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Anaïs ou les Gravières, de Lionel-Edouard Martin
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Du tragique
Le tragique est en puissance au cœur de chacun de nous. L’homme ne peut y échapper. Et le nier serait refuser de reconnaître ce qui fait son humanité même.
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Hollywood, Hugo, et les classiques français
En ce qui concerne la France, l’impression d’échec est presque totale. Les pièces de Victor Hugo, de Vigny et des romantiques de moindre importance non seulement sont irrémédiablement vieillies, mais il s’en dégage un insidieux relent de décomposition. Pourquoi donc Hernani et Ruy Blas sont-ils si intolérables pour peu qu’on les considère sérieusement ? Victor Hugo avait un flair infini pour les choses du théâtre ; il était un versificateur habile, brillant ; il avait à sa disposition des acteurs qui semblent avoir compté parmi les meilleurs du théâtre moderne. Qu’est-ce donc qui fait de ses pièces un mélange de véhémence et de banalité ? La raison en est certainement que, dans ses pièces, le métier théâtral l’emporte si impitoyablement sur l’art dramatique. Tout y est effet extérieur et, invariablement, l’effet est beaucoup trop gros pour la cause.
Une pièce comme Ruy Blas élève un édifice d’incidents, de passion, de rhétorique et de grands gestes sur les plus précaires fondations. Il n’y a pas un germe de motif intelligible ; les questions qui se posent sont, si nous pouvons arriver à les démêler, du plus mince intérêt. Ce que l’on trouve à profusion, ce sont les éléments spectaculaires du théâtre ; car Victor Hugo est un maître du spectacle. Les personnages surgissent des plis d’une cape volumineuse, ils tombent de la cheminée, ils tirent des rapières assassines à la moindre provocation, rugissent comme des lions et meurent en longues tirades. La machine à sensation est superbement montée. A la fin de chaque acte le rideau tombe comme un coup de tonnerre, nous laissant le souffle coupé par l’attente. Souvent les situations elles-mêmes sont d’une couleur inoubliable ; même si l’on a vu Hernani dans son enfance (et plus tard il est difficile de le supporter jusqu’au bout), on se rappelle le grand roulement de tambour des mots avec lesquels le héros révèle son identité dans la crypte d’Aix-la-Chapelle :
Puisqu’il faut être grand pour mourir, je me lève.
Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna
M’a fait duc de Segorbe et duc de Cardona
Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte
De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte.
Je suis Jean d’Aragon, grand maître d’Avis, né
Dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné
Par sentence du tien, roi Carlos de Castille !
Qui peut oublier l’entrée du personnage masqué au dernier acte de Ruy Blas ?
RUY BLAS. – Cet homme, quel est-il ? Mais parle donc ! J’attends !
L’HOMME MASQUE. – C’est moi !
RUY BLAS. – Grand Dieu !... Fuyez, madame ! Il n’est plus temps.
DON SALLUSTE. – Madame de Neubourg n’est plus reine d’Espagne.
Splendide à sa manière, mais complètement creux pour quiconque cherche à comprendre. Les formes dramatiques sont là, sans la substance. Les forces qui déclenchent l’action sont faites d’extravagant hasard et d’intrigue ténue. Il y a des conflits d’honneur abstrait ou de privilège dynastique (la note castillane, qui reparaît toujours), mais non pas de nets conflits de tempéraments ou d’opinions. Tout notre intérêt est sollicité par la manière dont les choses sont agencées, mais pas du tout par ce qu’elles signifient. Le cor fatal va-t-il retentir avant qu’Hernani puisse trouver le bonheur avec Doña Sol ? Ruy Blas va-t-il tuer son maître satanique à temps pour sauver la reine compromise ? Les conditions déterminantes ne sont pas la clairvoyance morale ou l’intelligence, mais les horloges près de sonner minuit, les portes verrouillées, les messagers galopant vers des échafauds. Même la forme verbale est théâtrale plutôt que dramatique. Les romantiques gardèrent l’alexandrin de leurs prédécesseurs et rivaux classiques ; mais ce qui avait été chez Racine forme dramatique est maintenant formalité de rhétorique. Chez Corneille et Racine, où le débat est serré et rapide, les deux alexandrins rimés constituent une unité naturelle ; la rime accentue ce que la pensée a de catégorique ; et il y a peu de vers brisés. Dans les drames de Victor Hugo, le vers est sans cesse interrompu, éparpillé entre plusieurs personnages, ce qui rend le discours déclamatoire et artificiel ; la rime est amenée par un saut d’acrobate par-dessus un vide de logique ; elle n’a aucune nécessité réelle. Comme l’action, le dialogue est plein de grands gestes vides.
Quand on permet au théâtral de dominer complètement le dramatique, on a le mélodrame. Et c’est bien ce que sont les tragédies romantiques françaises : des mélodrames à l’échelle du grandiose. Ayant répudié la notion classique de mal dans l’homme, Victor Hugo et ses contemporains remplacèrent le tragique par le contingent. Les événements sont causés par la fatalité d’une rencontre ou d’un affront de hasard ; ils ne traduisent aucun conflit humain naturel ; c’est pourquoi ce qu’ils provoquent en nous est un choc momentané, ce que les romantiques appelaient le « frisson », non pas la terreur durable de la tragédie. Et cette distinction entre l’horreur et la terreur tragique est à base de toute théorie sur le théâtre. La terreur, comme Joyce nous le rappelle, « est ce sentiment qui nous frappe devant tout ce qui est grave et toujours constant dans les souffrances humaines ». Il n’y a ni gravité ni constance dans les souffrances dépeintes sur la scène romantique – rien qu’une frénésie de cape et d’épée. La différence est celle qui existe entre le mélodrame et la tragédie.
George Steiner, La mort de la tragédie (1961)