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péguy - Page 2

  • Eclatage

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    C’est parti à la fois dans toutes les directions. Un vrai feu d’artifice.

    La seule chose qui ralentisse l’écriture, c’est à tel moment le besoin de la citation exacte.

    Huit cent pages serrées, un paragraphe de cinq à dix lignes à trouver.

    Et si je la retrouve, ressemblera-t-elle au souvenir que j’en ai ? Se pliera-t-elle à mon exigence, à ce que je me souviens qu’elle dit ? (Non, évidemment. Et il me faudra laisser tomber de la citer. Peut-on être honnête et cohérent ? Oui, en laissant des blancs, et en les montrant.)

    Pour l’heure, je ne remets pas la main sur ce foutu bouquin.

     

    Pourquoi est-ce qu’à propos d’une note sur les costumes de théâtre, je me retrouve à feuilleter dans le désordre le plus complet La Théorie de la Constitution de Carl Schmitt ? Ainsi que La Chanson de Roland ? D’autres bouquins encore. Péguy – grand défenseur dans ses « essais » du théâtre classique (surtout Corneille) et qui n’écrit de théâtre que « médiéval », mystère et tapisseries. Comme si l’essai lui servait de béquille à remonter plus loin en arrière.

    Tous livres qui ne me sont aucunement des points d’appui théoriques, d’ailleurs, mais des sources d’inspiration… Je divague. Et tente une nouvelle fois de botter le cul à cette ordurerie de théâtre des idées, qui nous a mené dans cette peu reluisante impasse.

    D’un strict point de vue littéraire, le surréalisme s’est raccroché à la théorie freudienne des rêves par opportunisme ; il n’a fait en réalité que développer ce qu’exclut Horace dès les premières lignes de sa Poétique – tanquam aegri somnia [1]. D’où, sans doute, sa condamnation du théâtre, et, par extension, du roman. A l’autre bout de la chaîne, Beckett et les 25 ou 35 secondes que durent Breath. Rideau, détritus de poubelles sur le plateau, jeux de lumières, vagissement de nouveau-né, deux fois, rideau. Rêves de malades devenus réalité. Plutôt deux fois qu’une. La représentation à son tour est devenue malade de la réalité. Elles sont en guerre, malades chacune l’une de l’autre, montent aux extrêmes. Jusqu’à quoi ?

    Depuis Beckett, qui est reparti d’avant, ou l’a tenté sérieusement, sinon Novarina ? Pour quelle nouvelle impasse, très directe ? (Je parle du théâtre. L’impasse – énorme – du roman a nom Finnegans Wake,  mais elle n’est pas encore arrivée jusqu’à nous. Tout encore aujourd’hui s’écrit d’avant. Du coup, parlons d’Ulysse. Génial, ce Joyce, hein.)

     

    Questions. Nous n’arrivons plus à nous représenter.

    L’homme est devenu générique. Abstrait.

    Il faudrait repartir de très loin en arrière.

    Le Moyen Âge est l’obscurité. Non pas réellement : c’est, malgré (ou avec) ses horreurs, une très haute civilisation. Je ne parle pas du médiéval, mais du moyennageux. Le Moyen Äge est notre obscurantisme d’aujourd’hui ; c’est même l’idée que nous avons du passé. Notre zone d’ombre. Qui s’étend. Jérusalem, Athènes, Rome sont en train d’entrer au moyennageux. On ne les étudie plus. L’ombre s’étend. Et puis la Renaissance aussi. Et le dix-septième siècle aussi, avec sa grande rafale de prosateurs et de poètes à alexandrins. Bref, conclut le surimbécile Onfray, « l’histoire de France commence en  1789 » – je cite de mémoire, pour le coup ça ne vaut pas deux secondes de recherche sur google. CQFD. Le reste ? Moyennageux. Pourquoi 1789 ? Pourquoi pas 1968 ? Maintenant que l’on supprime l’histoire des lycées, et qu’on y introduit l’économie pour tous.

    Il faudrait s’enter là, en plein Moyen Âge. En plein Christ. En pleine Bible au présent.

    (Qui n’en veut ?)

     

    Ma question. Pourquoi est-ce que tout est venu s’agréger autour de cette question de costumes, que je m’en allais initialement traiter par-dessus la jambe ? Torcher une demi-page en une demi-heure. C’est en train de devenir un texte assez long.

    Pourquoi ces saloperies de costumes, que j’ai toujours très hâtivement évacués comme subalternes ou décoratifs – pathologie masculine de base ? –, m’ont-ils sauté à la gueule comme le point civilisationnel à partir duquel penser la représentation de l’homme (en gros) ?

    Bref, depuis la feuille de vigne jusqu’à la burqa, la question du vêtement.

    Et c’est parti dans tous les sens.

    Merde.

    Et tant mieux. Tout commence de s’ordonner autour de ce point-là. Etrange.

    Je peux partir dans toutes les dimensions. Je me récapitule en éclatant.

     

     

     

     

     

     

     

    [1] Les tout premiers vers, traduits en prose, de l’Art poétique : « Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un coup de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes ; si bien qu’un buste de femme se terminerait en une laide queue de poisson. A ce spectacle, pourriez-vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? » Nous ne rions plus, mais prenons au sérieux le délire. C’est peut-être un choix d’époque, mais l’inversion est conséquente.

     

  • La route, de Cormac McCarthy

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    Ce qui est saisissant, dès les deux premières pages de La Route, c’est l’impression très forte, très nette, qu’aucun écrivain français n’aurait pu écrire aujourd’hui deux pages comparables, ni au surplus les achever ainsi :

    Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. Il dit : S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé.

     

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  • Le monde qui fait le malin... (En lisant Renaud Camus)

     

     

     

     

    Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

    Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cessons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même mouvement de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l’ennemi, à l’adversaire, au voisin. Car le même malheur, la même stérilité lui arrive. Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme deux formes politiques, il n’est point seulement, il n’est point exactement entre l’ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture.

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    Ce texte est de 1910. Il est de Charles Péguy, dans le volume intitulé Notre Jeunesse. J’ai trouvé cet extrait dans le recueil dû à Denise Mayer La République… Notre Royaume de France (Nrf, Gallimard, 1946), que j'ai déjà cité ici. La phrase exacte de Péguy, tirée de L’Argent, qui donne son titre à l’ouvrage est celle-ci : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France ». (Sur un sujet voisin, avec moins de talent : De l'invertissement II, Tu ne transmettras point, Du devoir d'insubordination, De l'approbation du monde.)

    C’est la lecture de La grande déculturation, de Renaud Camus, qui m’a donné l’idée, ce soir, de le copier ici.  

     

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  • J'écris du théâtre et c'est idiot

    Au fond, il en est bien peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose.

    Musil, L’homme sans qualités

     

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    J’ai commencé d’écrire du théâtre quand j’ai compris qu’il était mort. Il y a dix ans. J’avais vingt-cinq ans. Et vraiment, je trouve plaisant d’écrire des dialogues quand la conversation est morte ; plaisant d’écrire de très réels conflits quand les versions officielles prétendent sans honte à la socialisation pacificatrice, au Consensus ; plaisant de sexuer des personnages qui eux-mêmes, comme tout le monde, rêvent d’unifier le genre humain dans le maternage global ; plaisant de fabriquer des situations concrètes quand l’abstraction pathogène étend sa domination ; plaisant de parler sans métaphore exotique d’ici et d’aujourd’hui quand les arts alités dans l’unité de soins palliatifs étatico-européenne – en guise d’euthanasie, peut-être – se font humanitaire invitation au rêve, à l’émotion ou à la poésie ; plaisant de penser tout cela comme autant de preuves étranges et violemment paradoxales nommant l’incomparable ordure de l’époque.

    Bref, je trouve plaisant d’écrire du théâtre quand il n’y en a plus. Il se peut que tout le monde vous dise qu’il n’y en a jamais eu autant, mais ça n’a aucune espèce d’importance.

     

    A l’origine, il y eut la tragédie et la comédie, dont relèvent encore, s’en croiraient-elles affranchies, toutes nos formes bâtardes.

    La tragédie soutient les fictions et les mythes à l’origine du pouvoir ; ainsi soutient le pouvoir. La tragédie met en scène la Référence. C’est son boulot. Elle est cause que le théâtre appartient à l’Etat. Elle trouve parfois une marge de manœuvre nouvelle quand l’Etat veut oublier une partie de sa fiction originelle. La tragédie, néanmoins, se reconnaît à ce qu’elle est toujours sérieuse ; elle est même le modèle absolu de l’esprit de sérieux.

    La comédie, quant à elle, a une tendance certaine à méchamment abîmer tout ce qu’elle touche. La première comédie d’Aristophane, hélas perdue, lui vaut alors d’échapper de justesse à une condamnation à mort pour haute trahison. Tartuffe, L’Ecole des femmes, Le Misanthrope et même Dom Juan ne sont pas des tragédies ; le scandale les accompagne. Ubu Roi non plus n’est pas une tragédie. Tout cela n’est pas sérieux. Si la comédie appartient pour partie à l’Etat ou à ses produits dérivés décentralisés, c’est dans l’exacte mesure où celui-ci veut l’empêcher de rire (je ne parle pas ici du rire du public, mais du rire de la comédie même). Tout ce qui se place sous le plus ou moins haut patronage de l’Etat, s’il peut parfois faire rire, doit jurer que pour sa part il ne sait pas du tout rire. Et bien rares sont hélas les parjures…

    Il n’y a plus apparemment aujourd’hui de tragédie. Ses avatars néanmoins sont bien là : tout ce qui parle sérieusement de soi-même en relève. Et force est de constater que l’Etat, qui n’est plus Providence et qui est même déjà carrément Banqueroute, ne cesse pas d’inclure, d’acheter : plus que jamais  il a besoin de soutien. Les anciens arts populaires moribonds, cirque, marionnettes ou danse, sont devenus très sérieux, soutenus par des masses énormes de discours sociopolitiques en amont : ils ne rigolent pas avec les messages citoyens et muets qu’ils ont à délivrer. Le texte disparaît ; l’image règne, l’abrutissement musical gouverne ; les auteurs classiques sont ringards quand ils ne sont pas tout bonnement protofascistes.

    Ce nouveau théâtre, qui va parfois jusqu'à lui-même se prétendre post-dramatique, soutient bien la nouvelle normativité anti-normative. Il montre aussi, en négatif, quel est ce nouveau pouvoir analphabète ; et quel effondrement de la raison cache réellement notre nouvelle gloriole démocratique. Tous ces navrants spectacles où d’identiques artistes analphabètes disent ce qu’ils ont à dire, sont hélas les tragédies de notre époque. Ces abrutis incultes, collectivement, sont Racine. Ces danseurs syndiqués évoluant à quatre pattes, multimédiés en temps réel, couverts de sperme, écrasés sous leurs propres hurlements évidemment subversifs, sont Hugo, Corneille, Claudel – qui vous voudrez. Il semble bien que le pouvoir aujourd’hui ne puisse plus être soutenu qu’ainsi : il a ce qu’il mérite.

    Il reste encore deux ou trois archaïques attardés qui mettent en scène les vrais textes de Corneille, Péguy ou même Brecht (désormais. Car la raison qui mettait en tension dialectique la conservation et le progrès est morte effondrée sous le déluge de citoyenneté citoyenne, totalitarisme antiraciste paradoxalement hérité du nazisme.) ; mais cette anomalie réactionnaire en quoi consiste de soutenir une forme dépassée du pouvoir, sera bientôt définitivement résorbée dans des flots de soi-disant langages visuels et inarticulés incomparablement plus modernes.

    La plupart des comédies aujourd’hui vautrées sur le marché, jouent aussi dans cette misérable cour-là ; qu’elles le veuillent à toute force ignorer n’y change rien. Elles font rire des crétins formatés, dans une ambiance conviviale fabriquée à la chaîne. Car les comédies, elles aussi désormais, sont là pour transmettre des messages citoyens et subversifs complètement neuneus. La comédie s’est vendue pour faire rire ; elle parle avec un sérieux de plomb et gagne à sa cause, sans résistance aucune, des parterres de cadavres – de sept à soixante-dix sept ans.

    Reste la comédie qui rit plutôt qu’elle ne fait rire.

    Il se peut même qu’elle ne soit pas drôle du tout, puisqu’elle ne se définit que de finir bien ; il se peut même qu’elle finisse mal, contrairement à sa définition canonique, parce que c’est aujourd’hui la meilleure fin possible, et surtout la seule vraie ; il se peut même qu’elle viole l’obligation poétique de faire des métaphores floues, c’est-à-dire complaisantes, et parle concrètement de choses concrètes (quoi de plus amusant aujourd’hui que d’appeler un chat un chat, une chatte une chatte ?). – Mais il se peut aussi qu’elle protège formidablement quiconque vient en son rire s’abriter.

    C’est ce que, personnellement, et contre tout le reste, j’appelle le théâtre. Il est rare. Tant mieux. Quand bien même on considérerait cela comme une sorte d’exil, la santé de fer de son texte peut suffire. Il peut aussi être représenté, ce théâtre, puisque ça n’a plus d’importance. Restez chez vous.

    Février 2006