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Theatrum Mundi - Page 133

  • Technique monstre

    Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu’est-ce qui a rendu possible le « monstrueux » ?

    La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce : c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique.

    Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d’organiser des administrations et de coordonner des organisations, etc., n’est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment et par quoi cela peut-il mener au « monstrueux » ?

    Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique, qu’il a cessé, en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement nôtre. Qu’il est devenu trop pour nous. Et que signifie cela maintenant ?

    Tout d’abord, que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement), est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. – Et, bien sûr, notre capacité de représentation n’est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail. 

     

    Voilà. C’était Günther Anders, en 1964, dans Nous, fils d’Eichmann.

  • Un peu de moujik, pour changer

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     Pour une fois que j’aime quelque chose, j’en parle. Ce n’est pas du théâtre, évidemment, dira-t-on… Mais d’ordinaire, je ne cours pas non plus après ces musiques difficilement définissables, et conséquemment : actuelles.

     

    J’ai donc vu l’autre soir, samedi 31 mai, à Reims, au festival Brise-glace, un set d’un groupe d’un seul musicien, nommé moujik – alias Matthieu Dehoux. « Auto-définition : électro-rock débridé ».

    Entre les morceaux, le type plaisante, fait même de longues phrases françaises, cohérentes, plutôt drôles, qu’il maugrée et s’amuse même parfois à laisser inachevées. Il parle au public comme s’il était seul, marchant en rond dans la salle, sans trop apparemment se soucier d’être entendu ou compris, fait ses réglages à vue, passe du synthé à la batterie, sur laquelle il joue à pleine puissance – ce dont la vidéo ne rend ici que très relativement compte…

    Puis de nouveau quelques phrases en marchant autour du dispositif instrumental, d’une désinvolture éclatante.

    Et synthé, samples, batterie.

     

    Me plaît également cette façon de quitter la batterie en jetant mollement les baguettes derrière soi, après quelques minutes d’un déluge de violence millimétrée.

    Et puis, c’est une musique sans pathos – aucun « message » à la con, pour une fois –, ce qui repose – étrangement, malgré ou grâce à la puissance sonore.

    Une abstraction fantasque, virtuose. J’y trouve une joie rayonnante. Une sérénité.

    (On va dire que je suis branque.)

     

    Désinvolture et puissance, humour et abstraction.

     

     

     


     
  • Vengeance

     

     

    Te voilà empêtré dans tes contradictions, crois-tu. Regarde-toi. Comment peux-tu désirer une chose, et en même temps ne pas l’aimer ? On dirait une vengeance.

    L’étrange machine mauvaise que tu es – aussi. A ton insu ? Vraiment ? Mais tu ne veux pas savoir, n’est-ce pas ?

    Tu te venges. Par le désir. Tes contradictions sont en tas, maintenant. Elles ne formeront pas un édifice présentable.

    Mais tu n’es pas tout le temps bête. Parfois, pour un moment plus ou moins bref, tu te rends compte, et te vois. Puis ta main chasse d’un revers cette grâce. Pauvre fou.

    Tu n’aimes pas, mais voudrais posséder. Vanité. Et ta vengeance n’aboutit pas, ne venge rien, se dissout au néant. Tu es un insensé.

    Tu es un assassin rentré. Un insensé. Un impuissant. Un possédé.

    Les horizons te bouffent. Tu désires et voudrais posséder. Tu veux te venger de toi, petit d’homme ? Mais ton action, avant même d’être, est celle du monde contre toi.

    Tu n’es jamais tant pire que lorsque tu désires du bien. C’est une misère d’arrangement. Pour te supporter. Regarde-toi, ce n’est encore pas toi que tu verras, salopard.

    Tu ne sais pas te voir seul.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • La muette, de Chahdortt Djavann

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    La muette est un roman très court.

     

    Un éditeur reçoit un récit venu d’Iran et traduit en français.

     

    De sa cellule, la jeune femme écrit dans un cahier l’histoire de la muette, la sœur de son père ; note aussi les rares mots qu’elle échange avec son gardien, au mépris du règlement ; et ainsi, c’est son histoire qu’elle raconte (en silence).

    Le rôle de la muette dans sa vie à elle.

    Et pourquoi la muette était muette ; et scandaleuse, aussi.

    Le rôle de son oncle (du côté maternel) dans la vie de la muette.

    Le rôle de sa mère dans la mort de la muette.

    Et le rôle du mollah dans la mort de la muette.

    Et le rôle terrible, réellement tragique, de son père dans sa condamnation à elle.

    Et son propre rôle dans sa condamnation à mort.

    Et l’horreur de ce tartufe de mollah.

    Une histoire tragique.

    Serrée. Sans fioriture.

    Quand elle s’arrête, on comprend que la jeune femme a été exécutée.

     

    C’est le gardien, que l’on reconnaît à ses yeux, qui remettra le cahier à une journaliste occidentale, qui le fera traduire et parvenir en France…

     

    Sans cette introduction et cette conclusion, on n’eût pas perçu si nettement l’amour. Celui qui lie le gardien et la jeune femme.

    Et l’espérance eût été absente de ce roman.

  • Une phrase

     

     

     

    Les postchrétiens ont remplacé le péché originel par la culpabilité historique, tout en devenant, par consentement masochiste, les victimes de leurs victimes, sans que cette aberration dictée par l’idéologie de l’hybridation généralisée puisse, par exemple, nous faire considérer autrement qu’avec émerveillement la colonisation de l’Andalousie par les Arabes (selon un mouvement qui déploie un Âge d’or mythique pour les seuls Arabes, lesquels n’ont rien produit depuis lors sur le plan culturel ou technique et ne sont revenus sur la scène internationale que par le pétrole et le terrorisme islamiste, qui n’est que le retour d’un refoulé postcolonial, des siècles après l’effondrement de la civilisation arabe), alors que la chute de Grenade, en 1492, la victoire de Charles Martel à Poitiers, en 732, ou la Chanson de Roland doivent se lire non plus avec la ferveur enseignée par les hussards noirs de la République, mais avec la mauvaise conscience forgée par les chiens de garde du Bien, sans considération qu’il y a une beauté de la Reconquista comme il y en a des Croisades ou de la Libération de la France occupée par l’Alllemagne.

     

    Richard Millet, Désenchantement de la littérature