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Livres - Page 45

  • Œdipe, de Vladimir Volkoff

     

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    Belle pièce précise, concise et poétique que cet Œdipe (1993).

     

    ŒDIPE. – (…) Fondu de bout en bout du même métal, avec des maillons fils qui sont des maillons pères, avec des maillons pères qui sont des maillons fils, sauf le premier et le dernier, car le premier n’aura pas eu de père, et le dernier ne peut avoir de fils sous peine de ne pas être le dernier. C’est enfantin. C’est simple.

     

    Le Chœur qui représente à la fois les enfants de Thèbes et les étoiles a également fonction de jouer du temps ; selon le sens dans lequel il tourne et fait ronde, l’intrigue se déplace vers le futur ou le passé. La pièce peut ainsi commencer par la marche du vieil Œdipe, les yeux crevés, probablement vers Colone, accompagné de sa fille Antigone. Laquelle voit en rêve – le Chœur tourne dans le sens des aiguilles d’une montre – sa fin, après que ses frères se seront entretués sous les remparts de Thèbes, après qu’elle aura désobéi à Créon et rendu, ou tenté de rendre, à Polynice les honneurs funèbres. Racontant à son père sa vision, celui-ci comprend que la tragédie ne finit pas avec lui, et que la destinée poursuit aussi sa descendance. Et nous voilà revenu, de quelques tours de Chœur dans l’autre sens, à la rencontre d’Œdipe et de la reine Jocaste qu’il ignore être sa mère, après qu’il a tué son père, qu’il ignorait être son père, et vaincu le Sphinx, qui, ici, n’est point un sphinx ou l’idée mythologique qu’on s’en fait, mais la Chienne-Chantante, ordinateur femelle et qui règne sur Thèbes, s’étant soumis jusqu’au roi, Laïos, qu’Œdipe, donc, vient de tuer en légitime-défense… parce que celui-ci refusait qu’Œdipe affrontât la Chienne-Chantante.

    L’affrontement d’Œdipe et de la Chienne-Chantante – car elle chante réellement, et de la variété ! – est évidemment le sommet de la pièce. Les trois énigmes sont très bien amenées, commençant par une inversion discrète dans la plus connue, celle des trois âges de la vie et du nombre de pattes, puis poursuivant par deux questions réellement complexes qu’Œdipe déchiffre, décrypte et résout magnifiquement (je n’en dirai pas plus). Vaincue, la Chienne-Chantante explose. Thèbes est libérée, Œdipe enfin peut épouser Jocaste.

    Mais la pièce ici bascule et change ; les vivants et les morts peuvent se parler, à témoin cet extrait de dialogue entre Laïos et Antigone, qui ne se connurent pas pourtant (dans la pièce de Volkoff, c’est la Chienne-Chantante qui, déjà, avait annoncé à Laïos et Jocaste, que leur fils tuerait son père et épouserait sa mère) :

    LE CHŒUR. – Tu as cru que la Chienne-Chantante édictait un oracle infaillible ?

    LAÏOS. – J’ai cru.

    LE CHŒUR. – Et pourtant tu as cru aussi que tu le ferais avorter ?

    LAÏOS. – J’ai espéré.

    LE CHŒUR. – Le père meurt, le fils vit. Le fils à son tour devient père et meurt. Il est interdit d’attenter aux gréements agencés par les dieux.

    ANTIGONE. – Grand-père, ne touchez pas à ce petit

             Enfant. Je dois l’avoir pour père un jour.

     

    La pièce est une très tendre réflexion au milieu des carnages, sur ce qu’est un père, sur ce qu’est un fils ; sur ce qu’est un homme. Elle ne s’épargne pas de poser la question des dieux, et de Dieu, ni de jumeler le destin à la machine (au nom d'animal festif). Et ce tout est rythmé, plus que rythmé, « monté » par ce Chœur représentant à la fois les enfants de Thèbes et les étoiles.

    Ce Chœur qui dit, dans sa première intervention :

    LE CHŒUR. – Nous sommes les étoiles du ciel et nous sommes les enfants de Thèbes.

             Il n’est pas interdit d’être l’un et l’autre.

    Nous sommes les enfants déjà nés et ceux qui attendent de naître,

             nous sommes aussi les étoiles sans destin.

    Au ciel, nous tournons lentement autour de la ville de Thèbes ;

             sur terre, nous grouillons dans ses ruelles tortueuses.

    Et clôt ainsi la pièce :

    LE CHŒUR. – Nous, les étoiles, nous allons rentamer notre ronde ordinaire et attendre la fin du monde en dansant sur la tête des hommes.

     

    Très bien construite, la pièce est également très bien écrite. Les décasyllabes et les vers libres alternent avec la prose, et le tout trouve son unité dans la justesse d’emploi de chacun de ces modes, non moins que dans l’indication de l’auteur ouvrant le livre : « Note sur la diction. La diction doit être celle de la prose soignée. Sauf cas particuliers, la synérèse sera préférée à la diérèse et les e en fin de mot ne se prononceront pas. »

     

     

  • Dissident, il va sans dire, de Michel Vinaver

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    Pas mal. Mais pas terrible.

     

    La mère et le fils, qui vivent ensemble. Et hors champ, le père absent, divorcé, patron de gauche (eh oui, déjà : la pièce est de 1976). Le fils qui cherche, mollement, du travail, en trouve, ne le garde pas ; la mère qui perd le sien, informatisation oblige. Et le père qui paie. Chômage et drogue. Conformisme, mensonge, et vague dissidence politique… Un monde qui enfonce…

     

    L’époque est plutôt bien saisie.

     

    Mais le théâtre à deux personnages tend toujours, d’une façon ou d’une autre, à sortir du théâtre, tout simplement parce que la situation se répète et s’étire, et conséquemment n’est jamais réellement renouvelée ; et parce que l’ennui, sans vaincre totalement, pénètre un intérêt qui, à mesure, devient faible et diffus.

    Ce doit être un trait bien contemporain du théâtre français : comment peut-on mettre autant d’intelligence, de finesse, de sensibilité et de subtilité à écrire une pièce qui, sans être tout à fait ratée, ne passionne pas (moi, du moins) précisément parce qu’elle est intelligente, fine, sensible et subtile.

    Cela manque de cruauté. Et de bêtise. Et donc, de comédie. Et de théâtre. Et en effet, s’il n’y a pas là matière à tragédie, pourquoi ne pas donner tout de suite dans la comédie ? J’imagine ce que le génie de Feydeau eût fait d’une situation comme celle-ci.

     

    Et je ne comprends toujours pas l’intérêt stylistique, dramatique, dramaturgique de dé-ponctuer la langue française. Phénomène de mode, qui sait ? Les justifications « théoriques » risquent donc d’être légion.

     

  • Monde ancien (petit passage chez Jean Vilar)

     

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    Tombé hier au soir dans la bibliothèque sur ce livre, publié en 1968 (!) chez Seghers, écrit par Claude Roy et consacré à Jean Vilar.

    Quelques extraits, pris entre les pages 92 et 97 :

     

    « Notre métier ,disait-il [Vilar] en 1952, est empuanti, fût-ce dans les compagnies les plus propres, par des conflits de jalousies sottes, des craintes absurdes. Une jeune fille à qui nous avons confié en trois ans les plus beaux rôles qu’elle ait jamais joués, m’a dit l’autre jour : « Je ne voudrais plus jouer les suivantes. » Ce sont de ces fautes d’amour-propre qu’une compagnie crève. Devant une réaction comme celle-là, une seule solution, celle que j’adopte : remplacer la comédienne ou le comédien. Il est cependant regrettable d’avoir à se séparer d’un jeune artiste au moment même où il commençait à savoir jouer convenablement et parfois très bien. »

     

    C’est beau, n’est-ce pas ?

    Qui oserait encore parler ainsi, aujourd’hui ? Dans le théâtre ou ailleurs…

    Suit ce commentaire de Claude Roy :

     

    Dans la pratique de Vilar, comme dans la théorie qu’il en tire, dans ses « réflexions après la représentation », on voit que l’idée du théâtre, travail collectif, aventure d’équipe, n’est pas une idée abstraite, ni une banalité répétée du bout des lèvres. Il n’a jamais été de l’espèce des monstres sacrés ou des demi-dieux de la mise en scène. Il déteste le comédien centre du monde, celui qui cherche à se faire valoir plutôt qu’à faire valoir le texte, qui redoute un partenaire brillant ou bon, parce qu’il veut qu’on le voie, et lui seul, l’acteur qui ne tolère que des médiocres à son ombre. Il estime peu le metteur en scène-vedette qui remplace le star system des interprètes par le star system du régisseur, qui repousse dans l’ombre tous ceux qui l’entourent.

    Notre vie professionnelle, dit-il, ma vie, est nourrie de la vie d’autrui, de son poids ; des faiblesses de chacun, de ses faux pas. (Et de ses forces, de ses conquêtes, aussi.)

    « Oui, dit-il encore, l’artiste qui pense que de lui seul, de sa propre réflexion, dépend son propre style, ne met à jour qu’un style passager, éclatant peut-être, une fois, deux fois, mais qui porte en lui le germe d’un vieillissement rapide. Il n’est pas de métier qui provoque plus aux narcissismes que le nôtre, et où le narcissisme fasse plus de tort. Le métier, ici, n’est pas fait de l’utilisation de certains dons, car il n’est pas de dons qui, avec le temps, ne deviennent aisément habitudes, copie de soi-même, tics, trucs, voire truquage. Le métier, pour nous, au sens le plus pur du mot, doit être fait au contraire de cette réflexion aux aguets qui ne se satisfait jamais de son expérience. C’est un art apparemment facile, pour certains, c’est-à-dire pour ceux qui pensent que lorsque le texte est su, lorsque la première représentation est donnée, tout est terminé. Ce qui est faux… »

     

    Par « régisseur », Vilar désigne le metteur en scène ; par « première représentation », ce que les imbéciles nomment aujourd’hui création.

    Une page plus loin, ce qui ne contredit en rien ce que je viens de citer :

     

    En 1961, avant le XV° Festival, Vilar avouait s’interroger encore : « Mais bon dieu ! à quoi donc sert ce petit monstre : la mise en scène ? Pendant dix ans, confiait-il, croyez-moi, je vous prie, j’ai très insidieusement et ouvertement tenté de la supprimer, j’ai tenté de l’assassiner. Comment ? Par quelles armes ?

    Eh bien, il en est une au moins que je peux indiquer. Le maniement en est tout simple : rendre une totale liberté à l’acteur dans la recherche de son personnage. Le laisser errer sur scène. Le laisser se grignoter lui-même, se battre les flancs tout seul. Le laisser s’ébrouer dans cette sorte d’Odyssée très personnelle qu’est toujours pour un acteur la recherche de son personnage. La mise en scène au T. N. P. n’est pas régie par un diktat du metteur en scène. »

     

    La suite, par Claude Roy, dont cette comparaison judicieuse (ringarde ?) avec les arts voisins, peinture, architecture :

     

    « Diktat, certainement pas. Mais l’influence de Vilar (metteur en scène quoiqu’il en dise à certains moments) fait penser à ce qu’écrit Novalis dans ses cahiers : On ne fait pas : on fait qu’il puisse se faire. Vilar ne dicte pas au comédien son jeu, une conception du personnage, une diction et une gestuelle. Mais il trace le cadre dans lequel le comédien ne perdra pas de temps à essayer des voies sans issue. Il rend possible et fécond l’usage de cette liberté qu’il revendique pour l’acteur. Il propose à sa troupe une lecture personnelle et préalable de l’œuvre, qui en délimite le champ, en éclaire la ligne de faîte, en articule le mouvement. Il n’agit pas directement, ou le moins possible, sur l’acteur. Mais indirectement, en apportant son intelligence de l’œuvre qui permettra à chaque interprète de prolonger son propre travail. Vilar œuvre comme les maîtres des ateliers de peinture autrefois, auxquels il arrivait de tracer la composition d’ensemble d’un tableau ou d’une fresque, et de laisser à leurs élèves le soin de couvrir la surface déjà construite, de dresser des personnages ici et là, de préciser un paysage, de terminer une draperie. La liberté des élèves ou des acteurs s’accomplira dans la structure générale conçue par le maître d’œuvre. Vilar construit une demeure, mais la laisse habiter par ses comédiens. Il critique et surveille leur travail avec légèreté, sans peser ni durcir. Si ses plans sont justes, harmonieux, précis, la demeure sera habitable et vivante, tout s’accordera avec bonheur.

    Vilar aime à dire qu’il laisse tout le monde libre sur son plateau de travail, l’acteur, le peintre, le constructeur, le directeur des éclairages, le musicien. Mais qu’en ce qui concerne l’auteur, ou l’adaptateur, c’est au contraire le domaine des contraintes.

     

    « Ici, avoue-t-il en plaisantant, le metteur en scène du T. N. P. est insupportable. Il est chagrin d’un substantif mal placé. Il fait la moue sur un adverbe. Il grimace sur une phrase très bien écrite et préfère l’autre, lourde,  pesante et de syntaxe pas très orthodoxe. Alors que toutes les techniques de la scène jouissent d’une liberté souvent joyeuse, l’auteur, l’adaptateur, le traducteur est contré à tout coup. Et si le metteur en scène et l’auteur se connaissent de longue date et sont « à tu et à toi », alors l’auteur peut être dans une situation positivement intenable. »

     

    Vilar pense que cette exigence fondamentale n’est pas provoquée par le heurt de deux ambitions, de deux volontés créatrices, celle de l’auteur et celle de celui qui va incarner son œuvre. Mais s’il est si exigeant vis-à-vis du texte, c’est que devant le texte il ne se sent pas libre lui-même. « L’œuvre manuscrite, dit-il, est l’alpha et l’oméga de toutes les autres libertés accordées très généreusement… – L’œuvre commande, et à ses obscures contraintes qu’il faut d’abord découvrir, il faut répondre juste. »

    Ce repsect essentiel du texte, qui implique l’exigence vis-à-vis de l’auteur, quand c’est un moderne, un contemporain, ou vis-à-vis de l’adaptateur quand c’est d’un auteur étranger qu’il s’agit, explique la liberté (relative) que Vilar laisse à l’acteur. Il sait que s’il a fortement posé, éclairé et fondé l’œuvre, elle commandera à ses interprètes.

    « A la vérité, ajoute-t-il, si les artistes et les techniciens sont libres à l’égard du metteur en scène, il y a un moment où l’œuvre commande à son tour. Je veux dire qu’après des essais et certains errements, l’œuvre générale, écrite et représentée, se fait exigeante, devient stricte, réclame de la part des techniciens une solution et non pas dix. Voici qu’elle interdit au peintre, au compositeur, à l’éclairagiste, au constructeur, au comédien, les inventions mirobolantes qui ne prouveraient que leur savoir-faire. »

     

    Vilar a inventé en son temps le Festival d’Avignon, le T. N. P. Je gage que le prochain Festival ne sera ni théâtral, ni national, ni populaire.

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  • Technique monstre

    Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu’est-ce qui a rendu possible le « monstrueux » ?

    La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce : c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique.

    Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d’organiser des administrations et de coordonner des organisations, etc., n’est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment et par quoi cela peut-il mener au « monstrueux » ?

    Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique, qu’il a cessé, en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement nôtre. Qu’il est devenu trop pour nous. Et que signifie cela maintenant ?

    Tout d’abord, que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement), est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. – Et, bien sûr, notre capacité de représentation n’est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail. 

     

    Voilà. C’était Günther Anders, en 1964, dans Nous, fils d’Eichmann.

  • La muette, de Chahdortt Djavann

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    La muette est un roman très court.

     

    Un éditeur reçoit un récit venu d’Iran et traduit en français.

     

    De sa cellule, la jeune femme écrit dans un cahier l’histoire de la muette, la sœur de son père ; note aussi les rares mots qu’elle échange avec son gardien, au mépris du règlement ; et ainsi, c’est son histoire qu’elle raconte (en silence).

    Le rôle de la muette dans sa vie à elle.

    Et pourquoi la muette était muette ; et scandaleuse, aussi.

    Le rôle de son oncle (du côté maternel) dans la vie de la muette.

    Le rôle de sa mère dans la mort de la muette.

    Et le rôle du mollah dans la mort de la muette.

    Et le rôle terrible, réellement tragique, de son père dans sa condamnation à elle.

    Et son propre rôle dans sa condamnation à mort.

    Et l’horreur de ce tartufe de mollah.

    Une histoire tragique.

    Serrée. Sans fioriture.

    Quand elle s’arrête, on comprend que la jeune femme a été exécutée.

     

    C’est le gardien, que l’on reconnaît à ses yeux, qui remettra le cahier à une journaliste occidentale, qui le fera traduire et parvenir en France…

     

    Sans cette introduction et cette conclusion, on n’eût pas perçu si nettement l’amour. Celui qui lie le gardien et la jeune femme.

    Et l’espérance eût été absente de ce roman.