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Hamlet ou Hécube, de Carl Schmitt (1)

La reine Gertrud a épousé en secondes noces le frère de son mari, qui est aussi son meurtrier. Le prince Hamlet, fils du roi assassiné, averti du meurtre par le spectre même de son père, semble résolu à se venger mais ne cesse de différer sa vengeance – et de s’exhorter à l’action.

Voilà en bref l’histoire d’Hamlet, au moins son départ ; et sans doute peut-on a priori se demander ce qui amène en 1956 le grand juriste allemand Carl Schmitt à s’en occuper.

La note préliminaire à son bref ouvrage nous en donne – avec son plan – l’idée :

Dans ce qui suit, il sera question du tabou d’une reine et d’une figure de vengeur. Ce qui nous conduira à la question de l’origine de l’action tragique, à la question de la source tragique, source que je ne saurais trouver que dans une réalité historique.

Schmitt ne prétend pas trancher entre les diverses et innombrable interprétations – historiques, psychologiques ou subjectives –  des différents points obscurs unanimement repérés dans la pièce maîtresse de Shakespeare.

 

Sur le point de savoir si la reine est ou non coupable, complice et/ou adultère, il ne prend point parti entre différentes écoles d’interprétation, mais avance l’idée que Shakespeare lui-même ne prend pas parti, ne le pouvant ; que la culpabilité de la reine, en somme, est tabou. Pourquoi ? Parce qu’au moment d’écrire la pièce (première édition en 1603), en pleine période de troubles politiques et de guerres civiles interconfessionnelles, la reine Elisabeth (anglicane) n’est pas morte encore et que plane un doute sur le nom de son successeur ; parce que Shakespeare et sa troupe appartiennent à la clientèle des comtes d’Essex et de Southampton, lesquels ont pris le parti de celui qui, pour l’instant en disgrâce, deviendra en effet Jacques I° (catholique). Or le futur Jacques I° est fils de Marie Stuart, laquelle avait épousé en secondes noces le meurtrier de son mari.

C’est ainsi que s’est imposé à l’auteur de la tragédie Hamlet le tabou dont nous parlons. Eu égard à Jacques, le fils de Marie Stuart, dont l’accession au trône était attendue, il était impossible de présumer une culpabilité de la mère dans le meurtre du père. D’un autre côté, le public du drame Hamlet, ainsi que toute l’Angleterre protestante, et bien sûr tout particulièrement Londres, était convaincu de la culpabilité de Marie Stuart. Eu égard à ce public anglais, il était tout à fait impossible de présumer l’innocence. La question de la culpabilité devait être prudemment évitée.

Condamné à mort, Southampton ne sera pas exécuté ; à la différence d’Essex, exécuté le 25 février 1601. La troupe de Shakespeare quitte Londres, va jouer en province.

 

Shakespeare publie une nouvelle version d’Hamlet en 1604-1605. Jacques I°, appelé juste avant sa mort par la reine Elisabeth, qui avait seize ans auparavant ordonné l’exécution de sa mère (Marie Stuart, donc), monte sur le trône en juillet 1603. Ce fait éclaire selon Schmitt le point de savoir pour quelle raison Hamlet – alors que son modèle norvégien ne lésine pas – reporte incessamment sa vengeance.

Comme le dit très bien Lilian Winstanley, il est quelque peu paradoxal que le héros d’une pièce de la vengeance soit justement un Hamlet au sens moderne, brisé en entravé par ses réflexions. Cette étonnante modification du type du vengeur, ce détournement et cette brisure dans le type du héros d’un drame de la vengeance, cette très surprenante conversion à la faiblesse par la réflexion ne sont compréhensibles qu’à partir de la situation historique des années 1600-1603 et à travers la figure centrale du roi Jacques I°.

En effet, la figure de Jacques I°, prétendant légitime au trône, portait le drame de la vengeance d’Hamlet, mais son accession au trône rend difficile de justifier, sous le règne même de celui que l’on soutient, le meurtre du roi. Shakespeare en sa deuxième version fait allusion au couronnement du roi ; retire des motifs de suicide d’Hamlet les mots a tirants raigne ; donne à Horatio au moment de la mort d’Hamlet (acte V, scène 2) les paroles qu’Essex a prononcées sur l’échafaud.

Il va de soi que le roi Jacques I° ne pouvait pas fournir un modèle pour la mort d’Hamlet. L’arrestation et l’exécution d’Essex en devenait d’autant plus actuelle jusque dans ses détails, et le groupe auquel appartenait Shakespeare en était bouleversé. Aussi des traits empruntés au caractère et au destin du comte d’Essex se mêlent-ils à une image par ailleurs déterminée de Jacques I°.

Notons encore que Jacques I° était l’auteur d’une démonologie (1597) dans laquelle il traitait de l’apparition des spectres sur le même mode qu’Hamlet – la question de savoir si le spectre de son père n’est pas une manifestation infernale est ce qui pousse Hamlet à l’inaction – et aussi, peut-être surtout, qu’il était un farouche partisan du droit divin des rois.

La réalité historique est plus forte que n’importe quelle esthétique, plus forte aussi que le sujet le plus génial.

 

Schmitt Hamlet.jpg

 

 

 

 

(A suivre...)

 

Commentaires

  • Merci beaucoup. Je m'instruis. Lentement mais sûrement(?). Je ne connaissais même pas de nom, Carl Schmitt jusqu'à votre billet parlant de la Théorie de la Constitution. Et là je découvre Hécube. Je ne connaissais que celle des jours.

  • Hello Pascal, sympathique cet éclairage historique, et de bon matin ça met de bonne humeur, cependant... La conclusion sur la force de l'histoire au détriment de l'esthétique et du sujet ne me convainc pas, à mon humble avis c'est un éclairage supplémentaire, digne d'interêt mais qui ne vient pas écraser le reste et encore moins les interprétations personnelles, ausi peu cartésiennes soient-elles. Si tel était le cas, il viendrait alors en super héros réducteur, en castrateur d'imagination alors que je préfère lui laisser sa qualité première, celle d'éclairage érudit.

  • C'est parce que ce n'est pas la conclusion, Emilie.
    Ce dont parle Schmitt dans la dernière citation, c'est de la puissance d'intrusion de la situation historique dans l'écriture même et de la particularité que ça lui confère ; plus loin, il dit même que ça ne change rien aux interprétations légitimes qu'on peut faire, et que le metteur en scène, lui, doit choisir où Shakespeare, sur le tabou de la reine par exemple, n'a pu choisir parce que ça lui était impossible. Mais je vais écrire la suite de ce billet.

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