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Theatrum Mundi - Page 134

  • Défendre Jan Fabre

     

    Critiquer Jan Fabre ne présente que très peu d’intérêt. Critiquer l’éloge qu’on fait de lui m’a semblé plus pertinent. Aussi ai-je pris l’initiative de recopier ici le texte de présentation de cet « artiste » qu’on peut lire ici sur le site du Festival d’Avignon, ce sommet culturel. Le texte qui suit est signé Irène Filiberti, qui est critique de danse, je crois ; les notes, assez copieuses, entre parenthèses sont de moi.

     

     

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    Dans un autoportrait, sculpture réalisée dans le cadre de son œuvre plastique (la sculpture est réalisée dans un cadre ? comment une sculpture ne serait-elle pas une œuvre plastique ?), Jan Fabre, artiste anversois (pas belge, hein, anversois : évacuation de la nationalité, encombrante sans doute), né rebelle (il n’y est donc pour rien, le pauvre) en 1958 (cinquante ans de rébellion au compteur, à ce jour), est assis devant une table (ça alors). Il a le corps entièrement couvert d’une étrange fourrure (j’imagine que c’est à ça qu’on le reconnaît ; veuillez noter que son corps aurait pu être recouvert d’une fourrure qui ne soit pas étrange : Jan Fabre ne serait-il pas un animal ?). L’impressionnante quantité de clous dorés, minutieusement plantés les uns à côté des autres (il y a de la main d’œuvre, quand même), la pointe (la fourrure, donc) vers l’extérieur (vous avez déjà vu une fourrure pointée vers l’intérieur ?), produit un effet de pelage doux, chatoyant, hérissé, piquant (c’est presque conformiste, cette dernière épithète ; des clous pourraient piquer ? Navrant.). Cette énigmatique (de quelle énigme parle-t-on ?) carapace (donc une fourrure de clous est une carapace) forgée d’ambivalence (plantez des clous les uns à côté des autres, et vous aurez une fourrure qui est aussi une carapace, le tout ayant nécessité un travail de forgeron, sachant qu’un forgeron est un artisan qui travaille, non pas le fer comme on avait cru jusqu’ici, mais l’ambivalence) est à la fois signe et médium d’une démarche singulière qui se déploie depuis les années soixante-dix (tout cela va loin. Explications : La carapace est le signe d’une démarche. Elle en est aussi le « medium », c’est-à-dire : le moyen. Une démarche qui, voyez-vous, se déploie. Donc la carapace aussi. On comprend que la démarche soit singulière. La carapace est donc à la fois la représentation des jambes de l’artiste, et les jambes réelles de l’artiste. Et cela dure depuis les années soixante-dix. Faut-il lire entre les lignes que Jan Fabre souffre d’un handicap moteur ? Qu’il est l’homme-tortue à carapace-fourrure de clous ? Que les 4 Fantastiques étaient 5 ?)

    L’image et le corps sont la clef de voûte  des recherches artistiques (n’importe quel architecte vous le confirmera : rien n’est plus simple, avec une image et un corps, que de constituer une clef de voûte de recherches artistiques) de Jan Fabre. Plasticien, il en (mais de quoi ? Ce mot n’est-il pas de trop ?) traverse l’histoire et ses représentations (si un plasticien et un seul traverse l’histoire et ses représentations, il faut implicitement que l’histoire lui soit contemporaine, voire même, si l’on suit l’hypothèse mégalomaniaque, qu’elle commence avec lui ; à moins qu’il ne faille conserve le « en » et lire que le plasticien Jan Fabre traverse, de ses recherches artistiques, l’histoire et ses représentations…) au fil d’une œuvre foisonnante et protéiforme (mentions obligatoires) : dessins (sans blague ?), monochromes au bic bleu (moi aussi, au primaire, j’en faisais dans les marges de mes cahiers), sculptures composées d’insectes ou de matières animales (là, je me faisais engueuler par ma mère, qui n’a décidément rien compris à l’art), performances (tiens, un sportif). Dans l’une d’entre elles (« elles » doit se rapporter à « performances », j’imagine), créée en 1976, il écrit avec son propre sang : “mon corps, mon sang, mon paysage” (quelle audace, quand même ; quel écrivain ; et quelle pensée !). Plus récemment, en duo avec Marina Abramovic (connais pas, cause pas), tous deux vêtus d’armures inspirées d’insectes (notez la formule : « armures inspirées d’insectes ») mâle et femelle, enfermés dans un cube transparent (on peut regretter que le cube soit transparent, non ?) se livrent durant plusieurs heures à une série d’actions où rituels et épuisement (l’épuisement est une action, donc, et non la conséquence d’une action) stigmatisent les préoccupations du body art (waou ! rituels et épuisement stigmatisent des préoccupations ! Quant à savoir quelles sont les préoccupations du body art, ou comment, concrètement, on stigmatise des préoccupations, vous repasserez) à travers un culte imaginaire sur le thème du sacrifice et du pardon (la réponse est là, suis-je bête : on stigmatise des préoccupations à travers un culte – comment passe-t-on à travers un culte ? – , sachant qu’un culte porte toujours sur un thème, comme les soirées télé d’Arte ; quant au sacrifice et au pardon… pas moyen de voir le rapport avec les insectes, mais je suis sans doute bouché) que ces deux “vierges-guerriers” (est-ce que ça veut dire que les deux insectes Fabre et Abramovic ne baisent pas, mais s’affrontent, dans leur boîte transparente pour spectateur entomologiste ?) explorent (parce qu’un culte, voyez-vous, ça s’explore) au fil de la performance (la performance, en somme, se réalise au fil de la performance).

    Au théâtre, qu’il investit avec éclat (ça veut dire quoi ? qu’il gagne du pognon ? qu’on parle de lui dans les journaux?) au début des années quatre-vingt, ses investigations (ses investigations sont-elles distinctes de ses investissements ?) en tant qu’ (« d’ » serait moins laid qu’ « en tant qu’ ») auteur et metteur en scène sont autant (pourquoi « autant » ; retirez-le, la phrase sera française) de flamboyantes provocations (bref, s’il investit avec éclat, il « investigue » en flamboyant provocateur. En flambeur, quoi). Mais là encore (?), il reste le peintre (il n’a pas été question de peinture auparavant) d’une fascinante iconographie ciselée au scalpel (ciselé vient de ciseau, pas de scalpel, sans compter qu’on ne peint pas avec un scalpel, on scalpe), qui rappelle souvent les primitifs flamands (ah oui ? mais en quoi ? Il faut donc bien comprendre ceci : les primitifs flamands peignaient avec des scalpels ciselant des iconographies fascinantes ; en quoi ils imitaient Jan Fabre sans le savoir).

    À l’instar de son homonyme avignonnais, Jean-Henri Fabre, dont il dit être l’héritier (on peut donc hériter – unilatéralement – de ses homonymes ? Intéressant…), l’artiste est aussi entomologiste à ses heures (aux heures de qui d’autre, sinon ? Pourquoi préciser ?). Ses observations le portent à disséquer les comportements humains comme on étudie le monde des insectes (cette phrase est un chef d’œuvre. Expliquez-moi concrètement comment on dissèque un comportement. Qu’on l’observe, je veux bien ; mais la dissection n’est ici rien d’autre, me semble-t-il, que la métaphore de l’observation. Le début de la phrase voudrait alors simplement dire que « ses observations le portent à observer les comportements… », ce qui n’a guère de sens. Fort harmonieusement, la suite n’en a pas davantage : les insectes ont un monde, tandis que les hommes n’ont que des comportements (et non l’inverse) ; comment davantage faire l’impasse sur la parole ?). Maniant sans crainte l’obscénité et le sublime (je ne vois pas le rapport avec l’entomologie), Jan Fabre combat avec l’art, contre les conventions (l’art étant avant tout convention, on peut déduire que Fabre combat avec l’art contre l’art : c’est, si j’ose dire, un artiste à somme nulle. Un zéro, quoi.). Parfois proche du carnaval ou des mystères du Moyen-Âge, son théâtre (ah, on parle de théâtre…) est une vigoureuse entreprise de libération (de libération de quoi, au juste ? et quel rapport avec les mystères médiévaux ?) où le corps et l’acteur (tiens, ils sont séparés) mènent la danse (monsieur est chorégraphe) tandis que la scène (tiens, la scène n’est pas située dans le même espace que le corps et l’acteur, séparés eux aussi, qui mènent la danse) est un champ de bataille où se côtoient différents éléments duels (notez que les élément duels se côtoient, et ne s’affrontent pas : ce qui contredit l’idée de champ de bataille). Ordre et chaos, règle et transgression, séduction et dérision, immobilité et mouvement, mondes nocturnes et diurnes (le jour et la nuit, quoi. Que d’inventions ! Quelle avant-garde !).

    Dès 1982, avec C’est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir puis Le Pouvoir des folies théâtrales (1984), à l’écart de tout effet de distanciation (« à l’écart », et non pas « sans », implique qu’il y a bien un effet de distanciation quelque part, mais que l’artiste s’en tient, justement, à distance : en somme il distancie la distanciation : Fabre, c’est Brecht au carré), il met en scène cet univers singulier (?), saturé d’intensité (ça veut dire qu’on ne comprend rien, je crois,), en constante résonance charnelle (ça ne veut rien dire : résonance charnelle). Désir, violence, cris, pleurs, érotisme, (toujours pas de parole) cette dramaturgie de la démesure se développe de pièce en pièce (il a un grand appartement, Jan Fabre) cherchant à déjouer, voire pulvériser les normes afin de mettre à jour les désastres (pourquoi ? ils ne sont pas à jour les désastres ? ils sont en retard ? Ou vouliez-vous dire « mettre au jour » ? D’un autre côté, il se peut que le désastre ne consiste en rien d’autre que dans la pulvérisation des normes. C’est donc le théâtre de Fabre qui est un désastre), les effrois de la condition humaine (l’effroi est muet, comme on sait : toujours pas de parole). Dans As long as the world needs a warrior’s soul, pièce consacrée aux poètes des révolutions, Jan Fabre revisite les utopies (ça a l’air d’aller de soi, mais ça ne veut rien dire : quand les avait-il visitées la première fois, ces utopies ? Est-ce que ça se visite comme le Louvre, une utopie ?). Dans Parrots and Guinea Pigs, spectacle conçu comme un laboratoire des sens (ça ne veut rien dire non plus, laboratoire des sens), le metteur en scène qui voue au scarabée un véritable culte (il est débile léger, Jan Fabre ? ou bien il a le compteur bloqué sur les Beatles ?), développe un délirant  bestiaire (comment développe-t-on un bestiaire, même délirant ?) où le jeu entre hommes et animaux traite de ce que l’humain a perdu sous l’influence des sciences et des nouvelles technologies (il a perdu quoi, au juste ?), (de) ce que peut-être l’animal sait encore de l’organique (l’humain perd, mais l’animal sait, ouf, nous sommes sauvés, vite, donnons des droits aux animaux).

    Aujourd’hui, toujours privilégiant cette plastique de la saturation (de quoi ?), du dérèglement (de quoi ? Et qu’est-ce que c’est, une plastique de la saturation et du dérèglement ?), qui fait la marque (déposée ?) de ses spectacles (notez que la plastique fait la marque), Jan Fabre a gardé intacts son humour (tant mieux pour lui) et la fièvre de ses visions (ce sont ses visions qui ont la fièvre, pas lui). Il se dit heureux (on est content pour lui) d’avoir créé un monde palpitant (pas du tout complaisant, ça…) qui abrite (c’est la fonction du monde, d’abriter ?) ces “guerriers de la beauté” (ça claque !) que sont les interprètes (moi aussi, je rêve d’un monde qui palpite en abritant des guerriers qui sont encore autre chose), pour lesquels il écrit aussi des monologues de théâtre et des solos de danse (et des images, il en écrit aussi, avec son scalpel ? Mais pas de recettes de cuisine, non ?).

    En témoigne Elle était et elle est, même, pièce créée pour son actrice fétiche et muse Els Deceukelier (virgule) dont le titre se réfère à la machine de La mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp (cent ans d’avant-garde pour Marcel !).

    La beauté sauvage de la démarche (fourrure de clous et carapace en guise de jambes, souvenez-vous) de l’artiste flamand (toujours pas belge, donc) reste proche des jeux de l’enfance (de la toute petite enfance, pipi, caca, aga, aga), dans un espace particulier (un parc pour bébé ?) où le rêve et le geste de la création (dans l’ »espace particulier », donc) ont conservé quelque chose (on ne peut sans doute pas être plus précis) de l’esprit de la Renaissance (de la Rechute, comme disait Chesterton. Cette phrase ne veut rien dire : La beauté de la démarche de J. F. reste proche des jeux de l’enfance dans un espace où rêve et geste gardent un truc de l’esprit de la Renaissance. Aucun sens). L’idée d’un homme qui, à travers différents langages, poésie, peinture, danse, théâtre (ce sont des arts, pas des langages ; les gens qui ne veulent plus de la langue voient des langages partout), “cherche et trouve l’univers dans la simple exploration de sa propre singularité” (il lit dans ses propres entrailles ? il dissèque son caca ? On dirait le Devin, dans Astérix. Un charlatan, quoi. D’autant que, si je lis bien la phrase, Jan Fabre n’est pas un homme, il est l’idée d’un homme. Une manière d’essence supérieure, quoi). Ainsi les pièces de Jan Fabre sont-elles empreintes, au-delà de l’excès (il y a quoi, au-delà de l’excès ? la mort ?), d’une profonde tendresse envers l’humain (non mais, quel coquin, ce Jan Fabre).

     

     

     

    Conclusion : Il est possible de défendre Jan Fabre : en disant n’importe quoi.




     

  • Se convertir mieux pour gagner du temps plus

     

     

    Alain Potent, journaliste à l’e-Monde, était là, dans un coin, et il avait dû poser une question, puisque Mickey Grenelle y répondait ainsi :

    262089676.jpg– Mais non, M’sieur Potent, qu’on aura pas d’armée en vrai. D’abord, parce que c’est mal. Et ensuite, d’abord parce qu’on peut pas. J’ m’explique. Si qu’on donnerait un budget à la Défense, tous les autres et même les copains, ils vont gueuler au fascisme et qu’ils auront bien raison. Si qu’on fait une armée avec l’Europe, tout le monde va trouver ça formidable vu que ce n’est pas possible de s’entendre à 27 plus les Turcs. Donc il reste l’OTAN et ça c’est de l’Atlantisme donc c’est mal parce que même la gauche maintenant elle cite le général de Gaulle. Donc on n’a qu’à rien faire, vu que c’est la paix, et je le rappelle, vu qu’on est un club de vacances, les plages, les gonzesses à poil et tout, je le rappelle et même, hein, je montre l’exemple avec ma Dolorès Blondie que je l’ai rencontrée grâce à meetic.gouv.fr. Ce que je veux, c’est qu’on va réussir que le Bronzeculand France devient une sorte de Dubaï de l’Europe, avec des tas de jeux partout, plein de paint ball partout, et une population locale tant pis si elle ferme sa gueule…

    1046658833.jpgCe n’était pas très clair, donc.

    D’autant qu’il y avait aussi Kouchner qui lui soufflait des trucs que le Président balayait certes d’un revers de la main, mais qui avaient tout de même l’air de le déconcentrer pas mal. « Les amis de nos amis sont ennemis. Les ennemis de nos amis sont nos amis. » Des aphorismes dans ce goût-là, qui imprimaient sur la trogne du bon docteur K. cet air de fierté, sinon d’orgueil, de l’homme qui jouit de pervertir le plus élémentaire bon sens.

    Puis Mickey Grenelle s’est brutalement tourné vers moi et m’a dit :

    – Qu’est-ce que tu vas foutre, maintenant que tu n’as plus de boulot, pauv’ con ?

    Je l’ai regardé, un peu ahuri.

    Puis des paroles sont sorties de ma bouche, auxquelles je ne pouvais rien :

    – Eh bien, euh… je vais me convertir à l’islam, je crois.

    Grenelle a eu l’air positivement impressionné par ma réponse.

    Il s’est approché de moi pour me dire quelque chose en secret ou pour me rouler une pelle, je ne sais trop, et je me suis réveillé en sursaut, trempé de sueur, puis j’ai gueulé des insultes qu’il serait inconvenant de reproduire ici.

    Je me suis levé, j’ai allumé une cigarette en attendant que le café passe.

    Il était six heures du matin et j’avais effectivement dormi mes quatre heures réglementaires.

    Cette phrase puissante m’échappait régulièrement des lèvres :

    – C’est la merde, putain, c’est la merde.

    J’ai toujours été déprimé. Depuis tout petit. Sans raison.

    Mais là, tout de même, je sentais poindre sous ces phrases rituelles rien moins qu’une victoire.

    Le fond de calva dans le café m’a aidé à retrouver mes esprits.

    La fête des mères.

    – C’est la merde, putain, c’est la merde. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir offrir à ma mère ?

    Et là, croyez-moi ou pas, j’ai pensé à une burka.

    Oui, je sais, c’est étrange.

    Mais c’est comme ça que je me suis souvenu de la soirée d’hier.

    Il s’est passé quelque chose, hier. Tout en travaillant sur cette indocile machine informatique, je suis tombé amoureux d’Houria Bouteldja. J’y suis enfin arrivé. Il faut dire qu’elle est assez jolie, tout de même. Oh, bien sûr, c’est arrivé en regardant la télévision, pas en vrai. Le service public, sans doute. J’avais bu un peu, et comme souvent quand je travaille, j’avais coupé le son de ce bruyant appareil électro-ménager. Je m’étonne d’ailleurs que la plupart des gens tolèrent un appareil aussi bruyant et ne pensent jamais à lui couper le sifflet.

    Bref, Houria m’apparut soudain, gesticulante, hystérique, – et muette.

    C’était fascinant. Je ne résistai pas, abandonnai mon travail et tombai à genoux devant l’appareil. J’étais fait. J’étais ravi. Amoureux. Transi.

    – C’est elle !

    – Qui ça, elle ?

    165928574.png– Mais l’avenir, Ducon.

    – L’avenir est féminin, tu as raison.

    – C’est l’avenir et elle est déjà là !

    – Féminin, mais pas seulement féminin.

    – Oh non, pas seulement.

    Je réalisai soudain que je dialoguais seul, chez moi, à genoux devant un poste de télévision. Décontenancé, je résolus de me servir un autre bon vieux whisky.

    Avant, je n’aimais pas l’avenir.

    Maintenant, c’est fini.

    Hip hip hip houria !

    Du coup, j’ai allumé une cigarette en culpabilisant. Même mon verre de whisky, je me surpris à le regarder de travers. Avec suspicion. Mais bon.

    Et, troublé, je me remis au travail.

    J’avais une commande à finir, et il était presque une heure du matin.

    Un dialogue commandé par un Centre touristique régional. La visite guidée d’un village médiéval. Avec son lavoir, ses rues en pente, ses murs en vielle pierre volcanique, son église banale dont il faut faire une merveille d’architecture sans alourdir toutefois le dialogue de considérations techniques qui risqueraient de gonfler le public. Bref, un truc casse-couilles, purement alimentaire. J’en étais à la page 32, je touchais au but, le dialogue entre sainte Ursule et la journaliste Catherine Cazals, parsemé d’expressions en langue d’oc, était presque achevé.

    J’eus soudain une idée de génie. Je sélectionnai les mots Catherine Cazals et commandai au traitement de texte (je ne ferai pas de pub pour Word ici) de le remplacer automatiquement par le mot Houria B. Ce qui fut fait dans la seconde.

    Je venais de gagner mes galons de citoyen citoyen.

    Génial. Cool.

    Je compris vite néanmoins qu’il me faudrait revoir l’ensemble du texte. Ma brave sainte Ursule ne pouvait plus se contenter de raconter simplement son histoire ; il lui faudrait maintenant passer aux aveux. J’accentuai chez Houria ce côté inquisiteur qu’avait déjà Catherine. La sainte se repentait, admettait, difficilement d’abord, un certain nombre de mensonges, simulations, etc., puis, finalement, se sentait « libérée » d’avoir ainsi causé et finissait par demander conseil à la belle Houria…

    J’aurais également volontiers remplacé sainte Ursule par sainte Ségolène, mais c’eût été une faute lourde.

    Dans la foulée, j’envoyai un mail à mes commanditaires, demandant une augmentation conséquente. Ces imbéciles seraient malavisés de me la refuser : je ne vous dis pas le procès…

    Houria, merci.

    Cigare sur le balcon.

    Revenu à la machine, je tapai sur un moteur de recherche (pas question non plus de nommer Google) son nom aimé. Au bout d’un moment, je tombai sur la vidéo d’un type nommé Yunis Al-Astal, député élu démocratiquement du Hamas, une organisation que soutient ma bien-aimée. Il disait ceci : « Très bientôt, si Dieu le veut, nous conquerrons Rome, tout comme Constantinople l’a été. »

    Ces propos me ravirent.

    Voilà des gens au moins qui n’ont pas perdu toute connaissance historique. Voilà des gens enfin qui nomment Dieu et se souviennent de Constantinople, capitale de l’Empire Romain jusqu’au 29 mai 1453. Voilà des gens qui se souviennent de Rome et de la Chrétienté. Des gens qui, en somme, n’ont pas renié leur propre histoire.

    Voilà des gens qui vont gagner.

    Time is Allah.

    Et nous pouvons compter sur des loosers à la Grenelle pour les y aider positivement. Du coup, le féminin Mickey Grenelle enfin me devint sympathique.

    D’où mon rêve.

     

     

  • Le couple du moderne (dialogue du Sphinx et de la Chimère)

     

     

     

     

     

     

    LE SPHINX, est immobile et regarde la chimère. – Ici, Chimère, arrête-toi !

     

    LA CHIMERE. – Non, jamais !

     

    LE SPHINX. – Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n’aboie pas si fort !

     

    LA CHIMERE. – Ne m’appelle plus, ne m’appelle plus, puisque tu restes toujours muet !

     

    LE SPHINX. – Cesse de me jeter tes flammes au visage et de pousser tes hurlements dans mon oreille ; tu ne fondras pas mon granit !

     

    LA CHIMERE. – Tu ne me saisiras pas, sphinx terrible !

     

    LE SPHINX. – Pour demeurer avec moi, tu es trop folle !

     

    LA CHIMERE. – Pour me suivre, tu es trop lourd !

     

    LE SPHINX. – Où vas-tu donc, que tu cours si vite ?

     

    LA CHIMERE. – Je galope dans les corridors du labyrinthe, je plane sur les monts, je rase les flots, je jappe au fond des précipices, je m’accroche par la gueule au pan des nuées ; avec ma queue traînante, je raye les plages, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, je te trouve perpétuellement immobile, ou bien du bout de ta griffe dessinant des alphabets sur le sable.

     

    LE SPHINX. – C’est que je garde mon secret ! Je songe et je calcule.

    La mer se retourne dans son lit, les blés se balancent sous le vent, les caravanes passent, la poussière s’envole, les cités s’écroulent ; – et mon regard, que rien ne peut dévier, demeure tendu à travers les choses sur un horizon inaccessible.

     

    LA CHIMERE. – Moi, je suis légère et joyeuse ! Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je leur verse à l’âme les éternelles démences, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour et les résolutions vertueuses.

    Je pousse aux périlleux voyages et aux grandes entreprises. J’ai ciselé avec mes pattes les merveilles des architectures. C’est moi qui ai suspendu les clochettes au tombeau de Porsenna, et entouré d’un mur d’orichalque les quais de l’Atlantide.

    Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. Si j’aperçois quelque part un homme dont l’esprit repose dans la sagesse, je tombe dessus, et je l’étrangle.

     

    LE SPHINX. – Tous ceux que le désir de Dieu tourmente, je les ai dévorés.

    Les plus forts, pour gravir jusqu’à mon front royal, montent aux stries de mes bandelettes comme sur les marches d’un escalier. La lassitude les prend, et ils tombent d’eux-mêmes à la renverse.

     

    Antoine commence à trembler.

    Il n’est plus devant sa cabane, mais dans le désert, – ayant à ses côtés ces deux bêtes monstrueuses, dont la gueule lui effleure l’épaule.

     

    LE SPHINX. – O Fantaisie, emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer ma tristesse !

     

    LA CHIMERE. – O Inconnu, je suis amoureuse de tes yeux ! Comme une hyène en chaleur je tourne autour de toi, sollicitant les fécondations dont le besoin me dévore.

    Ouvre la gueule, lève tes pieds, monte sur mon dos !

     

    LE SPHINX. – Mes pieds, depuis qu’ils sont à plat, ne peuvent plus se relever. Le lichen, comme une dartre, a poussé sur ma gueule. A force de songer, je n’ai plus rien à dire.

     

    LA CHIMERE. – Tu mens, sphinx hypocrite ! D’où vient toujours que tu m’appelles et me renies ?

     

    LE SPHINX. – C’est toi, caprice indomptable, qui passe et tourbillonne !

     

    LA CHIMERE. – Est-ce ma faute ? Comment ? laisse-moi !

     

    Elle aboie.

     

    LE SPHINX. – Tu remues, tu m’échappes !

     

    Il grogne.

     

    LA CHIMERE. – Essayons ! – Tu m’écrases !

     

    LE SPHINX. – Non ! impossible !

     

     

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    Une des dernières visions d’Antoine, vers la fin de la Tentation de saint Antoine, de Gustave Flaubert.

  • Machine sans cible, de Gildas Milin (fabula rasa 4)

     

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    En bien voilà, il y a sept personnes dans une pièce un soir d’été, réunies là par l’une d’entre elles, Rodolphe, qui veut les faire causer autour de ce thème : « amour et intelligence » ; et que ça vous serve d’intrigue…

     

    Détaillons (la pièce commence page 9, finit page 69, la numérotation ci-dessous est de mon fait) :

     

    1. D’abord, on branche les microphones, on cherche une rallonge pour brancher un minidisque, on dit bonjour à ceux qui arrivent, bise ou pas bise, on apprend que Rose sera en retard et qu’il va falloir causer au débotté d’amour et d’intelligence, on se demande s’il faut ou non ouvrir la fenêtre, ça prend dix pages (pp. 9-18).

    Voici les neuf premières répliques :

    MARC. – Alors ?

    MORGANE. – Alors tape dans ton micro alors ?

    MARC. – Un deux

    Marc tape dans ses mains.

    MORGANE. – Ah ba d’accord

    MARC. – Un deux

    MORGANE. – Voilà

    MARC.- Ca module ?

    MORGANE. – Ca module bien hein c’est bien, cool, Déborah ?

    DEBORAH. – Un deux ça va ça module ?

    Rires

    Autre extrait, page 17 :

    MARC. – L’amour et l’intelligence ? Ouah

    JULIA. – C’est vaste

    ERIC. – Ouais c’est vaste

    MORGANE. – Ben on n’est pas rendus tu veux que ça dure combien de temps ? Parce que l’amour et l’intelligence

    DEBORAH. – Amour intelligence OK

    ERIC. – Amour intelligence OK

    MARC. – Amour intelligence

    MORGANE. – Amour et et et intelligence ouais

    ERIC. – Amour intelligence mais ouais.

    JULIA. – On y pense je ne sais pas mille fois par jour mais on n’a pas finalement tellement l’habitude de

    ERIC. – D’en parler

     

    2. La lecture de la conversation est interrompue par un poème plus niais que naïf, mais bon (p. 19).

     

    3. La conversation reprend où elle en était, on redit qu’on va parler de l’amour et de l’intelligence parce que Rodolphe écrit un truc là-dessus en ce moment, les gens qui tous se connaissent se présentent puisqu’on enregistre, on décide de faire un café, ça prend six pages (pp. 20-25).

     

    4. Suivent deux poèmes dont le premier est lisible et idiot, le second étant idiot et illisible (pp. 26-27).

     

    5. On se demande si on peut fumer en prenant le café, puis on se dit qu’il faudrait parler d’amour et d’intelligence, ça prend trois pages (pp. 28-30).

    Extrait, pages 28 et 29 :

    JULIA. – Euh : un truc

    (Elle rit.)

    Non parce que j’étais en train de me dire est-ce que tu vas nous demander de définir amour et intelligence et je me disais si c’est le cas ça va être très très dur

    RODOLPHE. – Non non c’est pas en termes je dirais que c’est pas en termes de

    JULIA. – Enfin en soi en soi

    RODOLPHE. – C’est pas en termes de définition c’est plutôt en termes de

    ERIC. – Ressenti

    RODOLPHE. – D’éprouvé de directions multiples de de de sens mais au sens comme ça sensible multidirectionnel

     

    6. Poème débile archi-bégayé dans lequel on apprend, en somme, que les yeux voient et que les oreilles entendent (pp. 31-32).

     

    7. Eric raconte une anecdote sans intérêt, sa parole commence d’être gagnée par le même type de bégaiement sévère que celui des poèmes, ça prend deux pages (pp. 33-34).

     

    8. Poème débile, mais bref (p.35).

     

    9. Et c’est reparti, mon kiki. On déluge quelques banalités sur l’amour, puis on se demande s’il faut appeler Rose qui n’est toujours pas là et Gildas dit qu’il sortira plus tard pour l’appeler, les paroles sont de plus en plus mangées de voyelles, de répétitions, de glossolalies casse-couilles, amour et intelligence toujours, Gildas au bout d’un moment part effectivement téléphoner à Rose qu’il ne parviendra pas à joindre (p. 44), pendant ce temps Rodolphe a sorti un robot d’un carton et explique qu’il est programmé pour se déplacer aléatoirement, les personnages intercalent des poèmes sans poésie ni raison dramaturgique évidente, Rodolphe explique une expérience de ou d’après Konrad Lorenz, laquelle est, semble-t-il, le nœud de la pièce : ce n’est pas à leur mère en tant que telle que les poussins s’attachent, mais à la forme qui bouge près d’eux (et qui, généralement, en effet, se trouve être leur mère)… On se demande si la réciproque est vraie, et Rodolphe explique que ce robot a servi à l’expérience suivante : une fois que le poussin s’est attaché au robot parce qu’il est la forme qui bouge près de lui, et qu’il le suit partout, ce poussin est enfermé dans une cage de verre, et l’on regarde si le robot s’est lui aussi attaché au poussin, et la réponse est oui, ça alors, non c’est pas vrai, on est page 57. Là, on enchaîne bien sûr sur le psychophysique (ou paranormal) et on décide de jouer à attirer mentalement (!) à soi le robot programmé pour se déplacer aléatoirement. On installe donc des feuilles pour bien suivre le trajet du bidule électronique à roulettes, on se demande avec profondeur s’il vaut mieux être groupé ou séparé, quand un téléphone sonne pour nous apprendre que Rose finalement a eu un accident, qu’elle est à l’hôpital, qu’il va falloir ou pas l’opérer, hémorragie interne, tout ça. On décide donc de lui rendre visite immédiatement tous ensemble, on compte les places dans les voitures, il en manque mais en se serrant… Mais pas Gildas. Gildas ne veut pas. Gildas refuse. Gildas, l’ami d’enfance de Rose, pourtant ; on est page 64. Bon. On décide que de l’hôpital, on l’appellera tous les quarts d’heure, le Gildas. Tout le monde part donc sauf Gildas, qui se met à parler pour dire des trucs imbittables jusqu’au moment où apparaît « une forme holographique » qu’il prend pour Rose et à qui ou quoi il demande de répéter ces mots profonds : 

    je suis vivante – répète – je suis vivante – je fais partie des vivants – voilà c’est bien – je fais partie des vivants je veux vivre je veux vivre je veux vivre je veux vivre je veux vivre 

     Puis Gildas continue de parler n’importe comment, pour dire à Rose qui n’est pas là qu’il l’aime, il se trouve même intelligent, dirait-on, ce qui est erroné, et continue ses conneries jusqu’à ses quatre vers mirobolants, admirez la construction :

    une promesse

    une caresse

    une promesse

    une caresse 

    A ce moment-là, Gildas s’aperçoit que le robot est venu à lui malgré sa programmation de déplacement aléatoire, on vous laisse conclure et ce serait bête de le faire, la pièce est finie, on est page 69.

     Page 70, il y a une notice sur la « création » de la pièce qui permet de comprendre que les personnages portent les prénoms des comédiens leur ayant donné chair. On eût peut-être, jadis, nommé cela un impromptu

     

    *

     

    Cette pièce, Machine sans cible, est un chef d’œuvre, c’est évident.

    D’ailleurs, elle fut jouée – enfin, « créée » – au Festival d’Avignon, en 2007. Et « commandée » par lui.

    J’aimerais vous faire comprendre que je ne plaisante pas.

    Il ne s’agit bien sûr pas d’art, il ne s’agit pas d’œuvre d’art.

    Mais cette pièce, néanmoins, est un chef d’œuvre : elle est en elle-même, par ce dont elle traite, un chef d’œuvre de néant ; et par les moyens qu’elle utilise pour traiter cela, elle est un chef d’œuvre de néantisation.

    Pour le dire autrement, Machine sans cible est symptomatiquement sommitale.

    Par symptôme, je ne dis aucunement que cette pièce découvre ou traite un quelconque des nombreux symptômes d’agonie de notre « société » – ce qui, selon moi, devrait être aujourd’hui, plus que jamais, le rôle du théâtre –, je dis que ce théâtre-là, au contraire, est en soi-même symptôme, uniquement symptôme, tout entier symptôme.

    Symptôme d’une société qui n’a plus rien à se dire, et qui donc le dit n’importe comment, sombrant au bavardage pur et simple, presque « hypostasié » s’il est permis de prendre le mot à contre-sens : car ce bavardage lui-même est « dépassé » par une désarticulation de la langue et, si j’ose dire, une désyllabisation de la langue. Et tout cela avec une complaisance de petit-bourgeois salopiste.

    Ce n’est pas une dénonciation du nihilisme – ce qui eût requis des prodiges d’humour, à la Feydeau par exemple –, non, c’est une illustration du nihilisme actif, laquelle tourne à l’apologie, c’est-à-dire : à l’abjection.

    C’est une exhibition du néant, une masturbation du néant, et finalement une impuissance totale.

    C’est le triomphe du néant.

     

    Cela mérite qu’on s’y arrête. Ce n’est pas rien, ce triomphe du néant. Ou plutôt : ce n’est pas seulement rien, c’est également l’avenir.

    Parce que dans ce symptôme complaisamment, pornographiquement étalé là, on trouve toute la modernité. Et si ce n’est pas tout à fait tout, on passe vraiment à la limite.

    Comme l’édition du texte donne un sorte de préface intitulée « Au lecteur » et un entretien en guise de postface, je vais m’en servir.

    Deux extraits, significatifs, d’ « Au lecteur » :

    « Des êtres humains sont là, capables d’avoir une visée ou un ensemble de visées sans but. Entre nous, on parle de l’amour, de l’intelligence, de la nature de ces qualités, de leurs écarts, de leurs rapports. Comment produire, entre les personnages d’une fiction, dans le texte écrit comme dans la mise en scène, du sens qui ne soit pas défini, arrêté mais multidirectionnel, sans cible ? »

    C’est très clair. Seul fait sens désormais ce qui n’en a pas.

    Ce qui se traduit ainsi dans la « forme » :

    « Ensuite, le texte écrit a, j’en réponds, une ponctuation bien étrange, singulière, et ne comporte, par exemple, aucun point. Pourquoi ? S’il est acquis, comme convention, que le point permet au lecteur de comprendre qu’on est arrivé quelque part et qu’il est temps de « fermer le sens » avant de repartir, je ne vois comment laisser un seul point alors que je « n’entends » jamais « la fin du sens », pas même la fin d’une représentation. »

    C’est insuffisant. Pourquoi des points d’interrogation ? Pourquoi des virgules, des tirets ?

    Pourquoi séparer les mots les uns des autres, alors ? N’est-ce pas là encore une convention, le blanc entre les mots permettant de les identifier facilement, et de les laisser prendre leur sens dans la phrase, laquelle finit parfois, même sans point, par avoir un sens, même fluet, même ridicule.

    Milin rêve d’écrire sans phrases. D’un autre côté, il ferait mieux. Sans phrases, sans stylo, sans ordinateur, sans papier, sans dictaphone, sans rien. Il ferait mieux de ne pas écrire ; et c’est ce qu’il fait au fond, mais il le fait en pisse-copies, c’est-à-dire finalement avec un ressentiment monstrueux, une sorte de haine sourde de toute littérature.

     

    Mais cette destruction du sens, et de la langue, ne saurait être ramenée à une chose de pure forme. Non. C’est un projet de fond.

    Le thème annoncé de la pièce, amour et intelligence, n’est jamais réellement traité, ni par les personnages, qui bavardent imbécilement autour, ni par l’auteur, qui amène brutalement sa propagande idéologique.

    La parole n’a finalement aucune importance, ne reçoit réellement, malgré les fréquents retours à la ligne, aucun traitement dramaturgique ou poétique. On sombre dans le vérisme le plus plat, avec des justifications ineptes d’intello à deux sous. Tout le texte, sauf peut-être les bégaiements glossolaliques à la con, ressemble à cet enregistrement en prise directe qu’un transcripteur quelconque se serait refusé à ponctuer.

     

    Dans l’entretien, lui aussi admirable de complaisance, Milin nous renseigne :

    (…) l’on suit la fiction sur un mode beaucoup plus simple, beaucoup plus linéaire : une seule dimension, une seule soirée, un seul lieu, du moins en apparence. 

    En effet.

    Un autre morceau, révélateur, de l’entretien – évoquant la déclaration d’amour finale :

    Frédérique Plain. – Vous avez relu des passages célèbres de déclarations d’amour dans le théâtre ? Je pense, par exemple, à la déclaration de Ruy Blas, ou à Claudel…

    Gildas Milin. – Non, pas spécifiquement, mais j’y pense. Ce passage de Ruy Blas, c’est sublime. Charlie Chaplin, Claudel, Musset dans On ne badine pas avec l’amour…

    (Il cite Perdican :)

    « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice, créé par mon orgueil et mon ennui. » 

    C’est assez beau, en effet.

    Prenons maintenant à son acmé la déclaration de Gildas (le personnage, hein, pas l’auteur) :

    « c’est pour toi – c’est pour toi je je je vais – je vais te le dire – je – je meurs – je meurs d’émotion pour toi – je meurs d’émotion pour toi je – je meurs complètement d’émotion pour toi – je meurs d’émotion pour toi c’est ça c’est – c’est exactement ça je je je je je ne sais pas comment c’est ça que je veux te dire je meurs d’émotion pour toi c’est pour toi que je meurs – d’émotion – c’est pour toi c’est toi que j’aime – je t’aime »

    Outre que le personnage semble s’adresser à lui-même la déclaration qu’il aimerait que Rose (qu'on suppose mourante) lui fasse ou lui ait fait, à moins qu’on ne marche dans la combine occultiste qui voudrait que, par je ne sais quel entubage psychophysique (ou paranormal), Rose parle vraiment par Gildas, il faut avouer que nous avons là, stylistiquement, un extrait conforme de la belle langue de notre siècle.

     

    Ce sont les outils même du théâtre, des outils assez classiques, que réunit Milin, mais il ne les réunit que pour les mieux anéantir, annihiler. Il néantise le théâtre.

    Aucune intrigue viable.

    Aucun conflit.

    Aucune langue.

    Des personnages interchangeables.

    (Tous ces gens sont gentils, sociables ; ils sont sympas, en un mot ; ils ont même l'air innocent ; ce sont de grands enfants et leur perversité, en bonne logique, ne paraît pas d'abord. Elle ne paraîtra pas, d'ailleurs : toute leur belle innocence sympa est au service d'une perversion de fond, d'un mode d'ampleur immense...)

    Une égalité stricte, en somme. On comprend mieux que la femme absente s’appelle Rose : elle est un programme politique.

    Laquelle égalité, sur le fond, est poussée jusqu’au bout :

    L’amour est un réflexe neurobiologique.

    L’intelligence, quand elle est, est artificielle.

    L’homme est l’égal du poussin.

    La machine est l’égale de l’homme qui est l’égal du poussin.

    Le poussin, l’homme et la machine sont des machines.

    Des machines sans cibles.

    Ce qui définit finalement la vie même.

    La parole n’a pas de sens.

    La vie est la vie nue (lisez Agamben).

    Tout est multidirectionnel, c’est-à-dire insensé.

    Commandé seulement par des forces machiniques, fussent-elles biologiques.

    Ces forces nous échappent.

    Echappent mêmes aux lois de programmation.

    Car nous sommes des programmes, exclusivement, c’est certain. Et le reste (psychophysique, paranormal) nous échappe, naît de l'interaction entre machines.

    La psychophysique est une science (versant occultiste du programme socialo-égalitariste).

    Les machines ont deux positions : on/off.

    Ainsi sont-elles vivantes ou mortes.

    L’esprit lui-même n’est qu’une émanation du monde machine.

    Il permet les interactions machine/machine. Le principe d’incertitude d’Heisenberg n’est pas loin, et l’observation qui influe sur la chose observée… Toute la physique quantique, mais comment dire : hors proportion, hors sujet. Délire scientiste…

    Il n’y a pas de différence réelle entre les formes machiniques animales, les machines prétendument humaines et les machines créées par le prétendu homme.

    (Je regrette que l’égalité de l’homme et de la plante verte ne soit pas évoquée, j’aurais enfin ri.)

    Etc.

     

    Et le texte finalement, point ou pas point, n’a qu’un seul et unique sens, mais si pauvre, si malingre, si chétif que ses chances de survie sont absolument nulles ; au point que l’envie d’interrompre la lecture, de fermer ce livre inepte est immense, et qu’il faut un courage confinant au masochisme pour s’appuyer jusqu’au bout une telle accumulation dérisoire de lieux communs navrants et, à leur insu, criminels.

    Je ne vois là rien qui ne soit pas banal, tellement la haine du théâtre, la détestation du texte, la négation du verbe sont grandes – et grandement encouragées, aussi –  chez ceux qui en font aujourd’hui profession…

    Cette adéquation malgré tout entre le fond et la forme est tout à fait rigoureuse, tout à fait exemplaire de la saloperie à l’œuvre partout dans notre monde. Voilà pourquoi, dans son genre imbécile, Machine sans cible est un chef d’œuvre.

    La seule vraie réussite de ce texte, au fond, c’est son titre, qui donne par ailleurs la mesure de l’humour de son auteur.

    La machine sans cible, c’est l’homme selon Milin, c’est l’homme quand il ne lui demeure plus rien d’humain.

    C'est l'homme qui désincarne le Verbe.

    C’est l’homme qui vient, au fond.

    L’invertissement bat son plein.

  • Rire ou ne pas rire

    1251785707.jpg– Ce qui est épatant, c’est que des gens avec lesquels tu ne serais d’accord sur rien, mais alors sur rien, trouvent quand même le spectacle épatant…

    – C’est normal. Que je sois d’accord ou non avec mes personnages n’a aucune importance ; et même, ne regarde pas les gens. Pas davantage que je ne suis là pour raconter ma vie, je ne suis là pour exprimer ma petite pensée personnelle.

    – Mais il y a des moments où ils doivent se sentir visés, non ? Surtout les gens du milieu culturel…

    – Quand ils se sentent visés, les imbéciles le prennent pour eux et ainsi, se trahissent ; n’importe quel type normal trouve que j’ai raison (si l’on rit en effet), et qu’il peut être d’accord avec moi parce que lui-même fait exception à la critique formulée. Il en sort même grandi.

    – Ce qui n’est pas moins imbécile, au fond.

    – C’est toi qui l’as dit.  

    – Une même chose représentée, pour peu qu’elle ait un minimum de fond, peut-être comprise de deux façons opposées. Et entre ces deux-là, il y a encore toute la gamme. Le cas d’école, c’est l’Antigone d’Anouilh, en 1944. C’est la conclusion un peu girardienne à laquelle je suis finalement arrivé avec Rotrou (1).

    – La seule chose réellement importante, ce n’est pas de savoir si l’on est ou pas d’accord avec l’auteur, c’est de savoir si l’auteur parle de choses importantes…

    – C’est la seule chose ?

    – Non, il y a l’humour. Pas nécessairement pour faire rire « professionnellement » les gens, d’ailleurs. Je crois que l’humour opère à lui seul la première division politique.

    – Un exemple ?

    – Houellebecq. Je suis rarement d’accord avec ce qu’il raconte (ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il pense effectivement ce qu’il raconte, et donc que je puisse savoir ce qu’il pense). Mais c’est un écrivain qui ne parle que de choses importantes. Et qui a, je trouve, beaucoup d’humour. Un type en somme qui n’a pas peur de ses contradictions, en joue, les écarte même plutôt qu’il ne cherche à les résoudre, jusqu’à faire entrevoir, sinon pas voir, l’abîme sous elles, etc.

    – Et les choses importantes, pour toi ?

    – Les choses qui existent dans la réalité, d’abord. Le reste, je m’en fous. N’importe quelle chose, je crois, peut devenir importante, même une chose infime (ah ! Gombrowicz…), si on ne s’arrête pas à la simple monstration de l’effet, mais si on descend aux causes. Aux monstruosités des causes. Dès qu’on descend aux causes, ça peut faire mal. Il faut anesthésier à l’humour. Et descendre encore...

     

    J’ajoutai :

    – Ils rient, les gens. Mais ils peuvent aussi vous en vouloir pour cela…

     

    Je suis dans une veine complaisante, ce soir, dirait-on.

     

     

     

     

     

     

    (1) Voir la fin du texte, partie IV.