais tiré un bénéfice, et entretenu des abeilles. Mon seul capital consistait dans les dix mille lires que m’avait données à Milan le Dr E., mais j’étais certaine que Tatte ou l’un des frères de Mamme voudrait bien me prêter une vache. Mon existence semblait dépendre d’une vache. »

Il nemico è l’ignoranza.

Or, c’est fidèle à ses cultures, en elle unies, que Mary de Rachewiltz, à présent mariée et mère, attend dans son cher Tyrol, en son château de Brunnenburg presque trouvé sous le sabot d’un cheval dans les désordres de l’immédiat après-guerre, le retour de son père, sa libération – à laquelle elle travaille, activant les réseaux d’écrivains, rendant visite à T. S. Eliot, visitant son père à St. Elisabeth…

 

Pour finir – peut-être – par un éclat de rire, je ne résiste pas à citer ici cette manière peu rilkéenne de conseiller un jeune poète :

« Parfois, Izzo amenait quelque jeune homme timide qui s’intéressait à la poésie. Babbo testait immédiatement le nouveau venu en sortant de sa poche un billet de dix lires, et en lui disant de l’observer attentivement, de lire les fines inscriptions qui y figuraient. Que signifiaient-elles, que disaient-elles, que savait-il de la nature de l’argent ? Rien. S’il ne comprenait pas la nature de l’argent, il ne pouvait pas comprendre la bonne poésie ni en écrire. Suivait une liste de choses à faire. Le jeune homme revenait rarement. »

 

Mary de Rachewiltz, Ezra Poud éducateur et père, traduit de l’anglais par Claire Vajou, édité chez Pierre-Guillaume de Roux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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