Au fond, il en est bien peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose.
Musil, L’homme sans qualités
J’ai commencé d’écrire du théâtre quand j’ai compris qu’il était mort. Il y a dix ans. J’avais vingt-cinq ans. Et vraiment, je trouve plaisant d’écrire des dialogues quand la conversation est morte ; plaisant d’écrire de très réels conflits quand les versions officielles prétendent sans honte à la socialisation pacificatrice, au Consensus ; plaisant de sexuer des personnages qui eux-mêmes, comme tout le monde, rêvent d’unifier le genre humain dans le maternage global ; plaisant de fabriquer des situations concrètes quand l’abstraction pathogène étend sa domination ; plaisant de parler sans métaphore exotique d’ici et d’aujourd’hui quand les arts alités dans l’unité de soins palliatifs étatico-européenne – en guise d’euthanasie, peut-être – se font humanitaire invitation au rêve, à l’émotion ou à la poésie ; plaisant de penser tout cela comme autant de preuves étranges et violemment paradoxales nommant l’incomparable ordure de l’époque.
Bref, je trouve plaisant d’écrire du théâtre quand il n’y en a plus. Il se peut que tout le monde vous dise qu’il n’y en a jamais eu autant, mais ça n’a aucune espèce d’importance.
A l’origine, il y eut la tragédie et la comédie, dont relèvent encore, s’en croiraient-elles affranchies, toutes nos formes bâtardes.
La tragédie soutient les fictions et les mythes à l’origine du pouvoir ; ainsi soutient le pouvoir. La tragédie met en scène la Référence. C’est son boulot. Elle est cause que le théâtre appartient à l’Etat. Elle trouve parfois une marge de manœuvre nouvelle quand l’Etat veut oublier une partie de sa fiction originelle. La tragédie, néanmoins, se reconnaît à ce qu’elle est toujours sérieuse ; elle est même le modèle absolu de l’esprit de sérieux.
La comédie, quant à elle, a une tendance certaine à méchamment abîmer tout ce qu’elle touche. La première comédie d’Aristophane, hélas perdue, lui vaut alors d’échapper de justesse à une condamnation à mort pour haute trahison. Tartuffe, L’Ecole des femmes, Le Misanthrope et même Dom Juan ne sont pas des tragédies ; le scandale les accompagne. Ubu Roi non plus n’est pas une tragédie. Tout cela n’est pas sérieux. Si la comédie appartient pour partie à l’Etat ou à ses produits dérivés décentralisés, c’est dans l’exacte mesure où celui-ci veut l’empêcher de rire (je ne parle pas ici du rire du public, mais du rire de la comédie même). Tout ce qui se place sous le plus ou moins haut patronage de l’Etat, s’il peut parfois faire rire, doit jurer que pour sa part il ne sait pas du tout rire. Et bien rares sont hélas les parjures…
Il n’y a plus apparemment aujourd’hui de tragédie. Ses avatars néanmoins sont bien là : tout ce qui parle sérieusement de soi-même en relève. Et force est de constater que l’Etat, qui n’est plus Providence et qui est même déjà carrément Banqueroute, ne cesse pas d’inclure, d’acheter : plus que jamais il a besoin de soutien. Les anciens arts populaires moribonds, cirque, marionnettes ou danse, sont devenus très sérieux, soutenus par des masses énormes de discours sociopolitiques en amont : ils ne rigolent pas avec les messages citoyens et muets qu’ils ont à délivrer. Le texte disparaît ; l’image règne, l’abrutissement musical gouverne ; les auteurs classiques sont ringards quand ils ne sont pas tout bonnement protofascistes.
Ce nouveau théâtre, qui va parfois jusqu'à lui-même se prétendre post-dramatique, soutient bien la nouvelle normativité anti-normative. Il montre aussi, en négatif, quel est ce nouveau pouvoir analphabète ; et quel effondrement de la raison cache réellement notre nouvelle gloriole démocratique. Tous ces navrants spectacles où d’identiques artistes analphabètes disent ce qu’ils ont à dire, sont hélas les tragédies de notre époque. Ces abrutis incultes, collectivement, sont Racine. Ces danseurs syndiqués évoluant à quatre pattes, multimédiés en temps réel, couverts de sperme, écrasés sous leurs propres hurlements évidemment subversifs, sont Hugo, Corneille, Claudel – qui vous voudrez. Il semble bien que le pouvoir aujourd’hui ne puisse plus être soutenu qu’ainsi : il a ce qu’il mérite.
Il reste encore deux ou trois archaïques attardés qui mettent en scène les vrais textes de Corneille, Péguy ou même Brecht (désormais. Car la raison qui mettait en tension dialectique la conservation et le progrès est morte effondrée sous le déluge de citoyenneté citoyenne, totalitarisme antiraciste paradoxalement hérité du nazisme.) ; mais cette anomalie réactionnaire en quoi consiste de soutenir une forme dépassée du pouvoir, sera bientôt définitivement résorbée dans des flots de soi-disant langages visuels et inarticulés incomparablement plus modernes.
La plupart des comédies aujourd’hui vautrées sur le marché, jouent aussi dans cette misérable cour-là ; qu’elles le veuillent à toute force ignorer n’y change rien. Elles font rire des crétins formatés, dans une ambiance conviviale fabriquée à la chaîne. Car les comédies, elles aussi désormais, sont là pour transmettre des messages citoyens et subversifs complètement neuneus. La comédie s’est vendue pour faire rire ; elle parle avec un sérieux de plomb et gagne à sa cause, sans résistance aucune, des parterres de cadavres – de sept à soixante-dix sept ans.
Reste la comédie qui rit plutôt qu’elle ne fait rire.
Il se peut même qu’elle ne soit pas drôle du tout, puisqu’elle ne se définit que de finir bien ; il se peut même qu’elle finisse mal, contrairement à sa définition canonique, parce que c’est aujourd’hui la meilleure fin possible, et surtout la seule vraie ; il se peut même qu’elle viole l’obligation poétique de faire des métaphores floues, c’est-à-dire complaisantes, et parle concrètement de choses concrètes (quoi de plus amusant aujourd’hui que d’appeler un chat un chat, une chatte une chatte ?). – Mais il se peut aussi qu’elle protège formidablement quiconque vient en son rire s’abriter.
C’est ce que, personnellement, et contre tout le reste, j’appelle le théâtre. Il est rare. Tant mieux. Quand bien même on considérerait cela comme une sorte d’exil, la santé de fer de son texte peut suffire. Il peut aussi être représenté, ce théâtre, puisque ça n’a plus d’importance. Restez chez vous.
Février 2006