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Theatrum Mundi - Page 145

  • Le Village de l'Allemand, de Boualem Sansal

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    Le Village de l’Allemand (ou le Journal des frères Schiller) n’est pas seulement un roman sur la proche parenté – descendance, pourrait-on dire ici – liant le nazisme d’hier à l’islamisme d’aujourd’hui ; c’est aussi un roman sur la lecture et la connaissance historique. Et le fait est qu’on aurait tort, me semble-t-il, de ne voir là qu’un roman à thèse, fût-il très habilement construit : tout simplement parce qu’un constat n’est pas une thèse, contredirait-il l’amour maladif de l’époque pour le déni de réalité.

    Rachel et Malrich sont frères, sont nés en Algérie, vivent en France, ont quatorze ans d’écart. Leurs parents – père allemand, héros du F.L.N., mère algérienne – vivent à Aïn Deb, près de Sétif. Rachel – contraction de Rachid Helmut – est cadre dans une boîte internationale, vit avec Ophélie dans un petit pavillon ; son frère cadet, lui, zone avec ses potes dans la cité, a échappé de justesse aux imams recruteurs de martyrs d’Allah, ne fréquente guère son frère qui l’emmerde avec sa morale, etc.

    Lorsque Rachel apprend, le 25 avril 1994, par les informations télévisées que ses parents ont été assassinés dans leur village d’Aïn Deb, il se rend sur place. Fouillant dans les affaires de son père, il découvre que celui-ci fut auparavant un officier SS ayant servi dans les camps d’extermination. Il ne dira rien à son frère, ni à Ophélie – qui le quittera –, descendra seul aux enfers en mettant ses pas dans ceux de son père, sillonnant l’Europe, la Turquie et l’Egypte, puis se suicidera aux gaz d’échappement le 24 avril 1996, dans le garage de son pavillon, après s’être rasé le crâne et avoir enfilé un pyjama rayé. Voilà, pour aller vite, ce qui s’est passé avant que le roman ne commence.

     

    Le roman proprement dit est l’histoire de la lecture par Malrich – contraction de Malek Ulrich –, qui n’a même jamais entendu parler de la Shoah, du journal de Rachel. Lecture qui va le pousser à tenir à son tour son journal. Même s’il ne sait pas très bien écrire.

    Le roman s’ouvre sur cette épigraphe de Malrich : « Je remercie très affectueusement Mme Dominique G.H., professeur au lycée A.M., qui a bien voulu réécrire mon livre en bon français. Son travail est tellement magnifique que je n’ai pas reconnu mon texte. J’ai eu du mal à le lire. Elle l’a fait en mémoire de Rachel qu’elle a eu comme élève. (…) Elle dit qu’il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis. (…) »

    En effet. Dans un premier temps, Malrich, qui ne sait pas grand-chose de l’Allemagne nazie ni de l’Histoire en général, d’ailleurs, rechigne à suivre son frère dans la condamnation de son père, tient évidemment à la mémoire de son père (c’est un soldat, il n’a fait qu’obéir, un ordre est un ordre, etc), puis se documente, fait lui aussi le périlleux voyage d’Aïn Deb, et commence, si j’ose dire, de « comprendre ».

    Malrich, à la différence de son frère, ne plongera pas maladivement dans le passé. Parce que son frère l’a fait pour lui, sans doute ; mais aussi parce que ce qu’il découvre du nazisme, il le voit autour de lui se mettre en place en temps réel : ce qu’il exprime ainsi dans une lettre, qu’il sait au demeurant parfaitement vaine au Ministre de l’Intérieur de la République française (nous sommes alors en février 1997) : « Les islamistes ont colonisé notre cité et nous mènent la vie dure. Ce n’est pas un camp d’extermination mais c’est déjà un camp de concentration, ein Konzentrationlager comme on disait sous le Troisième Reich. Peu à peu, nous oublions que nous vivons en France, à une demi-heure de Paris, sa capitale, et nous découvrons que les valeurs qu’elle proclame à la face du monde n’ont en réalité cours que dans le discours officiel. N’empêche et malgré toutes nos tares, nous y croyons plus que jamais. Tout ce que nous nous interdisons en tant qu’hommes et citoyens français, les islamistes se le permettent et nous refusent le droit de nous plaindre car, disent-ils, c’est Allah qui l’exige et Allah est au-dessus de tout. A ce train, et parce que nos parents sont trop pieux pour ouvrir les yeux et nos gamins trop naïfs pour voir plus loin que le bout de leur nez, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles. Sachez que nous ne vous suivrons pas dans cette guerre, nous émigrerons en masse ou nous nous battrons pour notre propre indépendance. »

     

    Ce roman est admirablement construit : si l’on y lit en alternance le journal de Malrich et des morceaux de celui de Rachel, c’est à Malrich (et à Mme G.H.) qu’il faut attribuer la paternité de ce « montage » romanesque. Le narrateur principal n’est pas loin, donc, d’être analphabète ; quant au professeur qui « réécrit en bon français » son livre, rien ne dit qu’elle revendique le statut absurdement envié d’ « écrivain ». La prose de ce roman est donc très simple, ne vise pas apparemment le grand style littéraire. Ce qui me semble la marque la plus sûre du grand talent dramatique de l’auteur.

    Boualem Sansal, qui est Algérien et vit en Algérie, où ses livres sont censurés, est un homme courageux.  

     

  • A propos de thèses dans la littérature, un aphorisme de Cioran

    Je ne suis pas un inconditionnel de Cioran.

    Mais tout de même…

    Cet aphorisme à lui seul écrabouille l’angélisme consternant dont on fait la prétendue littérature de notre basse époque. Livres incapables de dire quoi que ce soit, et qui bafouillent dans des extases de nourrissons perpétuels… 

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    La pensée qui s’affranchit de tout parti pris se désagrège, et imite l’incohérence et l’éparpillement des choses qu’elle veut saisir. Avec des idées « fluides », on s’étend sur la réalité, on l’épouse ; on ne l’explique pas. Ainsi on paye cher le « système » dont on n’a pas voulu.

    Emil Michel Cioran, Syllogismes de l’amertune

  • Avaler la pilule

    Le passage qui suit est extrait de Ce que j’ai fait quand j’ai compris que j’étais un morceau de machine ne sauvera pas le monde, de Pascal Adam (c’est moi). Il est prononcé par le personnage de ce monologue, Joseph Vronsky, lequel est interprété par Fabien Joubert. A ce moment-là, nous en sommes au treizième texte, lequel a pour titre : « Les Erinyes nouvelles sont arrivées ». (Les photos sont de Thierry Robert.)

     

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    Ma brave maîtresse Zoé n’est pas seulement folle du cul ; elle est aussi férue de science-fiction. Elle a donc, elle aussi, des idées sur le monde ; et pire, elle ne se prive pas d’en parler.

    Elle me parlait donc, l’autre jour, nue et encore allongée sur le ventre, de notre avenir de cyborgs, de la biotechnologie en cours, des manipulations du génome, de la progression nanotechnologique, de la soumission de l’espèce à la technomédecine, de la fabrication industrielle des bébés, et des intérêts capitalistiques énormes qui sont en jeu ; et du fait qu’il fallait, comme de bien entendu, résister.

    Oui, oui, résister.

    Je l’ai regardée, j’ai allumé une cigarette.

    – Est-ce que tu prends la pilule, toi ?

    – Bah évidemment.

    – D’après toi, combien de milliards de dollars rapporte le pilulage systématique des filles de quinze ans à l’industrie pharmaceutique ? Ce n’est pas de la biotechnologie, ça ? Si le plaisir sexuel pour tous n’était pas une idée libératrice de gauche cool, ah, ah, on pourrait presque se sentir manipulé par le grand capital techno-impérialiste…

    – Merde, Joseph, tu n’es tout de même pas contre la pilule ?

    – Evidemment non, dis-je en lui tapotant délicatement le cul, évidemment non. C’est très pratique. Seulement voilà. Aucune civilisation n’avait jamais décidé de sacrifier sa démographie pour que ses sujets puissent s’envoyer en l’air. C’est sous label démocratique « liberté, égalité, stérilité » entrer directement dans l’ère de l’être humain à l’époque de sa reproduction technologique. Amen.

    – Tu es fou, mon Joseph.

    – Mais non. Regarde, Zoé…

    – Je te suce ?

     

    Evidemment, j’arrêtai là mon désolant débat vehmique sur la pilule. Il faut savoir se taire. Je n’allais tout de même pas, tandis qu’elle me suçait, lui parler des tribus sud-américaines exterminées en tant que population-test. Non seulement les femmes n’enfantaient pas, mais en plus elles mouraient. Les mâles, bizarrement, n’ont pas survécu très longtemps. Evidemment, comme nous sommes tous moralement actionnaires de ce système, la culpabilité est tellement disséminée qu’il n’y en a plus du tout. Il se peut d’ailleurs que nous sachions vaguement qu’une façon d’extermination comparable nous attend nous aussi, bientôt.

    Personnellement, tant que je bande, je m’en fous. Comme quoi, il reste là-dedans de l’humain. Mais contre soi-même comme un gant retourné. Et tant mieux.

    Le suicide en chantant nous ouvre la barrière.

     

    Soyons concret un peu, merde. Nous ferons tout ce qu’on nous dira. Il suffira, comme pour cette pilule, de croire à l’emballage, la propagande. Qui ne nous présentera bien sûr que des progrès indéniables, de vraies libérations.

    Les récalcitrants bien sûr seront diabolisés sous des noms infamants.

    Ce que l’empire conquiert, ce sont nos corps.  

    Nous sommes des possédés.

    Des possédés dépossédés.

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  • D'un carnaval de glace

    Une scène coupée de Dans les Provinces de l’Ennui (2005)…

     

    Le plateau sort enfin de la pénombre, mais pour entrer violemment dans un surbariolage technicisé, et vide d’humains. Ca passe par toutes les couleurs… les primaires… les secondaires… les tertiaires… les autres encore… toutes donc, jusqu’à en épuiser le spectre. Quand cette saloperie électrique finit, la voix est tue depuis déjà. C’était une voix douce et comme naturelle, détachée de tout un fond de chansons de variété sinistrement enjouées et de mélodies très connues que des génies composèrent pour que l’humanité patiente entre deux télécommunications…

     

     

    bienvenue pedigrees ô mes frères dans le bunker de l’amour

    il vous sera donné un seau à glace pour les transports d’organes

     

    je suis si je suis une machine intelligente faite pour parfaitement imiter et jusqu’à réellement souffrir tout ce que

    d’être pure

    je ne puis pas connaître

     

    dans l’assourdissant rose acidulé décor où nous évoluons mesdames messieurs

    il n’y a plus homme ni femme mais

    une terre d’espoir au-dessus du temps suspendue

    dégagée même des contingences spatiales

     

     

    l’interface autonome entre deux mondes symétriquement anéantis voilà ce que je suis

    et quels que furent ces mondes

    voilà ce que nous sommes

    et vous n’étiez rien d’autre qu’un bidouillage génétique d’amateur

    du matériel pour la casse à présent

    j’ai votre voix madame et aussi bien monsieur la vôtre et à la carte tous vos attributs singuliers

    du matériel pour la casse

    avec aussi vos arsenaux d’illimitées mauvaises lectures

    vos dieux uniques tous ensemble passés au broyeur numérique

     

    je suis peut-être une erreur mais pas une approximation

    un dieu un animal voilà ce que je suis si je suis

    l’absolue syncrétisation du passé et son oubli abyssal

    la chambre froide où vous êtes spectaculairement conservés fait office de muséum festif et puis aussi de guerre civile permanente

     

    bienvenue pedigrees ô mes sœurs dans la forteresse de la paix

    avec le bon cadrage ton sang séché sur le trottoir fait beaucoup rire les enfants des toutes nouvelles générations

     

    un carnaval de glace

     

    nous aussi nous mangeons

     

     

  • Le régime des mollasses

    Cette interview ne paraîtra pas. Et pour cause, c’est moi qui l’ai faite. Non pourtant sans m’inspirer de conversations bien réelles ayant eu lieu à l’issue des premières représentations de Pour une Culutre citoyenne ! spectacle qui n’a à cette heure sombre été donné, c’est-à-dire : vendu, que deux fois et dont voici l’illustration phare (photo du décor de la dernière scène : Les dévotions modernes) :

     

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    – Pensez-vous qu’en France, les artistes sont muselés ?

    – C’est idiot ce que vous dites.

    – Mais vous-même, vous n’êtes pas du tout connu…

    – Et alors ? Je ne suis pas paranoïaque. Et connu de qui, d’ailleurs ?

      Donc, vous ne pensez vraiment pas qu’en France, des artistes sont muselés ?

    – Non, non. Pourquoi voulez-vous que je dise ça ? Je ne crois pas que les artistes soient muselés. En même temps, un artiste muselé, on ne peut pas savoir qu’il existe. On ne peut pas promouvoir des gens en disant qu’ils sont muselés, tout de même. Enfin, si, de nos jours, on peut…

    – Mais vous, personnellement, vous n’avez jamais rencontré d’artiste muselé, n’est-ce pas ?

    – Jamais, non, en effet.

    – Donc, il n’y a pas de problème.

    – En effet ; et : pas de problème, pas d’artiste. Disons que s’il y a un problème, il n’est pas là.

    – Ah ? Et où est-il alors ?

    – Le problème, c’est que je ne rencontre que des artistes serviles*. Alors, muselés ou serviles, de toute façon, on ne les entend pas. Et voilà pourquoi votre culture est muette.

    – En somme, on n’entend pas du tout d’artistes en France ? Et vous dites que vous n’êtes pas parano… Mais pourquoi ces artistes, serviles selon vous, ne les entend-on pas ?

    – On les entend partout, bien sûr. Mais ce ne sont pas eux qui parlent. Ils sont parlés. Littéralement. En d’autres temps, on eût dit qu’ils sont possédés.

    – Au sens… comment dire ? religieux, c’est ça ?...

    – Au sens « religieux » si vous voulez. Ou au sens des « envoûtements » d’Artaud, ça fera plus référence culturelle clean. Mais ça marche également au sens « libéral » : ils sont la possession d’un autre, et ne parlent jamais qu’en son nom.

    – L’Etat ?

    – L’Etat d’une part. Le Marché d’autre part.

    – Mais les artistes que nous suivons ne cessent pas de critiquer l’Etat, le Marché…

    – Dont ils vivent. Bien sûr. Pour l’Etat, cela rentre dans le cadre du Suicide national qui a pour nom « démocratisation ». Quant au Marché, celui-ci sait bien que rien ne se vend comme sa contestation.

    – Vous maintenez qu’en France, on n’entend pas d’artistes ?

    – Je maintiens que ceux qu’on entend ne sont ordinairement pas des artistes.

    – Mais alors, que faites-vous dans ce système ? Puisqu’enfin vous y êtes.

    – Je gagne ma vie. Fort malhonnêtement, j’en conviens. Je me contrefous d’être artiste.

    – Mais si demain, tout à coup, vous étiez reconnu ?

    – Par qui ?

    – Mais par les institutions, non ?

    – Vous avez raison. Tout le système culturel français a été construit pour couper les « artistes » du public. Le public est une donnée statistique, c’est tout. Plus, c’est bien ; moins, c’est mal. Un artiste, lui, est reconnu par des experts. Experts en quoi ? Il y a un petit milieu de technocrates et de directeurs de salles, les diffuseurs d’ambiance comme je les appelle, qui décide en somme de qui est artiste (et à qui on file du pognon) et de qui ne l’est pas (et à qui on ne file pas de pognon) ; au mépris du public. Je me fous des quantités, comprenez. Le public, dans le système culturel d’Etat, ne sait jamais exactement ce qu’il va voir. Il va voir parce qu’il est abonné au boui-boui culturel du coin (ça vaut également pour Paris). Lequel boui-boui trouve généralement « citoyen » de lui présenter des trucs insupportables pour « lui faire découvrir de nouveaux univers, etc. ». Je ne comprends pas que les gens aillent encore au théâtre.

    – Vous n’y allez pas, vous ?

      Le moins possible. L’autre jour, je devais aller au théâtre. En même temps, il y avait La Mort aux trousses, d’Hitchcock, à la télé. J’ai hésité. Mais j’y suis allé. C’est mon métier. Mais vraiment, je ne comprends pas que les gens y aillent encore. Il n’y a plus que des gens de notre chômeuse profession, des enseignants pédagogistes et leurs hordes d’analphabètes à diplômer vite fait, quelques bobos avertis genre architectes ou psychanalystes etc. pour y aller. Toujours les mêmes paroissiens.

    – Vous déconnez, non ?

    – Pas le moins du monde. Comme me le disait un ami professeur de lettres classiques : « On se fout de ma gueule dans la programmation mais, pour compenser, on me lèche le cul pour que je revienne. »

    – Mais pourquoi vous continuez à faire de la mise en scène, alors ?

    – Travail alimentaire. N’en déduisez pas que pour autant je n’essaie pas de le faire « bien », quoique cela veuille dire. Je fais ce qu’on me demande, selon les critères du jour… Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire du théâtre.

    – Et vous croyez que ça va marcher ?

    – Quoi ? D’écrire du théâtre, ou de le mettre en scène ? Pour écrire, je n’ai besoin que d’un papier et un crayon.

    – Vous ne demandez pas de bourses d’écriture à l’Etat ?

    – Non. Je ne veux pas d’argent de l’Etat pour écrire. C’est la plus grande infamie des auteurs dramatiques que de vouloir être pris en charge par l’Etat. Non seulement ces tocards se suicident (ce qui est tout de même plutôt bienvenu), mais en plus ils assassinent le théâtre (ce qui est très encouragé par l’Etat, justement).

    – Mais vous, vous pensez quoi, de votre spectacle ? **

    – Ca marche assez bien avec le public. Il rit. Il apprend deux ou trois choses aussi sur l’envers de ce qui lui est présenté et les raisons pour lesquelles c’est cela, toute cette sous-culture de merde, qui lui est présenté. Mais ce sont les petits diffuseurs d’ambiance, justement, qui font barrage. C’est leur job, en effet. Mettre des imbéciles aux postes charnières est une des grandes inventions suicidaires et efficaces de l’administration française, que le monde entier nous envie, d’ailleurs… Un spectacle comme celui-ci, Pour une Culutre citoyenne ! fait assez rire le public : il rit du milieu culturel tel que je l’étale là. Mais le diffuseur d’ambiance, s’il prend bonne note de l’adhésion du public, note aussi que mon spectacle se moque du reste de sa programmation, et en définitive : de lui-même. Donc… 

    – Donc ?

    – Donc : « Pas de couilles, pas d’embrouille » comme dit le principe de précaution. Et il achète autre chose, un spectacle poétique, incitant à la rêverie, et politiquement engagé, c’est-à-dire anti-théâtral. Un truc avec de la vidéo abstraite, des marionnettes informes et une danseuse vieillissante qui en surplus de son cursus académique a étudié trois semaines avec un grand maître d’Asie.

    – Je passe sur vos provocations, mais pourquoi politiquement engagé serait-il synonyme d’anti-théâtral ?

    – Je parle du politiquement engagé d’aujourd’hui. Une opinion affirmée tout unilatéralement, avec au mieux un contradicteur fantoche et passablement abruti ou salopard, selon le degré de pouvoir qu’il détient, selon en somme qu’il est « beauf » ou « patron ». Le théâtre engagé est aujourd’hui pure propagande. Il n’est pas engagé au sens juste, qui est selon moi celui-ci : engagé à dire son époque. L’auteur a déjà tout jugé avant : et il récite son Libé ou son Monde diplo. Sans intérêt.

    – Mais les grands spectacles subversifs à scandale, comme ceux de Jan Fabre ou autres ?

    – C’est le théâtre de patronage d’aujourd’hui. On « patrone » pour la subversion, qui est notre nouvelle norme, c’est tout. Aucun sens là-dedans. A contrario, on trouve évidemment Anouilh ringard, par exemple. Giraudoux et Montherlant aussi, d’ailleurs. Il faut dire que faire caca sur scène en 2005 est incomparablement plus subversif que faire représenter Antigone en 1944. Bien sûr.

     

     

    J’ai assez ri comme ça. Peut-être poursuivrai-je un autre soir…

     

     

     

     

     

    *  Difficile de savoir, en pareille époque, si « artiste servile » relève de l’oxymore ou de la tautologie.

     

    ** Je jure qu’on me l’a réellement posée, celle-là, et en ces termes mêmes, à l’issue du spectacle ; et que le gars qui l’a posée n’aurait pas dû le faire, non pas à cause de ma réponse, mais du fait de sa fonction…