Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Theatrum Mundi - Page 144

  • Immensité de Philippe Minyana (fabula rasa 3)

    1197278828.jpg

    J’aime bien Philippe Minyana : il faut pour tartiner à ce point-là rien moins que rien une sorte particulière de génie, fût-il immensément dérisoire ; et pour tirer de cette boursouflure de néant rien moins qu’une carrière, il faut une endurance, une persévérance, peut-être même une foi dans l’infatuation, qu’aucune sorte réelle de doute jamais n’entache. Pour répondre avec une aussi admirable continuité au commandement mutique de l’époque, qui veut – l’époque comme son commandement, puisqu’ils sont apparemment permutables à l’envi – que de ce rien l’on fasse du bruit (je songe au bruit que font les êtres humains, le plus souvent, lorsqu’ils s’imaginent parler), il faut avoir placé très tôt, et incessamment, donc, l’entièreté de son talent dans le travail de réticulation que demande, que dis-je ? qu’impose le théâtre de service public, en cela exactement identique au reste du monde, qu’il condamne pourtant à tour de bruit pour immoralisme du haut de ses chaires mortes. Mais tout de même, il ne s’était encore jamais vu qu’une œuvre aussi intégralement vaine et vide atteignît les sommets de la culture publique. Comprenez-moi bien, camarades : Philippe Minyana n’est pas une exception, il est simplement un pionnier et c’est bien différent. L’indifférence du public à son œuvre ne semble pas décourager un instant, bien au contraire, les petits décideurs autocrates de Ministère, lesquels sont bien évidemment, dès qu’il s’agit d’ordure et de pognon, imités par tout le jeu de dominos des « diffuseurs d’ambiance », directeurs de salles de spectacle pour la plupart, ces larbins strictement imbéciles chargés de veiller à ce qu’il faut bien nommer l’uniformité nationale de la diversité culturelle. Il a même pu se trouver que des lycéens des filières littéraires à option théâtre, bienheureux qui n’avaient même jamais entendu parler de Dom Juan, fussent contraints par les programmes de l’Education Nationale (sic) à « étudier » telle ou telle des déjections de notre dramoncule patenté. Et un tel héraut de la bouillie dramatique contemporaine, hissé jusques au faîte de cette gloire de pacotille que lui trament nuitamment les tâcherons du journalisme le plus confiné, et par ailleurs subventionné par ces mêmes décideurs autocrates, ne pouvait pas, comme pour justifier de son rang, ne pas à son tour s’entourer d’une courette de metteurs en scène en mal de reconnaissance, de comédiens et comédiennes cherchant d’improbables Molières dans les décombres partout étalés de l’intelligence. Rien donc, on le comprendra aisément, ne pourra me consoler d’avoir manqué le passage dans ma ville de la dernière déjection spectacularisée de notre dramoncule de service public, laquelle déjection n’est rien d’autre en réalité que l’offrande votive que doit Minyana au Système qui depuis longtemps maintient son indigence à hauteur de confort. Laquelle pièce a pour titre on ne peut plus profond – pour peu que l’on songe à la satisfaction de la corvée enfin achevée d’écrire, un tel titre s’éclaire de lui-même : Voilà ; laquelle pièce est présentée ainsi dans le programme du théâtre public de ma ville, sans qu’il ait semblé nécessaire à quiconque, tant la chose sans doute n’a pas semblé importante, de préciser à qui exactement on devait une telle prouesse d’analyse du réel (le réel, c’est ce qui a remplacé la réalité) : l’auteur, notre génie selon l’organigramme, ou son metteur en scène, demi-mondaine de système pouvant espérer au mieux le demeurer, ou encore un anonyme du théâtre d’accueil et paniqué de résumer l’indigence :

     

     

     

    « Épopée de l’intime, refrains et ritournelles du temps qui passe.

    Qu’est-ce qu’on dit, qu’est-ce qu’on fait quand on rend visite à quelqu’un ? On s’embrasse, on offre fleurs ou nougats ; on s’embrasse encore ; on demande des nouvelles, on rit, on rit si fort qu’on se met à tousser ; et puis on éternue. Il faut fermer la fenêtre ! Ah non ouvre la fenêtre ! On boit, on mange, saucisses ou riz pilaf ; on va dans le jardin. Ils sont beaux tes cognassiers !

    Et puis on se quitte ; on s’embrasse ; on se dit au revoir, à bientôt ! Et puis on revient, on s’embrasse, on offre fleurs ou nougats. Oh le beau foulard ! Mais non c’est un mouchoir ! On rit, on éternue. Oh, j’ai un frisson ! Ferme la fenêtre ! On s’étreint, on se fait des confidences. J’ai un traitement à la cortisone ! À la cortisone ! On toque à la porte ! Qui est-ce ? Ils reviennent encore. Le temps est passé. Ils ont des enfants. Oh les beaux enfants ! Coco prête ton jouet ! Mais où est la vieille Betty ? Et qui toque à la fenêtre ?
    Les trois amis viennent chez Betty, qui vit seule avec son chat. Où ça ? À Juvisy-sur-Orge ? Peut-être ! Il y a Ruth, qui a de beaux cheveux, Nelly qui rit à perdre haleine, Hervé, qui a une moustache. Hervé a un chien. Dans la maison de Betty il y a la cafetière, le coucou, une grande baie et une porte-fenêtre, des chats, des plantes. Ruth, Nelly, Hervé sont ses amis. »

     

     

     

    N’est-ce pas intégralement magnifique ? Et l’on voudrait que je me console d’avoir manqué une merveille de cet acabit ? Mais je triche, évidemment : Rien ne me console comme justement cette présentation ; elle a même l’étonnant mérite de discriminer comme parfaitement imbéciles les personnes qui, n’ayant aucun intérêt à se faire voir pour raisons de réticulation professionnelle, l’ayant lue, se sont néanmoins rendues au théâtre pour y voir Voilà de Philippe Minyana. Conclusion : Minyana est une Province du ridicule, Cantarella est son chef-lieu, Giorgetti son sinueux cours d’eau – sécheresse et grandes crues…

    Liens :

    Fabula rasa

    Joris Lacoste, génie (fabula rasa 2)

        

  • Placet beau

     

     

     

    Jour de poésie, sans doute (« Le français se cache pour mourir »). Le texte qui suit est de 2006 et je dois vous avouer qu’à l’époque, j’avais encore l’impression d’exagérer quelque peu…

    …Je publie donc ici, non sans une générosité certaine que mes détracteurs réactionnaires ne manqueront pas de me reprocher, ce modèle universel de lettre de candidature, de lettre de demande de subvention, de lettre de motivation, voire même, moyennant quelques changements légers, de lettre à un éditeur subventionné, modèle universel à l’usage de mes collègues auteurs dramatiques (1)… Ce geste charitable, totalement gratuit, devrait valoir aux signataires leur obole. J’ai moi-même à maintes reprises testé ce modèle ; toujours avec succès. Je recommande de conserver son titre (j’allais dire son « générique ») : Placet beau, lequel contient un jeu de mots de la plus belle facture impayée (comme ceux qu’on peut lire dans le quotidien Libération).

    Pour parler comme mon personnage : l’Ôteur, je dirai que : l’obligation de me citer n’est pas obligatoire.

    (1) On croyait savoir que la SACD s’occupait des auteurs et compositeurs dramatiques, dont elle est la société ; mais l’extension bien légitime d’une part de la notion d’auteur, la montée en puissance de l’analphabétisme égalitaire d’autre part, ont conduit à reconnaître, pour le seul spectacle vivant, des auteurs de : théâtre, théâtre musical, mime, arts du cirque, one man show (en français dans le texte), arts de la rue, opéra, spectacles de sketch(es) (idem), chorégraphie, comédie musicale, sons et lumières.  C’est dire si mon aide est précieuse.

     

    1708376801.gif

     

     

     

    L’ÔTEUR. – Ce placet beau, très beau, est vidament dédiécassé au Citoyen Suprême, lequel bien sûr ek-siste ainsi que tout le monde le suce. Faut-il le dire que le Citoyen Suprême c’est je-tu-vous dès lors qu’il n’y en a plus rien du tout de l’individuel dedans, c’est n’importe lequel des qui qui ne se l’envoie pas dire et le dit lui-même de lui-même que c’est lui. Ou toi. Mais surtout moi. Parce que l’Etat c’est moi et que moi, l’Etat je lui chie sur sa gueule.Voilà pourquoi que mon teste, beau comme ma semence, en même temps c’est vachement digne de se faire recevoyer par vous, ô Citoyen Suprême ! Et donnez-moi seulement du popognon et je serai guéri de pas recommencer encore. J’espère que vous me comprendez. D’autant que j’y ai droit à le pognon, vu la rage de révolte dedans que j’ai. Car parce que c’est là que je la fais, ma référence humblement. Car en tant qu’artisteur globalisé je me comprends moi-même déjà pas mal. Oué. Même que j’en ai causé avec des amis à moi qu’ils étaient bien d’accord après des bières que mon teste il est génial.

    Bref, tout ça le théâtre c’est que pour dire que les artistes ils sont comme les citoyens, je veux dire unis ensemble mais avec des grumeaux de communautés rouges plein partout dedans quand même en plus, comme les morceaux de fruits dans les yaourts je sais plus lesquels. Car c’est du yaourt superpositif oué, la Républicité de la démocrasse. Mais aussi que si les artistes ils sont comme les citoyens alors aussi l’inverse c’est vrai que les citoyens ils sont comme les artistes, y a pas de raison. Bref quoi, ici c’est suprême qu’il est le Citoyen, surtout qu’il lutte contre. Car parce que c’est un rebelle avant tout, tu vois ? que le citoyen sans rien, en fait il a tout dedans qui fait qu’il est pareil que les autres, quoi. C’est un artiste, si tu veux. Comme nous tous si qu’on veut, merde. Et on va tout niquer le pays comme une pétasse dans la tournante.

    Voilà, Citoyen Suprême, c’est pour toi ce placet beau subversé, et puisque c’est kif-kif c’est aussi de toi un peu qu’il est, ce placet ; et si que je le dis c’est pour dire merci comme quoi tu nous a éduqués bien dans ta sorbonne d’où qu’on vient. Qu’on est là nous aussi pour les péter les enculés de gens pas-qui-résistent, oué, et faire sur les trottoirs des flaques de sang comme une grosse et virginique œuvre d’dard. Oué. Merci. Casse-toi, Président de mes couilles et merci pour les susventions de la culture.

  • La Guerre civile, par Henry de Montherlant

     

    762718243.jpg

     

    La dernière pièce d’Henry de Montherlant porte le titre joli de La Guerre civile. Elle fut représentée pour la première fois (et non « créée », ainsi que disent les cons temporains) au Théâtre de l’Œuvre le 27 janvier 1965, mise en scène par Pierre Dux (et non « dans une mise en scène de », idem), dans un décor de Georges Wakhévitch (je ne vous fais pas le coup de la « scéno » plus ou moins « graphie »)… Grâce aux bons soins des éditions Gallimard, et de la Pléiade, je puis vous citer aujourd’hui l’intégralité de la première réplique de la pièce, portée par la « Figure » de la Guerre civile personnifiée (« voix de femme, dans la fosse », mentionne fort joliment la distribution), laquelle réplique ouvre l’acte premier, titré Mors et fricum (c'est-à-dire : mort et fric).

    La troisième photographie nous montre Pierre Fresnay dans le rôle de Caton et Pierre Dux dans celui de Pompée. (Les première et troisième photographie proviennent du site :  http://www.montherlant.be/index.html.)

     

    1468515623.jpg

     

    Rideau baissé, la voix – féminine – de la Guerre civile éclate avec véhémence, de la fosse de l’orchestre.

     

    LA GUERRE CIVILE. – Je suis la Guerre civile. Et j’en ai marre de voir ces andouilles se regarder en vis-à-vis sur deux lignes, comme s’il s’agissait de leurs sottes guerres nationales. Je ne suis pas la guerre des fourrés et des champs. Je suis la guerre du forum farouche, la guerre des prisons et des rues, celle du voisin contre le voisin, celle du rival contre le rival, celle de l’ami contre l’ami. Je suis la Guerre civile, je suis la bonne guerre, celle où l’on sait pourquoi l’on tue et qui l’on tue : le loup dévore l’agneau, mais il ne le hait pas ; tandis que le loup hait le loup. Je régénère et je retrempe un peuple ; il y a des peuples qui ont disparu dans une guerre nationale ; il n’y en a pas qui aient disparu dans une guerre civile. Je réveille les plus démunis des hommes de leur vie hébétée et moutonnière ; leur pensée endormie se réveille sur un point, ensuite se réveille sur tous les autres, comme un feu qui avance. Je suis le feu qui avance et qui brûle, et qui éclaire en brûlant. Je suis la Guerre civile. Je suis la bonne guerre.

     

    1331520093.jpg
  • La Tectonique des sentiments, d'Eric-Emmanuel Schmitt

    86602045.jpg

    Je n’avais jamais lu aucun livre d’Eric-Emmanuel Schmitt, et je ne retrouve pas, dans l’entrelacs de mes a priori et contradictions, au moment d’écrire cette note, les raisons qui ont bien pu me pousser à récemment acquérir ce bouquin. La Tectonique des sentiments est une bonne pièce ; elle s’ouvre sur une première scène de grande maîtrise technique et jusqu’à son dénouement poursuit sans faiblir. Aucun personnage, sauf un peut-être, n’est raté ; aucune scène et aucune situation ne paraissent qui ne sont justifiées ; aucune phrase, même, peut-être, n’est de trop. Les didascalies mêmes, de nos jours si méprisées – et parfois même avec talent –, ne rechignent pas, très romanesquement, à la plus fine, quoique concise, psychologie. L’histoire d’amour, les histoires d’amour vraies et fausses, superficielles ou profondes, leur réversibilité, en un mot : leur tectonique, sont très claires, très lisibles en leur complexité, et jamais pourtant caricaturales. C’est très réussi, donc, agréable à lire (et certainement aussi, très difficile à jouer).

    Diane se venge de Richard, dont elle imagine qu’il ne l’aime plus. Voilà l’histoire (je n’en dirai guère plus : vous n’avez qu’à lire le bouquin ou, si vous êtes fainéant, aller voir la pièce).

    Le personnage de Diane est très réussi, celui de sa mère est une merveille, les deux putes roumaines engagées pour piéger Richard sont très justes, et tous ces personnages ne seraient pas réussis si les relations entre eux n’étaient pas elles aussi réussies. Le personnage à mon sens le moins réussi est finalement Richard, mais je n’en suis pas certain : il subit tout, et l’auteur à dessein lui fait jouer la carte de tout subir toujours, et de tout accepter. C’est peut-être le personnage le plus complexe, le plus silencieusement complexe ; et si je dis qu’il est peut-être le moins réussi, c’est simplement parce que je me demande si un tel personnage est vraisemblable (je sais, la catégorie selon certains date un peu), non pas en soi, mais dans cette pièce-là et face à cette femme-là, qu’est Diane…

    La pièce non plus, sans s’y appesantir jamais, dégage tranquillement son fond politique (au sens le plus élevé) : un couple de la haute société en train de se défaire, de ne pas renoncer aux désormais très puissants appâts d’un adolescence imbécile, couple dont la femme, politicienne humanitaire, est vouée par profession à l’amélioration des conditions de vie de prostituées devant par définition cesser de l’être ; un faux binôme mère-fille de manipulatrices elles-mêmes manipulées constitué en réalité de deux putes roumaines ; une mère aimant sa fille non sans regretter qu’elle soit ce qu’elle est, du fait peut-être d’un père absent ; une maladie fantasmatique, pour ne pas dire maladive, planant sur l’ensemble, et justifiant au passage les pires saloperies frigides ; subissant tout cela enfin, un homme, au statut très particulier, trouvant peut-être dans l’acceptation de tout le moyen de ne rien réellement céder, et dans l’aveuglement la possibilité de voir…

    Je m’aperçois que dès que j’évoque cet homme, Richard, je dis : peut-être… Et que cela serve de conclusion.

  • Une clope de Pâques

     

     

     

     

     

    A six heures trente, je suis sorti de la maisonnette de vacances à l’équipement standard tout au bout de la petite ville et, sous un crachin léger de neige fondue, j’ai regardé longuement le paysage désolé devant moi, la rivière grise et rapide aux reflets marron noir, les arbres encore d’hiver, le pont métallique d’un vert atroce sur le chemin de fer qui semble-t-il ne sert plus, les maisons vieilles parsemées sur les monts ternes. Sous le ciel gris pâle aux nuances de plomb, la vue déployait cette sérénité de la tristesse, immense et majestueuse, finalement reposante. Cette vallée du Lot, à tout prendre, et à rebours de l’imagerie touristique, aurait pu aussi bien être une vallée d’Ardennes ou du Jura, des Vosges ou de Haute-Marne, tant est présente cette parenté de pauvreté et, à travers elle, cette humilité somptuaire des hommes qui travaillent la terre, qui travaillent à la terre et ressemblent à leur terre, ce monde ancien, déjà cassé, que nous voulons détruire encore, ce monde simple et dur dont, compliqués et mous pour rien, nous sommes l’antithèse, ce monde qui ne nous fait plus même honte, ce monde que nous voulons oublier et que donc, nous ne voyons déjà plus, ce monde de silence que notre indifférence de bruit et de fureur ravage absolument, ce monde témoignant aujourd’hui du passé de nos pères et dont nous ne voulons plus rien savoir ou aimer, tant nous sommes occupés et possédés à jouir sans retenue de nos déprédations bariolées. Pas davantage que nous ne voulons aimer ou savoir ce monde ancien, nous ne parvenons ordinairement à comprendre la haine lente qui nous meut, la haine insue qui nous commande, nous qui en elle nous mouvons comme naturellement, cette haine désormais qui est l’air même que nous respirons. Il y a sur la rivière une digue de grosses pierres que des mains d’hommes ont jadis assemblée, une grue de chantier de métal gris aux terminaisons jaunes, et partout alentour dans ce dimanche de Pâques qui dort, des tâches de verdure morne dans un pays marron gris.

    Mon café à la main, j’ai allumé une cigarette et je me suis dit que les paysages tristes et souvent anodins des campagnes de France étaient ce qui restait de la vieille Chrétienté ; que ce paysage sous mes yeux, comme tant d’autres, était plus chrétien en tout cas que cette église désaffectée puis réaffectée à autre chose, et peu importe quoi, dans laquelle, hier, nous avons joué notre spectacle, Ce que j’ai fait quand j’ai compris que j’étais un morceau de machine ne sauvera pas le monde ; que ce festival pour lequel j’étais là, pour lequel mes compagnons endormis et moi avions fait ce voyage, que ce festival de vulgarité et d’abjection qui avait en sa programmation coincé mon produit de consommation culturelle entre les compagnies aux noms évocateurs : Mornifle et La Torgnole, était en somme sinon le plus imbécile des fleurons de notre époque, du moins le plus significatif et le plus voué à l’expansion et donc aussi le plus assassin. Je me suis dit aussi que je travaillais décidément au cœur même de la haine et de la destruction, dans la plus grande entreprise de déculturation, fonctionnant maintenant, depuis deux bons siècles qu’elle est sur le marché, à son rythme de croisière, et qui prend donc le nom désormais monstrueux de culture ; laquelle entreprise ne se contente pas seulement d’installer ses chapiteaux mortifères à côté des églises, mais vient faire au-dedans éclater sa parole de néant, sa sinistre parole nivelant d’une autorité qu’elle ne s’avoue pas détenir toutes les aspérités réelles de la vie, son abjecte parole horizontalisant de force toute velléité même de verticalité, sa parole enfin criminelle de préparer ainsi la voie au tout proche discours de haine enfin avouée qui finira d’achever cette civilisation à l’agonie, allah akbar. Je me suis dit encore que mes petits sabotages internes à cette machine de mort, si tant est déjà qu’ils ne sont pas l’excuse d’un cerveau débile, ne serviraient de rien tout simplement parce que cette machine dysfonctionne pour fonctionner, et que, même si je le sais, même si je le dis, même si je le hurle, ce ridicule dysfonctionnement picrocholin ne donnera pas même un hoquet à cette machine, ne suspendra pas un millième de seconde sa destruction de croisière. Et dans le même temps, ce paysage me reposait, et pas seulement de mes trois heures de mauvais sommeil pourri d’alcools ; ce paysage me reposait de moi, il me lavait ; plus, ce paysage simple et grandiose, à l’éradication totale duquel je travaille, et qui agonise sous notre travail de fossoyeurs ludiques et forcenés, trouvait encore, du fond de sa douleur, la force de pardonner son assassin. J’ai lancé le mégot dans l’herbe, et je suis rentré boire un autre café, faire mon sac, réveiller mes compagnons… Adieu Figeac et les rives du Célé, nous avions la France à traverser, ce jour de Pâques.