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Fouquet's

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Ce fut alors que je crus devoir mettre sérieusement la main au rétablissement des finances, et la première chose que je jugeai nécessaire, fut de déposer de leurs emplois les principaux officiers par qui le désordre avait été introduit. Car depuis le temps que je prenais soin de mes affaires, j’avais de jour en jour découvert de nouvelles marques de leurs dissipations, et principalement du surintendant. La vue des vastes établissements que cet homme avait projetés, et les insolentes acquisitions qu’il avait faites, ne pouvaient qu’elles ne convainquissent mon esprit du dérèglement de son ambition ; et la calamité générale de tous mes peuples sollicitait sans cesse ma justice contre lui.

Mais  ce qui le rendait plus coupable envers moi, était que bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle espérance de me tromper, et bien loin d’en devenir plus sage, tâchait seulement d’en être plus adroit. Mais quelque artifice qu’il pût pratiquer, je ne fus pas longtemps sans reconnaître sa mauvaise foi ; car il ne pouvait s’empêcher de continuer ses dépenses excesssives, de fortifier des places, d’orner des palais, de former des cabales, et de mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu’il leur achetait à mes dépens, dans l’espoir de se rendre bientôt l’arbitre souverain de l’Etat.

Quoique ce procédé fût assurément fort criminel, je ne m’étais d’abord proposer que de l’éloigner des affaires ; mais ayant depuis considéré que de l’humeur inquiète dont il était, il ne supporterait point ce changement de fortune sans tenter quelque chose de nouveau, je pensai qu’il était plus sûr de l’arrêter. Je différai néanmoins l’exécution de ce dessein, et ce dessein me donna une peine incroyable. Car, non seulement je voyais que pendant ce temps-là, il pratiquait de nouvelles subtilités pour me voler ; mais ce qui m’incommodait davantage était que, pour augmenter la réputation de son crédit, il affectait de me demander des audiences particulières, et que pour ne pas lui donner de défiance, j’étais contraint de les lui accorder, et de souffrir qu’il m’entretînt de discours inutiles, pendant que je connaissais à fond toute son infidélité.

Vous pouvez juger qu’à l’âge où j’étais, il fallait que ma raison fit beaucoup d’effort sur mes ressentiments, pour agir avec tant de retenue. Mais, d’une part, je voyais que la déposition du surintendant avait une liaison nécessaire avec le changement des fermes ; et, d’autre côté, je savais que l’été où nous étions alors, était celle des saisons de l’année où ces innovations se faisaient avec le plus de désavantage, outre que je voulais avant toutes choses avoir un fonds en mes mains de quatre millions, pour les besoins qui pourraient survenir. Ainsi je résolus d’attendre l’automne pour exécuter ce projet.

Mais étant allé vers la fin du mois d’août à Nantes, où les Etats de Bretagne étaient assemblés, et, de là, voyant de plus près qu’auparavant les ambitieux projets de ce ministre, je ne pus m’empêcher de le faire arrêter en ce lieu même, le 5  septembre. Toute la France, persuadée aussi bien que moi de la mauvaise conduite du surintendant, applaudit cette action, et loua particulièrement le secret dans lequel j’avais tenu, durant trois ou quatre mois, une résolution de cette nature, principalement à l’égard d’un homme qui avait des entrées si particulières auprès de moi, qui entretenait commerce avec tous ceux qui m’approchaient, qui recevait des avis du dedans et du dehors de l’Etat, et qui de soi-même devait tout appréhender par le seul témoignage de sa conscience.

Mais ce que je crus avoir fait en cette occasion de plus digne d’être observé et de plus avantageux pour mes peuples, c’est d’avoir supprimé la charge de surintendant, ou plutôt de m’en être chargé moi-même. Peut-être qu’en considérant la difficulté de cette entreprise, vous serez un jour étonné, comme l’a été toute la France, de ce que je me suis engagé à cette fatigue dans un âge où l’on n’aime ordinairement que le plaisir. Mais je vous dirai naïvement que j’eus à ce travail, quoique fâcheux, moins de répugnance qu’un autre, parce que j’ai toujours considéré comme le plus doux plaisir du monde la satisfaction qu’on trouve à faire son devoir. J’ai même plus souvent admiré comment il se pouvait faire que l’amour du travail, étant une qualité si nécessaire aux souverains, fût pourtant une de celles qu’on trouve plus rarement en eux.

La plupart des princes, parce qu’ils ont un grand nombre de serviteurs et de sujets, croient n’être obligés à se donner aucune peine, et ne considèrent pas que s’ils ont une infinité de gens qui travaillent sous leurs ordres, ils en ont infiniment davantage qui se reposent sur leur conduite, et qu’il faut beaucoup veiller et beaucoup travailler pour empêcher seulement que ceux qui agissent ne fassent rien que ce qu’ils doivent faire, et que ceux qui se reposent ne souffrent rien que ce qu’ils doivent souffrir. Toutes ces différentes conditions dont le monde est composé, ne sont unies les unes aux autres que par un commerce de devoirs réciproques. Ces obéissances et ces respects que nous recevons de nos sujets, ne sont pas un don qu’ils nous font, mais un échange avec la justice te la protection qu’ils prétendent recevoir de nous. Comme ils nous doivent honorer, nous les devons conserver et défendre ; et ces dettes dont nous sommes chargés envers eux, sont même d’une obligation plus indispensable que celles dont ils sont tenus envers nous : car enfin si l’un d’eux manque d’adresse ou de volonté pour exécuter ce que nous lui commandons, mille autres se présentent en foule pour remplir sa place, a lieu que l’emploi de souverain ne peut être bien rempli que par le souverain même.

Mais pour descendre plus particulièrement à la manière dont nous parlons, il faut ajouter ceci que de toutes les fonctions souveraines, celle dont un prince doit être le plus jaloux, est le maniement des finances. C’est la plus délicate de toutes, parce que c’est celle de toutes qui est la plus capable de séduire celui qui l’exerce, et qui lui donne plus de facilité à corrompre les autres. Il n’y a que le prince seul qui doive en avoir la souveraine direction, parce qu’il n’y a que lui seul qui n’ait point de fortune à établir que celle de l’Etat, point d’acquisition à faire que pour l’accroissement de la monarchie, point d’autorité à élever que celle des lois, point de dette à payer que les charges publiques, point d’amis à enrichir que ses peuples.

Et en effet, que peut-il y avoir de plus ruineux pour les provinces ou de plus honteux pour leur roi, que d’élever un homme qui a ses desseins et ses affaires particulières dans une place, qui prétend compter entre ses droits celui de disposer de tout sans rendre compte de rien, et de remplir incessamment ses coffres et ceux de ses créatures des plus clairs deniers du public ? Un prince peut-il faire de plus grande folie que d’établir des particuliers qui se servent de son autorité pour s’enrichir à ses propres dépens, et de qui la dissipation, quoiqu’elle ne lui produise aucun plaisir, ruine à la fois ses affaires et sa réputation ? Et pour parler encore plus chrétiennement, peut-il s’empêcher de considérer que ces grandes sommes, dont un petit nombre de financiers composent leurs richesses excessives et monstrueuses, proviennent toujours des sueurs, des larmes et du sang des misérables, dont la défense est commise à ses soins ?

Ces maximes que je vous apprends aujourd’hui, mon fils, ne m’ont été enseignées par personne, parce que mes devanciers ne s’en étaient pas avisés ; mais sachez que l’avantage que vous avez d’en être instruit de si bonne heure tournera quelque jour à votre confusion, si vous n’en savez profiter.

 

Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin  

 

 

 

 

 

 

Passage tiré des Mémoires pour l’année 1661 ­– Louis XIV était alors âgé de vingt-deux ans.

Commentaires

  • Oui. Mais je lui ai dédié mon "Oedipe". (Je ne le savais pas, c'est l'oreillette qui me l'a soufflé)PS:illustration très bien! Bref:BH (billet honnête)!

  • BH ? Vous n'êtes pas prêt de me trouver un chef d'Etat français écrivant sa langue comme cela et virant les Fouquet au lieu de les collectionner ! Dédier son Oedipe au Roi, depuis Freud, cela s'entend autrement, ma chère Corneille...

  • Hé Louis XIV!: "BH" c'était une figure de style voyons, ce truc dont je ne me souviens pas le nom, une litote?, oui c'est splendide, et j'ai envie de vous lire.Pascal Adam indiquera peut-être chez quel éditeur il vous lit etc.Que Sa Majesté passe une bonne nuit.

  • Oui, c'est du français majestueux.
    Et le billet tout entier est lourd d'ironie.
    De toute façon, vous ne trouverez plus un chef d'état tout court.

  • C'était publié à l'Imprimerie Nationale ! Mais je crois que de nos jours, ils préparent l'intégrale des discours d'Eric Besson...

  • Vingt-deux, v'là les flics...

    En effet, c'est assez épatant.

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