Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Theatrum Mundi - Page 146

  • J'écris du théâtre et c'est idiot

    Au fond, il en est bien peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose.

    Musil, L’homme sans qualités

     

    1636515298.jpg

    J’ai commencé d’écrire du théâtre quand j’ai compris qu’il était mort. Il y a dix ans. J’avais vingt-cinq ans. Et vraiment, je trouve plaisant d’écrire des dialogues quand la conversation est morte ; plaisant d’écrire de très réels conflits quand les versions officielles prétendent sans honte à la socialisation pacificatrice, au Consensus ; plaisant de sexuer des personnages qui eux-mêmes, comme tout le monde, rêvent d’unifier le genre humain dans le maternage global ; plaisant de fabriquer des situations concrètes quand l’abstraction pathogène étend sa domination ; plaisant de parler sans métaphore exotique d’ici et d’aujourd’hui quand les arts alités dans l’unité de soins palliatifs étatico-européenne – en guise d’euthanasie, peut-être – se font humanitaire invitation au rêve, à l’émotion ou à la poésie ; plaisant de penser tout cela comme autant de preuves étranges et violemment paradoxales nommant l’incomparable ordure de l’époque.

    Bref, je trouve plaisant d’écrire du théâtre quand il n’y en a plus. Il se peut que tout le monde vous dise qu’il n’y en a jamais eu autant, mais ça n’a aucune espèce d’importance.

     

    A l’origine, il y eut la tragédie et la comédie, dont relèvent encore, s’en croiraient-elles affranchies, toutes nos formes bâtardes.

    La tragédie soutient les fictions et les mythes à l’origine du pouvoir ; ainsi soutient le pouvoir. La tragédie met en scène la Référence. C’est son boulot. Elle est cause que le théâtre appartient à l’Etat. Elle trouve parfois une marge de manœuvre nouvelle quand l’Etat veut oublier une partie de sa fiction originelle. La tragédie, néanmoins, se reconnaît à ce qu’elle est toujours sérieuse ; elle est même le modèle absolu de l’esprit de sérieux.

    La comédie, quant à elle, a une tendance certaine à méchamment abîmer tout ce qu’elle touche. La première comédie d’Aristophane, hélas perdue, lui vaut alors d’échapper de justesse à une condamnation à mort pour haute trahison. Tartuffe, L’Ecole des femmes, Le Misanthrope et même Dom Juan ne sont pas des tragédies ; le scandale les accompagne. Ubu Roi non plus n’est pas une tragédie. Tout cela n’est pas sérieux. Si la comédie appartient pour partie à l’Etat ou à ses produits dérivés décentralisés, c’est dans l’exacte mesure où celui-ci veut l’empêcher de rire (je ne parle pas ici du rire du public, mais du rire de la comédie même). Tout ce qui se place sous le plus ou moins haut patronage de l’Etat, s’il peut parfois faire rire, doit jurer que pour sa part il ne sait pas du tout rire. Et bien rares sont hélas les parjures…

    Il n’y a plus apparemment aujourd’hui de tragédie. Ses avatars néanmoins sont bien là : tout ce qui parle sérieusement de soi-même en relève. Et force est de constater que l’Etat, qui n’est plus Providence et qui est même déjà carrément Banqueroute, ne cesse pas d’inclure, d’acheter : plus que jamais  il a besoin de soutien. Les anciens arts populaires moribonds, cirque, marionnettes ou danse, sont devenus très sérieux, soutenus par des masses énormes de discours sociopolitiques en amont : ils ne rigolent pas avec les messages citoyens et muets qu’ils ont à délivrer. Le texte disparaît ; l’image règne, l’abrutissement musical gouverne ; les auteurs classiques sont ringards quand ils ne sont pas tout bonnement protofascistes.

    Ce nouveau théâtre, qui va parfois jusqu'à lui-même se prétendre post-dramatique, soutient bien la nouvelle normativité anti-normative. Il montre aussi, en négatif, quel est ce nouveau pouvoir analphabète ; et quel effondrement de la raison cache réellement notre nouvelle gloriole démocratique. Tous ces navrants spectacles où d’identiques artistes analphabètes disent ce qu’ils ont à dire, sont hélas les tragédies de notre époque. Ces abrutis incultes, collectivement, sont Racine. Ces danseurs syndiqués évoluant à quatre pattes, multimédiés en temps réel, couverts de sperme, écrasés sous leurs propres hurlements évidemment subversifs, sont Hugo, Corneille, Claudel – qui vous voudrez. Il semble bien que le pouvoir aujourd’hui ne puisse plus être soutenu qu’ainsi : il a ce qu’il mérite.

    Il reste encore deux ou trois archaïques attardés qui mettent en scène les vrais textes de Corneille, Péguy ou même Brecht (désormais. Car la raison qui mettait en tension dialectique la conservation et le progrès est morte effondrée sous le déluge de citoyenneté citoyenne, totalitarisme antiraciste paradoxalement hérité du nazisme.) ; mais cette anomalie réactionnaire en quoi consiste de soutenir une forme dépassée du pouvoir, sera bientôt définitivement résorbée dans des flots de soi-disant langages visuels et inarticulés incomparablement plus modernes.

    La plupart des comédies aujourd’hui vautrées sur le marché, jouent aussi dans cette misérable cour-là ; qu’elles le veuillent à toute force ignorer n’y change rien. Elles font rire des crétins formatés, dans une ambiance conviviale fabriquée à la chaîne. Car les comédies, elles aussi désormais, sont là pour transmettre des messages citoyens et subversifs complètement neuneus. La comédie s’est vendue pour faire rire ; elle parle avec un sérieux de plomb et gagne à sa cause, sans résistance aucune, des parterres de cadavres – de sept à soixante-dix sept ans.

    Reste la comédie qui rit plutôt qu’elle ne fait rire.

    Il se peut même qu’elle ne soit pas drôle du tout, puisqu’elle ne se définit que de finir bien ; il se peut même qu’elle finisse mal, contrairement à sa définition canonique, parce que c’est aujourd’hui la meilleure fin possible, et surtout la seule vraie ; il se peut même qu’elle viole l’obligation poétique de faire des métaphores floues, c’est-à-dire complaisantes, et parle concrètement de choses concrètes (quoi de plus amusant aujourd’hui que d’appeler un chat un chat, une chatte une chatte ?). – Mais il se peut aussi qu’elle protège formidablement quiconque vient en son rire s’abriter.

    C’est ce que, personnellement, et contre tout le reste, j’appelle le théâtre. Il est rare. Tant mieux. Quand bien même on considérerait cela comme une sorte d’exil, la santé de fer de son texte peut suffire. Il peut aussi être représenté, ce théâtre, puisque ça n’a plus d’importance. Restez chez vous.

    Février 2006

     

  • Attention ! Une transparence peut en cacher mille autres...

    – La transparence, c’est ce qui cache le cancer.

    Disait François Mitterrand.

    Il ne l’a peut-être pas dit, certes. Mais je tiens ici qu’il l’a dit.

    – Et pas seulement le mien.

    Ajoutait-il, roué.

     

    Il faut dire que François Mitterrand a beaucoup vécu sur le mythe étrange qu’il aurait pu être écrivain. Et grand écrivain, donc… Il y a des gens qui m’en parlent encore, l’admiration bavant aux commissures.

    Pourtant, dans la réalité, c’est Charles de Gaulle qu’on peut lire en Pléiade.

    Transparence, quand tu nous tiens.

     

    Avant la transparence, l’Etat ne se sentait pas tenu de dire tout ce qu’il faisait.

    Depuis la transparence, l’Etat est tenu de dire tout autre chose que ce qu’il fait.

    L’Etat cachait des choses ; désormais il ment, et plus exactement peut-être : il parle à côté, de plus en plus à côté, déjà très loin d’à côté, sans plus aucun rapport avec la réalité de ce dont il parle, etc.

    L’Etat bien sûr a toujours menti ; mais il ne mentait que sur ce qui ne pouvait pas ne pas se savoir. Et il parlait juste à côté : il trichait. Et trichait pour gagner. Tricher pour gagner, cela demande une connaissance précise de la réalité du jeu des partenaires, des adversaires.

    Il y a toujours eu du secret, du secret d’Etat, du secret-défense, même. Avant la transparence. Et heureusement. Mais depuis la transparence, pour conserver le secret, il faut inventer de toutes pièces une autre histoire – celle là même qu’on lui livre –, une histoire qui n’a plus aucun lien à la réalité. Et cette histoire-là, il va falloir la maintenir dans le temps, lui faire servir de base aux suivantes, lesquelles vont s’empiler là, etc.

    Maintenant, l’Etat ment, communique si vous préférez, sur un empilement délirant de mensonges. Il ne peut pas se permettre de revenir en arrière. (Précisément, il ne s’agit même plus d’affabulation, il ne s’agit plus d’arranger à sa façon la réalité.) Alors les mensonges accumulés deviennent un discours officiel complètement déviant (et non pas parallèle, ce qui signifierait qu’il reste à même distance toujours de la réalité), un discours bouclé sur lui-même, un discours duquel on ne peut pas sortir sous peine d’effondrer tout l’édifice. Un discours de plus en plus éloigné de la réalité, de toute réalité, et qui surtout n’y a plus accès. Le moindre accès, même accidentel, à la réalité effondrerait tout le langage de l’Etat.

    La transparence est le délire paranoïaque de l’Etat.

     

    On me dira que l’exercice du pouvoir a toujours demandé quelques vertus de raisonnement paranoïaque ; et que la désinformation a toujours existé. Bien sûr. Mais je dis en somme ici que justement, ce sont ces choses-là qui ont disparu : l’exercice paranoïaque ne consiste plus à calculer dans le langage l’écart le plus judicieux entre la réalité et le discours sur elle : il a perdu la raison quand il n’a plus eu en vue les rives de la réalité ; quant à la désinformation, il fallait bien, pour qu’elle fût, qu’elle se glissât entre d’autres informations entretenant à la réalité un rapport calculé de discours.

    Il n’est pas question ici de nier, on le voit, l’existence toujours d’un écart entre discours et réalité : il est seulement question de dire que cet écart est immense et va croissant, parce que l’accumulation de discours s’écartant toujours davantage de la réalité a perdu de vue celle-ci.

     

    Fleurissent donc également, de plus en plus, en marge du discours officiel, d’autres discours paranoïaques. Ils sont le produit de gens qui, trouvant le discours officiel fou, décident de retrouver la réalité. Mais comme ils n’ont aucun moyen rationnel de retrouver la réalité occultée, opacifiée par toutes ces couches de transparence délirante, ils finissent par décider de ce qu’elle serait devenue. Ce qui donne ordinairement n’importe quoi. Du complot, paranoïa contre paranoïa, au n’importe quoi idéologique, utopique, lui aussi définitivement déconnecté de toute réalité.

    Mais le discours officiel de transparence est parvenu à un point de délire tel qu’il ne sent plus la moindre nécessité de réfuter (au nom de quoi, d’ailleurs ?) ces discours marginaux : il lui est en effet beaucoup plus simple de les intégrer directement à son discours.

     

    La transparence paranoïaque est en expansion carcinomique.

    Le cancer a gagné la transparence.

    La transparence ne sert donc pas, ou plus, seulement à cacher le cancer. Elle sert surtout à cacher qu’elle est elle-même le cancer.

    Le cancer de la transparence a notamment permis de transformer le vieux régime politique clos de la démocratie en processus ouvert de démocratisation permanente. Voilà un bel exemple d’expansion carcinomique de la démocratie cancerisée.

    Le nombre de délirants, de transparents, évidemment, augmente à mesure.

     

    Le délire de l’actuel Président de la République, par exemple, n’est pas en lui-même aussi intéressant que le nombre et l’ampleur de ceux qu’il provoque chez ses partisans comme chez ses détracteurs (journalistes inclus). Délires politico-médiatiques dont il (le délire de l’actuel Président) va devoir tenir compte, et auxquels il va répondre…

    Le délire engendre le délire.

     

    Ainsi est-il devenu parfaitement démocratique de dire n’importe quoi.

    Peut-être même n’est-il plus possible, par temps de démocratisation carcinomique, que de dire n’importe quoi.   

    C’est le genre de folie qui indifférencie tout au nom des différences, et de leur respect.

     

    Un seul exemple, en forme de boutade :

    Au nom du respect des différences, l’idéologie de l’indifférenciation sexuelle voudrait qu’il n’y ait plus de différences entre un père et une mère, ce qui devrait permettre d’ouvrir le mariage et conséquemment la « parentalité » (mot récent, issu directement du délire) à toutes sortes de couples – et pourquoi pas, tant qu’on y est, à des couples de trois, de cinq, de neuf, dont un transsexuel, une chèvre et une divinité aztèque disparue ?...

    Et en effet, il n’y a déjà plus réellement ni père ni mère, mais en quelque sorte des trans-parents.

  • Thrène

     

     

    La première des cinq pièces de ce roman qu’est Tout faut, s’appelle Dans les Provinces de l’Ennui. Y revient quelquefois ce refrain, colère plus que douleur, ou selon les moments l’inverse :

     

     

    Oh little child

    You gonna die

    And we’ve got no more weapons for you

     

     

    Je n’avais jamais pensé à isoler ces trois pauvres lignes sur Theatrum mundi.

    C’est vous dire si je suis en forme.

     

    D’une humeur à aimer le mot : thrène.

    Et pourtant, c’est une espèce de gospel que j’entends.

    Ou Nick Cave…

     

    J'ai fredonné ça en boucle, des jours.

    En l'an de grâce 2005.

     

    Whisky. Cigarette.

  • Notation, étymologie, symbole : un paragraphe de Cicéron

    1144707548.jpg

     

    « On tire aussi beaucoup de l’étymologie (notatio). Cela consiste à faire sortir son argumentation du sens d’un mot, ce que les grecs appellent « etumologia » *, c’est-à-dire en un mot, ueriloquium (1). Mais nous, fuyant un mot nouveau insuffisamment harmonieux, nous appliquons à ce groupe de phénomènes le mot notatio, parce que les mots sont le signe (nota) des choses. Aussi Aristote emploie-t-il de même en grec « sumbolon » *, qui correspond au latin nota. D’ailleurs, comme la chose est claire, il faut moins s’inquiéter du nom. »

     

    Cicéron, Topiques, § 35

    Les Belles Lettres, 2002, première édition 1924, texte établi et traduit par le (naguère) célèbre Henri Bornecque.

     

    * En grec dans le texte (je ne dispose pas d’une police grecque).

    (1) Mot à mot « véritable acception du terme ». (Note de H. Bornecque.)

     

     

  • Monde ancien (petit passage chez Guillaume Apollinaire)

    1172941236.jpg

    – Ont succédé à la grandeur mythique du service et de l’humilité, les bassesses concurrentes de la servilité et de l’humiliation. Cela sépare le monde ancien du monde moderne, le monde sous Dieu du monde du que dalle incessamment renouvelé.

    C’est ce que j’ai balancé comme ça, ce matin, au petit déjeuner.

    – D’un autre côté, le monde moderne a commencé il y a bien longtemps déjà d’être vieux. Peut-être même est-il né vieux. C’est peut-être cela que voulait dire Apollinaire…

    Silence consterné de la cafetière. Je suis sorti fumer une cigarette. Avec un vieux Pléiade.

    Je pensais au début de « Zone », le premier poème du (mal plutôt que trop) célèbre Alcools.

     

     

     

    A la fin tu es las de ce monde ancien

     

    Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

     

    Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

     

    Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes

    La religion seule est restée toute neuve la religion

    Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

     

    Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme

    L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X

    Et toi que les fenêtres observent la honte te retient

    D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin

    Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

    Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

    Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières

    Portraits des grands hommes et mille titres divers

     

     

    Rien de cela n’a vieilli (c’est bien plutôt notre regard sur ces choses qui a vieilli). Le poème est de 1912…

    Si ce poète immense avait survécu un peu davantage à la Grande Guerre, Breton et ses sbires n’eussent pas pu lui voler tout, et tout pourrir, à commencer d’ailleurs par le trop fameux substantif qu’il avait inventé pour expliquer son drame (patriotique et incitant les gens à repeupler la France) Les Mamelles de Tirésias : « surréalisme ».

     

     

    « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue, qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. »

     

     

    Mais Apollinaire mourut vite. Et Breton vint, pour lui piller son œuvre et interdire à ses ouailles le théâtre (premier accès totalitaire de haine du théâtre au vingtième siècle – de la part d’un artiste ou prétendu tel, du moins).

     

    J’avoue essayer d’imaginer parfois, mais sans du tout y parvenir, à quoi aurait pu ressembler, à quoi pourrait ressembler une conversation entre Guillaume Apollinaire et Charles Péguy…

     

    Et moi qui ne suis guère féru de poésie, je trouve chez Apollinaire une fluidité claire, cette liberté que je ne trouve presque nulle part ailleurs : l’idée peut-être qu’écrire un poème n’est pas une chose grave.

     

    Une chose encore. (Voilà à quoi mène de balancer des âneries dès le petit déjeuner.) Deux vers, venus de «  L’Adieu du Cavalier », tiré des Calligrammes, dont le seul premier est plus que rabâché :

     

     

    Ah Dieu ! que la guerre est jolie

    Avec ses chants ses longs loisirs