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Livres - Page 43

  • Ordet, de Kaj Munk

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    On peut regretter que le titre n’ait pas été traduit, référence au film de Dreyer « oblige ». Quant à Kaj Munk, l’auteur danois de la pièce ayant inspiré ce film, il semble avoir disparu derrière la notoriété du réalisateur.

    Kaj Munk était pasteur, poète et dramaturge ; Ordet veut dire « la Parole » et la pièce raconte un miracle, comment on parvient au miracle : la résurrection, et s’achève avec lui. La traduction, ou faut-il dire l’adaptation, est signée de l’écrivain Marie Darrieussecq et du metteur en scène Arthur Nauzyciel.

    Non seulement Ordet, donc, est une pièce de théâtre, mais elle traite par surcroît de ce qui le fonde, lui aussi : la Parole. Quoique Munk ne soit pas Kierkegaard, qu’il évoque, ni Dostoïevski, au Grand Inquisiteur duquel il emprunte au moins le motif de fond, il est un solide faiseur de théâtre, dans la construction impeccable comme dans la précision de chaque phrase. De la querelle des trois pasteurs en présence, qui font varier la théologie selon leurs intérêts, laquelle s’envenime en fin de course d’un médecin moderne, scientiste et athée, ne sourd guère que de la politique, j’entends par là : les enjeux de la domination du monde, et le miracle de la résurrection viendra par l’illuminé, reprochant aux hommes d’Eglise leur peu de foi, et  prétendant lui-même être Christ.

    « Oui, ce qui est extrêmement troublant, c’est que ce miracle arrive à la fin, qu’il est expédié en trois répliques. Et ça se termine par : « Pour nous la vie ne fait que commencer ». Mais avant, alors, c’était quoi, si la vie commence à la fin ? Et si la résurrection est la fin des temps ? Le théâtre est troublant dans son rapport entre le réel et l’illusion. Le miracle à la fin est effectivement un miracle, mais on est au théâtre, donc c’est le simulacre de miracle. A partir du moment où, au théâtre, les morts se relèvent toujours, c’est comme si la mort était une cérémonie, et l’expérience de la représentation une façon de conjurer la mort. Une célébration du vivant. » Ce sont les propos d’Arthur Nauzyciel, et s’ils sont au fond banals, il faut se demander quelle époque nous les fait paraître importants.

    Le pasteur Mikkel Borgen, paterfamilias de Borgengard, a trois enfants… (c’est le moment de réduire l’histoire en trois phrases et de critiquer la mise en scène, ce dont cette parenthèse me dispense), servie par des acteurs formidables, au premier chef… on regrettera seulement que les costumes et décors… monde paysan, archaïque… un temps séduit par le fascisme, Kaj Munk est mort en 1940, assassiné par la Gestapo… (C’est bien, le journalisme, c’est tranquille.)

    « Vouloir résolument faire d’Ordet une œuvre d’aujourd’hui aura juste servi à montrer à quel point la pièce pouvait être, aussi, et désuette [orthographe certifiée d’origine] et démodée » conclut Fabienne Pascaud, qui, pour la plus grande tranquillité des lecteurs de Télérama, n’a jamais rien compris.

    On peut bien sûr reprocher au spectacle son décor (les murs du cloître des Carmes auraient suffi) et ses costumes, peut-être même parfois sa lenteur, quoique j’aie trouvé juste la part du silence dans ce travail sur la Parole, peut-être même sa longueur à finir, gloser jusqu’à plus soif (et il fait chaud) sur les mérites de la traduction-adaptation de Marie Darrieussecq. On peut. Mais je crois surtout que l’on reprochera à ce spectacle ce en quoi son audace même consiste, de nous mettre face à tout ce dont nous ne voulons plus.

    Et même l’ennui, dont il y a plusieurs espèces, n’est pas désagréable.

    Ce sera tout.

     

     

    Mise en scène : Arthur Nauzyciel. Traduction et adaptation : Marie Darrieussecq et Arthur Nauzyciel. Avec Pierre Baux, Xavier Gallais, Benoît Giros, Pascal Greggory, Frédéric Pierrot, Laure Roldan de Montaud, Marc Toupence, Christine Vézinet, Catherine Vuillez, Jean-Marie Winling. Décor : Éric Vigner assisté de Jérémie Duchier. Chant : Ensemble Organum Mathilde Daudy, Antoine Sicot, Marcel Pérès. Musique : Marcel Pérès. Journal de répétition : Denis Lachaud. Photographie de plateau : Frédéric Nauzyciel. Conseiller littéraire : Vincent Rafis. Costumes et mobilier : José Lévy. Son : Xavier Jacquot. Lumières : Joël Hourbeigt.  Travail chorégraphique : Damien Jalet.

    Production déléguée : Centre dramatique national Orléans-Loiret-Centre avec la participation artistique du Jeune Théâtre National. Le décor a été construit par les ateliers de la Maison de la Culture de Bourges.

    Coproduction : Centre dramatique national Orléans-Loiret-Centre, Festival d’Avignon, CDDB-Théâtre de Lorient – Centre dramatique national, Maison de la Culture de Bourges, Compagnie 41751. Avec le soutien de la Région Centre, du Nouveau théâtre de Montreuil – Centre dramatique national et de la Scène nationale d'Orléans.

    Le Festival d’Avignon reçoit le soutien de l’Adami pour la production.

  • Partage de midi, de Paul Claudel

     

     

    (Article initalement publié sur Ring.).

     

     

    Et maintenant, j’ai vu à sa première représentation, le 4 juillet au soir, le spectacle Partage de midi dans la carrière de Boulbon.

    Cela m’a certes demandé de passer outre la vague dégoutation coutumière qu’inspire l’idéologie officielle du programme (idéologie certifiée NF, norme française, en quelque sorte), et je suis venu là content, pour entendre Claudel, pensant et rêvant à cette grande pièce qu’est Partage de midi, confiant j’oserais dire par principe dans le talent des acteurs.

    Et il y a tout de suite quelque chose, partant pour trois heures de spectacle, d’assez effrayant dans le fait brut de comprendre, avant même qu’un seul mot ait été prononcé, et à simplement regarder le numéro de clowns, au sens propre, donc burlesque, auxquels se livrent Mesa et Amalric, que ce que l’on verra, quoi que ce soit, ne sera pas Partage de midi.

    Les trois heures qui viennent seront donc livrées presque entières à l’imbécillité, à une imbécillité des plus intensives, on pourrait presque dire : quintessenciée ; à l’épuisement de toutes les façons de raconter autre chose que ce qui se dit, que ce qui est dit, à jouer partout autour des claires situations dramatiques, incontournables, fondant la pièce et permettant le déploiement de la parole claudélienne ; ces trois heures, dis-je, pour l’essentiel seront livrées à l’exhibition de la virtuosité technique des comédiens, virtuosité réelle si l’on y tient, mais que l’exhibition retourne à tout moment contre elle-même, barrant l’accès à la parole, laquelle n’est in fine engagée à rien d’autre que servir l’exhibition virtuose.

    Et il s’agit au fond de défaire la parole.

    De se saisir, même par amour, même avec amour, d’une haute parole poétique, difficile, mais moins difficile que profonde, et d’aller lui chercher son évidence pour ensuite la nier, la tordre, l’enjoliver de formes point nécessaires et la compliquer d’arabesques formelles exactement ineptes.

    Il s’agit en somme, là comme ailleurs, de défaire la parole au nom de la technique, et de faire entrer la première dans la seconde pour qu’elle lui soit une province.

    En ce sens, c’est toujours à l’œuvre ce même mal auto-immune et détruisant le monde au nom d’un Bien de pacotille, improvisant ses délires et autres « créations », dont ce spectacle est un symptome banal, comme en fleurissent partout de millions d’autres.

    Et c’est donc toujours la même façon moderne de mettre à terre et piétiner ce qui était en haut, insupportablement haut ; et de présenter, comme en offrande au public, sous le couvert d’une technicité bariolée, le résultat de sa déprédation terrifiante.

    MESA. – C’est tout

    En lui qui demande tout en une autre !

    Voilà ce que je voulais dire ; ce n’est pas la peine de rire bêtement.

    Il ne s’agit pas d’un enfant ! c’est lui pour naître, on ne sait comment,

    Qui profite de ce moment que nous nommons l’éternité.

    Mais tout amour n’est qu’une comédie

    Entre l’homme et la femme ; les questions ne sont pas posées.

    YSE. – La comédie est amusante quelquefois.

    MESA. – Je n’ai point d’esprit.

    Acte I

    Car il y a dans les trois actes qui font Partage de midi une clarté de situations, et une profondeur dans leur déploiement entre ces quatre personnages cardinaux, qui devraient interdire – mais ce mot-là est il encore audible ? – de s’en écarter une seconde.

    Se trouvent présents sur le bateau, retour d’Europe vers la Chine, Ysé, la femme, accompagnée de De Ciz, son mari plus faible qu’elle, ayant reconnu là Amalric, l’aventurier avec qui elle eut une liaison dix ans plutôt, avant donc le mariage et les enfants, et rencontrant ici Mesa, l’homme que Dieu lui-même a retoqué de la prêtrise. C’est l’acte I. Dans l’acte II, au cimetière de Hong Kong, Ysé quittera De Ciz pour Mesa, abandonnant pour lui ses enfants. Dans l’acte III, Ysé a quitté Mesa, emportant l’enfant reçu de lui, pour fuir avec Amalric dans le sud de la Chine en guerre, et avec la commune volonté d’y mourir. Mesa retouve Ysé, lui annonce la mort de De Ciz, encore officiellement son mari, lui propose le mariage. Amalric vainc physiquement Mesa, tandis qu’Ysé s’aperçoit qu’elle a laissé mourir son enfant, les amants s’enfuient, puis Mesa – est-il mort ? – s’adresse à son Créateur en commençant par l’engueuler jusqu’au moment qu’Ysé de nouveau lui apparaît…

    Et sur le pont de bateau de ce premier acte, où, à midi dans la lumière aveuglante et sur la mer qui est « comme une vache terrassée que l’on marque au fer rouge», se partage en effet cette femme, Ysé, pour les trois hommes qui sont là, on se demande bien pourquoi les comédiens enchaînent des saloperies d’effets purement formels, tant physiques (avec des prétentions chorégraphiques indues) que vocaux (le souffle semble avoir été ôté à la parole poétique, pour être en quelque sorte, par des ruptures bien souvent inutiles, vocalisé), dans le genre de ces petits exercices techniques qu’on fait parfois effectuer aux débutants afin de les initer à ce qu’est cette chose étrange : une scène. On les verra ainsi tous quatre interrompre une scène d’un geste formel d’un ou deux bras, courir pour traverser le plateau, prendre une nouvelle pause des bras, et enchaîner comme si rien de cela n’avait eu lieu (et il eût mieux valu).

    A ce moment de l’acte II où, dans le cimetière de Hong Kong, les corps d’Ysé et de Mesa commencent de s’enlacer – et l’on sait l’amour qu’avait Claudel pour la figure mallarméenne de l’Ombre double –, nos gentils comédiens, de peur sans doute de ce qu’ils nomment abusivement et à tour de bras « redondance » quand ce ne serait, ici, qu’adéquation à l’adultère en cours, se trouvent chacun d’un côté du plateau, tendant chacun dans le vide leurs bras en direction de l’autre :

    « Ils s’étreignent. Ysé demeure immobile et passive. Arrêt.

    MESA. – O Ysé !

    YSE. – C’est moi, Mesa, me voici.

    MESA. – O femme entre mes bras !

    YSE. – Tu sais ce que c’est qu’une femme à présent ?

    MESA. – Je te tiens, je t’ai trouvée.

    YSE. – Je suis à toi,

    Je ne recule pas, je te laisse faire ce que tu veux.

    MESA. – O Ysé, c’est une chose défendue. »

    Puis enfin, un peu plus tard, les comédiens s’approcheront l’un de l’autre, avec ces pauvres gestes stylisés, à peu près vides de signification et qui servent à notre misérable époque de danse, et que l’on dit chorégraphiques…

    Et je vous passe cette autre piécette chorégraphique absurde sinon ridicule, désarrimée de tout et servant de transition entre l’acte II et le troisième, sur le très rabâché The end des Doors (Mother ?... Yes, son…). Oui, oui, apocalypse now, on a compris, merci, on a compris, mais vous feriez mieux de jouer la pièce qu’on est venu voir. 

     

    « Il est vrai que vous n’êtes qu’une femme, mais moi je ne suis qu’un homme,

    Et voici que je n’en puis plus et que je suis comme un affamé qui ne peut retenir ses larmes à la vue de la nourriture. »

    Mesa, à l’acte II.

    Tout cela nuit à la claire compréhension des situations, des enjeux et des personnages, à l’exception toutefois de quelques moments où, tout à coup, on se demande finalement pourquoi, les comédiens ont pris parti de donner à entendre et voir et comprendre tel morceau de la pièce au plus près de son évidence nécessaire.

    Mais il faut ajouter, que, quand bien même on ferait disparaître ces scories technicistes et esthétisantes qui polluent tout son long le spectacle, les personnages et la pièce ne seraient point sauvés.

    Car un problème, et de taille, demeure, entravant jusqu’à la possibilité de représenter pour nous Partage de midi.

    Et il est qu’il n’y a pas d’Ysé.

    Et il n’y a pas d’Ysé, cette femme, parce que, face à elle, bien souvent, il n’y a pas d’hommes. Parce que les comédiens ne parviennent pas réellement, ou pas continument, à composer un homme (et je vous prie de croire que j’emploie à dessein le terme composer).

    Et comme cette pièce ne traite de rien d’autre au fond que de cette altérité radicale et définitive, fondant toutes les autres, naturellement violente, en quoi consiste d’être un homme ou une femme, il est très rapidement clair qu’aucune issue ne s’offre à représenter la pièce de Claudel.

    Certes les « garçons » ne sont pas aidés par leurs costumes designés à la coule et bariolés d’inutile, lesquels participent de cette impression surnavrante que les personnages ont été sommairement jugés et comme a priori, puis condamnés sans recours à figurer l’antithèse de ce qu’ils eussent dû être, et que leur exécution » » au plateau dure les trois heures immensément longues de la représentation.

    De Ciz, l’homme plus faible que sa femme, et qui joue dans le spectacle l’acte II en « culottes courtes » est de bout en bout presque toujours rendu ridicule par son interprète, alors que son drame n’est pas de n’être pas viril, mais que sa virilité ne suffise point à dominer sa femme, à tel point que la mort aux avant-postes de la Chine colonisée lui doive finalement sembler préférable. Amalric, l’aventurier sûr de lui, nous est présenté comme un excentrique maniéré à la limite de l’hystérie, ce qui ne tient pas une seconde et vient incessamment contredire le texte. Quant à Mesa, le paysan retoqué par un Dieu auquel il est ici le seul à croire, il passe au plateau par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, épuisant toute possibilité d’unité dans la virtuosité technique que demande formellement de jouer toute la palette chromatique ; avec quelques bonheurs de temps en temps, ne médisons pas.

    Il y a, me semble-t-il, dans cette volonté affichée de « décaler » les choses et les personnages un involontaire aveu d’impuissance ; à tel point que ce « décalage » est désormais la norme, à laquelle aucun « calage », aucune adéquation, ne vient plus jamais s’opposer.

    Or, dis-je, de ce qu’aucun homme crédible ne se tienne face à elle, c’est Ysé simplement qui disparaît, devenant, pour céder aux comparaisons approximatives, ce qu’est la radiographie d’un squelette humain à une femme dont la première qualité est d’être désirable et désirée, le squelette radiographié serait-il bien celui de cette femme-là ; mais dès lors, quelle importance ?

    Il y a, là aussi, je crois, dans la façon dont la représentation ne peut atteindre cette altérité radicale qu’exige la pièce de Claudel, quelque banal symptôme du mal qui ronge le monde présent.

    De sorte que la question se pose : par-dessus quel abîme, quel néant faut-il passer désormais pour accéder à se représenter, et ensuite représenter, ce qui était encore, il y a une petite centaine d’années et sans doute moins, le mode de séparation qui partageait depuis toujours la condition humaine. Et, sans même envisager ici la question de l’analphabétisme galopant usiné par nos entrepreneurs en démolitions, on peut légitimement se demander quel avenir sera celui de nos chefs d’œuvre littéraires ?

    Hors frais annexes, assister à une représentation de ce spectacle coûte 25 ou 20 euros, selon que l’on accède ou non au tarif réduit ; lire Partage de midi, dans un folio neuf, coûte 6,80 euros. Restez chez vous.

    Mise en scène : Gaël Baron, Nicolas Bouchaud, Charlotte Clamens, Valérie Dréville, Jean-François Sivadier. Avec Gaël Baron (De Ciz), Nicolas Bouchaud (Amalric), Valérie Dréville (Ysé), Jean-François Sivadier (Mesa). Collaboration à la scénographie : Christian Tirole. Travail sur le mouvement : Philippe Ducou. Costumes : Virginie Gervaise. Lumières : Jean-Jacques Beaudouin en collaboration avec Philippe Berthomé. Son : Jean-Louis Imbert. Production déléguée : Festival d’Avignon. Texte publié aux éditions Gallimard. Coproduction : Festival d’Avignon, Les Gémeaux-Sceaux Scène nationale, Italienne avec orchestre, Centre dramatique national Orléans-Loiret-Centre, La rose des vents -Scène nationale de Lille Métropole à Villeneuve d’Ascq, L’Espace Malraux Scène nationale de Chambéry et de la Savoie. Avec le soutien de la Région Île-de-France. Le Festival d’Avignon reçoit le soutien de l’Adami pour la production.

     

  • Le monde qui fait le malin... (En lisant Renaud Camus)

     

     

     

     

    Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

    Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cessons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même mouvement de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l’ennemi, à l’adversaire, au voisin. Car le même malheur, la même stérilité lui arrive. Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme deux formes politiques, il n’est point seulement, il n’est point exactement entre l’ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture.

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    Ce texte est de 1910. Il est de Charles Péguy, dans le volume intitulé Notre Jeunesse. J’ai trouvé cet extrait dans le recueil dû à Denise Mayer La République… Notre Royaume de France (Nrf, Gallimard, 1946), que j'ai déjà cité ici. La phrase exacte de Péguy, tirée de L’Argent, qui donne son titre à l’ouvrage est celle-ci : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France ». (Sur un sujet voisin, avec moins de talent : De l'invertissement II, Tu ne transmettras point, Du devoir d'insubordination, De l'approbation du monde.)

    C’est la lecture de La grande déculturation, de Renaud Camus, qui m’a donné l’idée, ce soir, de le copier ici.  

     

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  • Jarry 1899

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    Deux extraits d’Ubu enchaîné (1899), d’Alfred Jarry. Pièce d’abord annoncée sous le titre d’Ubu esclave, et qui narre l’arrivée du couple Ubu en France…

    D’abord la fin de la première scène de l’Acte I :

     

    MERE UBU. – Oublie comme moi ces petites misères. Mais de quoi vivrons-nous si tu ne veux plus être Maître des Finances ni roi ?

    PERE UBU. – Du travail de nos mains, Mère Ubu !

    MERE UBU. – Comment, Père Ubu, tu veux assommer les passants ?

    PERE UBU. – O non ! Ils n’auraient qu’à me rendre les coups ! Je veux être bon pour les passants, être utile aux passants, travailler pour les passants, Mère Ubu. Puisque nous sommes dans le pays où la liberté est égale à la fraternité, laquelle n’est comparable qu’à l’égalité de la légalité, et que je ne suis pas capable de faire comme tout le monde et que cela m’est égal d’être égal à tout le monde puisque c’est encore moi qui finirai par tuer tout le monde, je vais me mettre esclave, Mère Ubu !

    MERE UBU. – Esclave ! mais tu es trop gros, Père Ubu !

    PERE UBU. – Je ferai mieux la grosse besogne. Et vous, madame notre femelle, allez nous préparer notre tablier d’esclave, et notre balai d’esclave, et notre boîte à cirer d’esclave, et vous, restez telle que vous êtes, afin que chacun voie à n’en pas douter que vous avez revêtu votre beau costume de cuisinière esclave !

     

    Et voici la suite, à savoir la deuxième scène (en intégralité) de ce premier acte ; la scène est au Champ de mars, les personnages sont : Les Trois Hommes Libres (quelle idée formidable d’avoir fait, pour la lecture au moins, un seul personnage de ces trois-là), Le Caporal.

     

    LES TROIS HOMMES LIBRES. – Nous sommes les hommes libres, et voici notre caporal. – Vive la liberté, la liberté, la liberté ! Nous sommes libres. – N’oublions pas que notre devoir, c’est d’être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l’heure. La liberté, c’est de ne jamais arriver à l’heure – jamais, jamais ! pour nos exercices de liberté. Désobéissons avec ensemble… Non ! pas ensemble : une, deux, trois ! le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. Voilà toute la différence. Inventons chacun un temps différent, quoique ce soit bien fatigant. Désobéissons individuellement – au caporal des hommes libres !

    LE CAPORAL. – Rassemblement ! (Ils se dispersent.) Vous, l’homme libre numéro trois, vous me ferez deux jours de salle de police, pour vous être mis, avec le numéro deux, en rang. La théorie dit : Soyez libres ! – Exercices individuels de désobéissance… L’indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres. – Portez… arme !

    LES TROIS HOMMES LIBRES. – Parlons sur les rangs. – Désobéissons. – Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. – Une, deux, trois !

    LE CAPORAL. – Au temps ! Numéro un, vous deviez poser l’arme à terre ; numéro deux, la lever la crosse en l’air ; numéro trois, la jeter six pas derrière et tâcher de prendre ensuite une attitude libertaire. Rompez vos rangs ! Une, deux ! une, deux ! (Ils se rassemblent et sortent en évitant de marcher au pas.)