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joyce

  • Eclatage

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    C’est parti à la fois dans toutes les directions. Un vrai feu d’artifice.

    La seule chose qui ralentisse l’écriture, c’est à tel moment le besoin de la citation exacte.

    Huit cent pages serrées, un paragraphe de cinq à dix lignes à trouver.

    Et si je la retrouve, ressemblera-t-elle au souvenir que j’en ai ? Se pliera-t-elle à mon exigence, à ce que je me souviens qu’elle dit ? (Non, évidemment. Et il me faudra laisser tomber de la citer. Peut-on être honnête et cohérent ? Oui, en laissant des blancs, et en les montrant.)

    Pour l’heure, je ne remets pas la main sur ce foutu bouquin.

     

    Pourquoi est-ce qu’à propos d’une note sur les costumes de théâtre, je me retrouve à feuilleter dans le désordre le plus complet La Théorie de la Constitution de Carl Schmitt ? Ainsi que La Chanson de Roland ? D’autres bouquins encore. Péguy – grand défenseur dans ses « essais » du théâtre classique (surtout Corneille) et qui n’écrit de théâtre que « médiéval », mystère et tapisseries. Comme si l’essai lui servait de béquille à remonter plus loin en arrière.

    Tous livres qui ne me sont aucunement des points d’appui théoriques, d’ailleurs, mais des sources d’inspiration… Je divague. Et tente une nouvelle fois de botter le cul à cette ordurerie de théâtre des idées, qui nous a mené dans cette peu reluisante impasse.

    D’un strict point de vue littéraire, le surréalisme s’est raccroché à la théorie freudienne des rêves par opportunisme ; il n’a fait en réalité que développer ce qu’exclut Horace dès les premières lignes de sa Poétique – tanquam aegri somnia [1]. D’où, sans doute, sa condamnation du théâtre, et, par extension, du roman. A l’autre bout de la chaîne, Beckett et les 25 ou 35 secondes que durent Breath. Rideau, détritus de poubelles sur le plateau, jeux de lumières, vagissement de nouveau-né, deux fois, rideau. Rêves de malades devenus réalité. Plutôt deux fois qu’une. La représentation à son tour est devenue malade de la réalité. Elles sont en guerre, malades chacune l’une de l’autre, montent aux extrêmes. Jusqu’à quoi ?

    Depuis Beckett, qui est reparti d’avant, ou l’a tenté sérieusement, sinon Novarina ? Pour quelle nouvelle impasse, très directe ? (Je parle du théâtre. L’impasse – énorme – du roman a nom Finnegans Wake,  mais elle n’est pas encore arrivée jusqu’à nous. Tout encore aujourd’hui s’écrit d’avant. Du coup, parlons d’Ulysse. Génial, ce Joyce, hein.)

     

    Questions. Nous n’arrivons plus à nous représenter.

    L’homme est devenu générique. Abstrait.

    Il faudrait repartir de très loin en arrière.

    Le Moyen Âge est l’obscurité. Non pas réellement : c’est, malgré (ou avec) ses horreurs, une très haute civilisation. Je ne parle pas du médiéval, mais du moyennageux. Le Moyen Äge est notre obscurantisme d’aujourd’hui ; c’est même l’idée que nous avons du passé. Notre zone d’ombre. Qui s’étend. Jérusalem, Athènes, Rome sont en train d’entrer au moyennageux. On ne les étudie plus. L’ombre s’étend. Et puis la Renaissance aussi. Et le dix-septième siècle aussi, avec sa grande rafale de prosateurs et de poètes à alexandrins. Bref, conclut le surimbécile Onfray, « l’histoire de France commence en  1789 » – je cite de mémoire, pour le coup ça ne vaut pas deux secondes de recherche sur google. CQFD. Le reste ? Moyennageux. Pourquoi 1789 ? Pourquoi pas 1968 ? Maintenant que l’on supprime l’histoire des lycées, et qu’on y introduit l’économie pour tous.

    Il faudrait s’enter là, en plein Moyen Âge. En plein Christ. En pleine Bible au présent.

    (Qui n’en veut ?)

     

    Ma question. Pourquoi est-ce que tout est venu s’agréger autour de cette question de costumes, que je m’en allais initialement traiter par-dessus la jambe ? Torcher une demi-page en une demi-heure. C’est en train de devenir un texte assez long.

    Pourquoi ces saloperies de costumes, que j’ai toujours très hâtivement évacués comme subalternes ou décoratifs – pathologie masculine de base ? –, m’ont-ils sauté à la gueule comme le point civilisationnel à partir duquel penser la représentation de l’homme (en gros) ?

    Bref, depuis la feuille de vigne jusqu’à la burqa, la question du vêtement.

    Et c’est parti dans tous les sens.

    Merde.

    Et tant mieux. Tout commence de s’ordonner autour de ce point-là. Etrange.

    Je peux partir dans toutes les dimensions. Je me récapitule en éclatant.

     

     

     

     

     

     

     

    [1] Les tout premiers vers, traduits en prose, de l’Art poétique : « Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un coup de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes ; si bien qu’un buste de femme se terminerait en une laide queue de poisson. A ce spectacle, pourriez-vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? » Nous ne rions plus, mais prenons au sérieux le délire. C’est peut-être un choix d’époque, mais l’inversion est conséquente.

     

  • Quantum of sollers

    Ulysse.jpg

     

    Imiter Joyce.

    Ce n’est pas une si mauvaise idée, après tout.

    Non pas l’imiter formellement, non pas l’imiter pour refaire du Joyce.

     

    1914-1921. Sept années pour écrire Ulysse.

    1922-1939. Dix-sept pour Finnegans Wake.

    Deux livres en vingt cinq ans. Mais lesquels.

     

    Imaginez qu’au bout de cinquante ans de « carrière », le quatrième roman de Philippe Sollers (par exemple, entre autres) vienne de sortir.

    Imaginez qu’en plus, il soit bon.

     

    On remettrait le Prix Goncourt tous les quinze ans ou vingt ans. On l’appellerait autrement, pour ne pas être ridicule.

     

    Evidemment, on ne fabriquerait pas des Joyce à la pelle pour autant. Mais on aurait un peu plus de bons romans et, du fait de la dissuasion, beaucoup moins de merdes nombriléennes.

     

    Au lieu de ça, on nous déverse chaque mois des tombereaux d’ineptie, et l’industrie délittéraire agence des carrières à des ahuris de troisième ordre… Pas à un oxymore près, les éditeurs, avec le pauvre cynisme de surface qui leur tient lieu d’esprit, parlent de « littérature jetable ». Alors quoi ? Il y a que les lecteurs de ces productions-là sont des éboueurs masochistes (ce sont eux qui paient pour évacuer les ordures et les stocker chez eux).

     

     

    Marilyn lisant Ulysse.jpg

     

     

     

    Rentrée littéraire 2008 sur Theatrum Mundi :

     

    1. Rentrée littéraire

    2. Rentrée littéraire (2), une tombe

    3. Rentrée littéraire (3), un peu de finesse

    4. Picouly, c’est la classe

     

     

     

     

  • Hollywood, Hugo, et les classiques français

    En ce qui concerne la France, l’impression d’échec est presque totale. Les pièces de Victor Hugo, de Vigny et des romantiques de moindre importance non seulement sont irrémédiablement vieillies, mais il s’en dégage un insidieux relent de décomposition. Pourquoi donc Hernani et Ruy Blas sont-ils si intolérables pour peu qu’on les considère sérieusement ? Victor Hugo avait un flair infini pour les choses du théâtre ; il était un versificateur habile, brillant ; il avait à sa disposition des acteurs qui semblent avoir compté parmi les meilleurs du théâtre moderne. Qu’est-ce donc qui fait de ses pièces un mélange de véhémence et de banalité ? La raison en est certainement que, dans ses pièces, le métier théâtral l’emporte si impitoyablement sur l’art dramatique. Tout y est effet extérieur et, invariablement, l’effet est beaucoup trop gros pour la cause.

    Une pièce comme Ruy Blas élève un édifice d’incidents, de passion, de rhétorique et de grands gestes sur les plus précaires fondations. Il n’y a pas un germe de motif intelligible ; les questions qui se posent sont, si nous pouvons arriver à les démêler, du plus mince intérêt. Ce que l’on trouve à profusion, ce sont les éléments spectaculaires du théâtre ; car Victor Hugo est un maître du spectacle. Les personnages surgissent des plis d’une cape volumineuse, ils tombent de la cheminée, ils tirent des rapières assassines à la moindre provocation, rugissent comme des lions et meurent en longues tirades. La machine à sensation est superbement montée. A la fin de chaque acte le rideau tombe comme un coup de tonnerre, nous laissant le souffle coupé par l’attente. Souvent les situations elles-mêmes sont d’une couleur inoubliable ; même si l’on a vu Hernani dans son enfance (et plus tard il est difficile de le supporter jusqu’au bout), on se rappelle le grand roulement de tambour des mots avec lesquels le héros révèle son identité dans la crypte d’Aix-la-Chapelle :

     

    Puisqu’il faut être grand pour mourir, je me lève.

    Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna

    M’a fait duc de Segorbe et duc de Cardona

    Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte

    De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte.

    Je suis Jean d’Aragon, grand maître d’Avis, né

    Dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné

    Par sentence du tien, roi Carlos de Castille !

     

    Qui peut oublier l’entrée du personnage masqué au dernier acte de Ruy Blas ?

     

    RUY BLAS. – Cet homme, quel est-il ? Mais parle donc ! J’attends !

    L’HOMME MASQUE. – C’est moi !

    RUY BLAS. –                                     Grand Dieu !... Fuyez, madame ! Il n’est plus temps.

    DON SALLUSTE. – Madame de Neubourg n’est plus reine d’Espagne.

     

    Splendide à sa manière, mais complètement creux pour quiconque cherche à comprendre. Les formes dramatiques sont là, sans la substance. Les forces qui déclenchent l’action sont faites d’extravagant hasard et d’intrigue ténue. Il y a des conflits d’honneur abstrait ou de privilège dynastique (la note castillane, qui reparaît toujours), mais non pas de nets conflits de tempéraments ou d’opinions. Tout notre intérêt est sollicité par la manière dont les choses sont agencées, mais pas du tout par ce qu’elles signifient. Le cor fatal va-t-il retentir avant qu’Hernani puisse trouver le bonheur avec Doña Sol ? Ruy Blas va-t-il tuer son maître satanique à temps pour sauver la reine compromise ? Les conditions déterminantes ne sont pas la clairvoyance morale ou l’intelligence, mais les horloges près de sonner minuit, les portes verrouillées, les messagers galopant vers des échafauds. Même la forme verbale est théâtrale plutôt que dramatique. Les romantiques gardèrent l’alexandrin de leurs prédécesseurs et rivaux classiques ; mais ce qui avait été chez Racine forme dramatique est maintenant formalité de rhétorique. Chez Corneille et Racine, où le débat est serré et rapide, les deux alexandrins rimés constituent une unité naturelle ; la rime accentue ce que la pensée  a de catégorique ; et il y a peu de vers brisés. Dans les drames de Victor Hugo, le vers est sans cesse interrompu, éparpillé entre plusieurs personnages, ce qui rend le discours déclamatoire et artificiel ; la rime est amenée par un saut d’acrobate par-dessus un vide de logique ; elle n’a aucune nécessité réelle. Comme l’action, le dialogue est plein de grands gestes vides.

    Quand on permet au théâtral de dominer complètement le dramatique, on a le mélodrame. Et c’est bien ce que sont les tragédies romantiques françaises : des mélodrames à l’échelle du grandiose. Ayant répudié la notion classique de mal dans l’homme, Victor Hugo et ses contemporains remplacèrent le tragique par le contingent. Les événements sont causés par la fatalité d’une rencontre ou d’un affront de hasard ; ils ne traduisent aucun conflit humain naturel ; c’est pourquoi ce qu’ils provoquent en nous est un choc momentané, ce que les romantiques appelaient le « frisson », non pas la terreur durable de la tragédie. Et cette distinction entre l’horreur et la terreur tragique est à base de toute théorie sur le théâtre. La terreur, comme Joyce nous le rappelle, « est ce sentiment qui nous frappe devant tout ce qui est grave et toujours constant dans les souffrances humaines ». Il n’y a ni gravité ni constance dans les souffrances dépeintes sur la scène romantique – rien qu’une frénésie de cape et d’épée. La différence est celle qui existe entre le mélodrame et la tragédie.

     

    George Steiner, La mort de la tragédie (1961)