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Théâtre des idées

Pour commencer :

Je ne suis évidemment pas compétent pour parler de ce dont je parle. J’en ai donc profité pour aller vite, et ne citer précisément personne dans le texte qui suit. Je ne suis pas intellectuellement formé – et aussi, j’ai ce goût stupide pour l’exagération et la caricature –  pour dire mon désaccord avec des esprits incomparablement plus brillants que le mien (ne point lire ici d’ironie), qu’il s’agisse de ce géant de Platon, ou, plus proches de nous dans le temps, de Brecht, Vitez, Bond (Edward, hein, pas James) ou Badiou…et même, quoique nettement moins concerné ici, Ionesco…Puisque j’en suis à nommer de façon pas du tout exhaustive les gens que je ne cite pas, je vais – pour compenser ! – citer deux phrases d’autres excellents auteurs – lesquelles phrases, je l’espère, sembleront à certains d’emblée éliminatoires –, que l’écriture hâtive de mon texte m’a ramenées en mémoire. La première ne se laisse pas épuiser par sa simplicité :

 

Personne, mieux que Shakespeare, n’a su comment se passe la vie.

Guy Debord, Panégyrique

 

…quant à la seconde, plus complexe pour qui n’a pas à l’esprit que pour un chrétien le Christ en sa double nature, homme et Dieu, est la Vérité, et conséquemment que toute autre prétendue vérité…

 

Si l’on me prouvait que le Christ est hors de la vérité et qu’il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu’avec la vérité.

Fédor Dostoïevski, Lettre à Nathalie Fonvisine, 1854

 

J’ajoute finalement une troisième citation, de formulation magnifique en sa fin, pour enchaîner sur la précédente et ouvrir enfin sur mon petit texte :

 

C’est cet imprévisible, cet inconnu de la nature humaine qui est le grand intérêt de Dostoïevski. L’homme est un inconnu pour lui-même et il ne sait jamais ce qu’il est capable de produire sous une provocation neuve.

Paul Claudel, Mémoires improvisés

Holbein_Christ.jpg

 

Les hommes s’affrontent.

Ils ont des idées, bien sûr. Ils ne sont pas d’accord.

Mais ce sont les hommes qui s’affrontent.

Pas les idées. Il n’y a pas, dans la réalité, de vie de l’idée.

Ça ne veut pas dire que les idées n’évoluent pas, etc. La vie de l’idée, c’est une image, une métaphore. La mort de l’idée, aussi…

 

Ça ne saigne pas, une idée.

Ce qui ne signifie pas que ça ne soit pas dangereux, potentiellement ou réellement.

Ce qui ne signifie pas que ça ne puisse pas tuer des hommes, une idée.

Ce sont des armes, les idées.

C’est important, les armes. C’est nécessaire. C’est nécessaire à l’affrontement.

A l’affrontement des hommes.

A la beauté de l’affrontement.

A la beauté des hommes.

 

Un homme qui a une arme peut aussi bien ne pas l’utiliser, ce me semble.

Ou l’utiliser mal. Ou ne pas savoir l’utiliser.

Ou l’utiliser moins bien que l’homme en face.

Même si son arme est meilleure, mieux pensée, mieux conçue, mieux réalisée, plus maniable, plus puissante, plus dangereuse.

 

Un homme, quand on y regarde de près, ça n’est jamais vraiment d’accord avec ses propres idées.

Un homme, ça ne se confond pas avec ses idées, ça ne s’y réduit pas.

Ça a même souvent des idées contradictoires.

Ça ne sait pas toujours bien ce que ça veut.

Il hésite, l’homme. Ou bien il n’hésite pas.

Et s’il n’hésite pas, voyez-vous, il aurait pu.

Il peut mourir aussi. Faire une crise cardiaque. Au moment qu’il tenait sous sa coupe, sous la coupe de son arme, son ennemi.

Ça n’est guère prévisible, un homme.

Sinon, d’ailleurs, il n’y aurait rien à prévoir.

Sinon, l’homme n’essaierait pas de prévoir.

Et il n’aurait jamais le moindre espoir.

On peut avoir l’idée que l’espoir est vain, bien sûr.

Mais ça ne peut pas empêcher l’homme d’espérer.

Même celui qui pense vain tout espoir.

 

Enfin, en conscience ou pas, un homme, regardé d’un peu près, ça n’est pas d’accord avec ses idées.

Ça peut défendre son idée. Ou la trahir. Ou la défendant, la trahir.

En conscience ou bien pas en conscience.

Ça peut prendre conscience de ce qu’il fait, un homme.

Pas une idée. Si l’idée bouge, se déplace, cogne, c’est que l’homme la manipule.

Avec son peu de force et son peu de logique.

Avec hésitation peut-être, et avec maladresse toujours.

C’est ce que je trouve beau, d’ailleurs.

Il ne coïncide pas à son idée. Il ne s’y ajuste pas.

Même quand il le voudrait.

C’est ça qui est beau, je trouve.

Et c’est ce qui le sauve, finalement, l’homme.

Oui. Le sauve.

 

Personnifier une idée me semble une chose fondamentalement anti-théâtrale.

Ça me semble un détournement philosophique de la chose théâtrale.

Une façon qu’aurait la philosophie, prétendument du dessus, d’annexer la chose théâtrale.

Une sorte de maladie que le théâtre peut facilement contracter ; à laquelle il est en tout cas largement exposé.

A laquelle, plusieurs fois même, il a largement succombé.

Une maladie de la technique. De la technologie. Finalement.

(Si les idées sont bien des armes, des outils de guerre. Et même peut-être, comme on dit, des outils intelligents – ce qui est sinon mensonge, abus de langage. Il y a la technique pour les former et la technologie pour les utiliser, ces armes qu’on parle.)

N’allez pas croire que je n’aime pas les idées. Ou les armes.

C’est beau – ça peut même être fascinant. Et ça peut être utile. Puisque c’est fait pour ça.

Et comme c’est dangereux, une idée, pour soi comme pour autrui, il faut s’y exercer.

Il faut apprendre. Les choses dangereuses, justement, sont celles qui le plus demandent apprentissage. Apprentissage et exercice. Travail.

L’homme a intérêt de savoir manier son arme. A intérêt à faire de l’arme son prolongement à lui, l’homme.

(Et pas l’inverse. Pas l’inverse. S’il est fasciné par son arme, son idée, et capturé par ce fétiche qu’il en aura fait, il ne s’en servira pas correctement.

Et déjà que savoir s’en servir correctement, de l’arme, ne lui garantit rien, à lui, l’homme, le mortel…)

 

Et bien sûr qu’il faut faire du théâtre avec des idées.

Avec des armes et des affrontements.

Avec des hommes qui s’affrontent avec des armes.

Mais des hommes qui ne soient pas salopement ramenées à leurs seules armes ou à leurs seules idées.

Personnifier une idée me semble une maladie fondamentalement anti-théâtrale.

Une maladie terrible, qui réduirait l’homme à son arme et l’arme à sa seule efficace.

Qui représenterait l’homme comme une machine logique, ou dialogique si vous y tenez,  aux prises avec une situation ambiguë.

Une maladie terrible, à certains terriblement rassurante aussi, qui ferait de l’homme une simple unité comptable.

Comme une munition. Une munition à utiliser dans la grande bataille invertie des idées.

(C’est de ça en tout cas que c’est le miroir, un théâtre des idées.)

Un théâtre des idées, ça vous aura vite fait de tourner à l’idéologie.

Et le pluriel à idées, ça vous aura vite fait de masquer qu’il n’y a de fond en comble à l’œuvre qu’une idéologie.

Une seule à la fois, du moins.

Et que la chose tout entière a déjà tourné propagande.

Ça vous aura vite fait d’être plus mort que vrai.

Avec cet air de vous faire croire qu’on trouve la vérité par les idées, par leur confrontation.

Qu’est-ce que ça serait donc, cette vérité qui déboucherait sur de bons résultats tout vrais sur le papier ou la scène et jamais dans la vie (je sais, ce dernier mot est scandaleux) ?

 

Comprenez-moi, je ne nie pas du tout l’existence des situations ambigües.

Bien au contraire. Mais enfin, elles ne naissent pas comme ça, tout armées, pour donner à l’homme des problèmes sur lesquels exercer sa raison.

(C’est une idée d’écolier, ça ; ou de professeur d’université (ce sont les derniers écoliers, ces gosses que la III° République n’aurait pas entrés en sixième et qui finissent thésards tout emberlificotés dans des mots un peu trop compliqués pour eux et masquant mal leurs petites opinions sur le monde).)

C’est l’homme, qui est ambigu.

Et partant, pour ainsi dire, toutes les situations dans lesquelles il se trouve.

Toutes situations humaines, donc.

Parce qu’il n’est justement  pas une machine logique, l’homme.

Ça n’a pas peur, ça ne panique pas, une machine. Pas davantage ça n’hésite, espère ou bande.

(Même si ça peut rater aussi, s’enrayer, une machine. Preuve que c’est de fabrication humaine, peut-être, et donc que c’est vicié de départ. Mais ça ne meurt pas, une machine ; ça s’arrête, explose, dysfonctionne, ça ne meurt pas. Ça ne crève pas. Ni même ne saigne. (C’est moins qu’une bête.))

Alors qu’un homme, je l’ai dit, ça n’est pas prévisible.

Ça peut même, assez vite, faire n’importe quoi, un homme.

Et pas du tout ce qu’il voulait. Et même mourir. N’importe quand et même n’importe comment.

Ou se tirer une balle dans le pied, dans la précipitation.

A cause d’une femme, d’un frère, d’une névrose, d’une pression artérielle, d’un mot, d’un taux d’alcoolémie.

Ça n’est pas du tout fiable, un homme.

C’est même pour ça que c’est beau.

 

 

Commentaires

  • Magnifico.

  • Beau, n'en sais rien; imprévisible, en tout cas, c'est sûr. Mystérieux du même coup. Je répète après vous, parce qu'il faudrait inscrire cette phrase au fronton de tous les théâtres : "Personnifier une idée me semble une maladie fondamentalement anti-théâtrale." Vrai pour tous ceux qui se mêlent de faire du théâtre, de l'auteur - race presque disparue, hein - au comédien (et à eux, leur dire aussi que personnifier une technique est aussi une maladie anti-théâtrale. La technique étant la seule idée du comédien de nos jours.) Bon, depuis un moment, j'ai une vraie dent contre les comédiens mais ça me passera je l'espère.
    Sophie a raison, il est très riche votre billet.

  • Merci, mon très cher ami, pour ce texte.

    Pourquoi Holbein, Holbein qui peint ces mains de la décomposition d'un corps imputrescible ?

  • @ Pedro : Simplement parce que c'est le tableau qui, à Bâle, a tant secoué et fait douter Dostoïevski.

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