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Livres - Page 49

  • Le nihiliste se meut

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    En complément de la note précédente, De l’approbation du monde, qui avait pour partie trait au mouvement, et à la contemporaine et modernante revue indisciplinaire du même nom, je ne résiste pas, étant tombé dessus par hasard aujourd’hui, à recopier ces quelques lignes d’André Markowicz ouvrant la postface à sa traduction des Démons, de Fédor Dostoïevski (Babel –Actes Sud. Je rappelle au passage que Markowicz a traduit en français l’intégralité des œuvres de Dostoïevski). Elles témoignent non seulement du génie de Dostoïevski, mais elles éclairent grandement par quoi il l’est. Notons que les nihilistes, ou leurs fétides descendants, écrits par Dostoïevski gouvernent aujourd’hui ce qu’on prend encore pour l’Europe, qu’on appelle parfois l’Occident, et qui fut la Chrétienté…

     

    Il y a dans les Démons un moment où quelque chose se produit en vous qui fait que la terre disparaît. Il n’y a rien, ou plutôt il y a quelque chose, mais quelque chose de si noir et de si singulier que cela reste au-delà des paroles, au-delà des concepts, au-delà même de l’intuition. Une présence, justement, comme d’une rumeur muette, d’un chaos, et d’un chaos concret.

    Généralement, au bout de quelque temps de travail sur un texte de Dostoïevski, des lignes de force commencent à se dessiner, des motifs apparaissent, une construction logique se laisse deviner : tous les motifs de l’Idiot, par exemple, sont présents dans les deux premiers chapitres. Pour les Démons, pendant longtemps, j’ai cherché ces motifs, ces répétitions de mots, d’images qui me guidaient dans mes traductions précédentes. Le problème est que je n’ai rien trouvé du tout, aucun motif, à part un seul, lié à Piotr Verkhovenski, un motif bizarre, qui m’est resté longtemps énigmatique : il ne marche jamais, il ne parle jamais lentement, tout ce qu’il fait, il le fait au pas de course, en « coup de vent » – le russe peut jouer sur une quantité de préverbes qui permettent ces jeux à partir du verbe courir, et c’est d’abord cet usage du préverbe qui m’a frappé. Ce motif-là, une fois qu’on l’a remarqué, devient obsédant, mais que signifie-t-il ? Des observations du même genre se sont accumulées, sans que je voie mieux quel sens leur attribuer dans l’économie de l’ensemble. C’est de cette défaillance globale qu’est venue toute ma perception du roman, et c’est elle, pour finir, qui a guidé mon travail de traduction.

  • Lettre au Cardinal Fornari, par Juan Donoso Cortès

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    513745771.jpgCe petit livre est tellement passionnant, instructif, et visionnaire, qu’il serait tentant de le citer tout entier… On se le procurera donc aux éditions L’Age d’Homme, collection Le bruit du Temps, s’il n’est pas épuisé. L’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, seule autre œuvre publiée en français du penseur espagnol peut être trouvé aux confidentielles éditions Dominique Martin Morin. Juan Donoso Cortès est né en 1809 à Valle de la Serena et mort en 1853 à Paris. Sa lettre au Cardinal Fornari, est de 1852. Son propos est celui-ci : « Parmi les erreurs contemporaines, il n’en est aucune qui ne se ramène à une hérésie ; et parmi les hérésies contemporaines, aucune qui ne se ramène à une hérésie plus ancienne, de longtemps condamnée par l’Eglise. »

     

     

    Après avoir considéré les principales erreurs de ce temps, et démontré dûment que toutes tiraient leur origine de quelque erreur religieuse, j’estime non seulement opportun, mais aussi nécessaire de descendre à certaines applications qui montreront encore plus clairement la dépendance dans laquelle se trouvent toutes les erreurs politiques et sociales vis-à-vis des erreurs religieuses. Il me semble, par exemple, ne faire aucun doute que tout ce qui affecte le gouvernement de Dieu sur l’homme affecte de même et dans la même mesure les Gouvernements qui régissent les sociétés civiles. La première erreur religieuse de ces derniers temps a été le principe de l’indépendance et de la souveraineté de la raison humaine. A une telle erreur dans l’ordre religieux correspond dans l’ordre politique celle qui consiste à affirmer la souveraineté de l’intelligence ; de là que la souveraineté de l’intelligence soit devenue le fondement universel du Droit public dans les sociétés ébranlées par les premières révolutions. C’est d’où sont nées les Monarchies parlementaires, avec leur cens électoral, leur division des Pouvoirs, leur presse libre et leur tribune inviolable.

    La deuxième erreur concerne la volonté ; sur le plan religieux, elle consiste à affirmer que la volonté, étant droite par nature, n’a nul besoin pour incliner au bien de l’appel ni de l’impulsion de la grâce. A cette erreur dans l’ordre religieux correspond dans l’ordre politique celle qui consiste à affirmer que, puisque toute volonté est droite, on ne doit prétendre en diriger aucune, mais bien les laisser toutes diriger. C’est sur ce principe que se fonde le suffrage universel, de lui que tire son origine le système républicain.

    La troisième erreur a trait aux appétits ; sur le plan religieux, elle consiste à affirmer que, compte tenu de l’immaculée conception de l’homme, les appétits de ce dernier sont excellents. A cette erreur dans l’ordre religieux correspond celle qui consiste à affirmer que les Gouvernements, quels qu’ils soient, doivent être tous ordonnés à une seule fin : la satisfaction de toutes les concupiscences. C’est sur ce principe que reposent tous les systèmes socialistes et démagogiques qui se battent aujourd’hui pour la domination et qui un jour ou l’autre l’obtiendront, pour peu que les choses suivent la pente naturelle sur laquelle elles vont.

    Voilà comment la néfaste hérésie qui consiste, d’un côté, à nier le péché originel, et de l’autre, à nier que l’homme ait besoin d’une direction divine, conduit à affirmer en premier lieu, la souveraineté de l’intelligence, puis la souveraineté de la volonté, et, enfin, la souveraineté des passions ; soit trois souverainetés grosses, chacune, de désordre.

     

  • La Guerre civile, par Henry de Montherlant

     

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    La dernière pièce d’Henry de Montherlant porte le titre joli de La Guerre civile. Elle fut représentée pour la première fois (et non « créée », ainsi que disent les cons temporains) au Théâtre de l’Œuvre le 27 janvier 1965, mise en scène par Pierre Dux (et non « dans une mise en scène de », idem), dans un décor de Georges Wakhévitch (je ne vous fais pas le coup de la « scéno » plus ou moins « graphie »)… Grâce aux bons soins des éditions Gallimard, et de la Pléiade, je puis vous citer aujourd’hui l’intégralité de la première réplique de la pièce, portée par la « Figure » de la Guerre civile personnifiée (« voix de femme, dans la fosse », mentionne fort joliment la distribution), laquelle réplique ouvre l’acte premier, titré Mors et fricum (c'est-à-dire : mort et fric).

    La troisième photographie nous montre Pierre Fresnay dans le rôle de Caton et Pierre Dux dans celui de Pompée. (Les première et troisième photographie proviennent du site :  http://www.montherlant.be/index.html.)

     

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    Rideau baissé, la voix – féminine – de la Guerre civile éclate avec véhémence, de la fosse de l’orchestre.

     

    LA GUERRE CIVILE. – Je suis la Guerre civile. Et j’en ai marre de voir ces andouilles se regarder en vis-à-vis sur deux lignes, comme s’il s’agissait de leurs sottes guerres nationales. Je ne suis pas la guerre des fourrés et des champs. Je suis la guerre du forum farouche, la guerre des prisons et des rues, celle du voisin contre le voisin, celle du rival contre le rival, celle de l’ami contre l’ami. Je suis la Guerre civile, je suis la bonne guerre, celle où l’on sait pourquoi l’on tue et qui l’on tue : le loup dévore l’agneau, mais il ne le hait pas ; tandis que le loup hait le loup. Je régénère et je retrempe un peuple ; il y a des peuples qui ont disparu dans une guerre nationale ; il n’y en a pas qui aient disparu dans une guerre civile. Je réveille les plus démunis des hommes de leur vie hébétée et moutonnière ; leur pensée endormie se réveille sur un point, ensuite se réveille sur tous les autres, comme un feu qui avance. Je suis le feu qui avance et qui brûle, et qui éclaire en brûlant. Je suis la Guerre civile. Je suis la bonne guerre.

     

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  • La Tectonique des sentiments, d'Eric-Emmanuel Schmitt

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    Je n’avais jamais lu aucun livre d’Eric-Emmanuel Schmitt, et je ne retrouve pas, dans l’entrelacs de mes a priori et contradictions, au moment d’écrire cette note, les raisons qui ont bien pu me pousser à récemment acquérir ce bouquin. La Tectonique des sentiments est une bonne pièce ; elle s’ouvre sur une première scène de grande maîtrise technique et jusqu’à son dénouement poursuit sans faiblir. Aucun personnage, sauf un peut-être, n’est raté ; aucune scène et aucune situation ne paraissent qui ne sont justifiées ; aucune phrase, même, peut-être, n’est de trop. Les didascalies mêmes, de nos jours si méprisées – et parfois même avec talent –, ne rechignent pas, très romanesquement, à la plus fine, quoique concise, psychologie. L’histoire d’amour, les histoires d’amour vraies et fausses, superficielles ou profondes, leur réversibilité, en un mot : leur tectonique, sont très claires, très lisibles en leur complexité, et jamais pourtant caricaturales. C’est très réussi, donc, agréable à lire (et certainement aussi, très difficile à jouer).

    Diane se venge de Richard, dont elle imagine qu’il ne l’aime plus. Voilà l’histoire (je n’en dirai guère plus : vous n’avez qu’à lire le bouquin ou, si vous êtes fainéant, aller voir la pièce).

    Le personnage de Diane est très réussi, celui de sa mère est une merveille, les deux putes roumaines engagées pour piéger Richard sont très justes, et tous ces personnages ne seraient pas réussis si les relations entre eux n’étaient pas elles aussi réussies. Le personnage à mon sens le moins réussi est finalement Richard, mais je n’en suis pas certain : il subit tout, et l’auteur à dessein lui fait jouer la carte de tout subir toujours, et de tout accepter. C’est peut-être le personnage le plus complexe, le plus silencieusement complexe ; et si je dis qu’il est peut-être le moins réussi, c’est simplement parce que je me demande si un tel personnage est vraisemblable (je sais, la catégorie selon certains date un peu), non pas en soi, mais dans cette pièce-là et face à cette femme-là, qu’est Diane…

    La pièce non plus, sans s’y appesantir jamais, dégage tranquillement son fond politique (au sens le plus élevé) : un couple de la haute société en train de se défaire, de ne pas renoncer aux désormais très puissants appâts d’un adolescence imbécile, couple dont la femme, politicienne humanitaire, est vouée par profession à l’amélioration des conditions de vie de prostituées devant par définition cesser de l’être ; un faux binôme mère-fille de manipulatrices elles-mêmes manipulées constitué en réalité de deux putes roumaines ; une mère aimant sa fille non sans regretter qu’elle soit ce qu’elle est, du fait peut-être d’un père absent ; une maladie fantasmatique, pour ne pas dire maladive, planant sur l’ensemble, et justifiant au passage les pires saloperies frigides ; subissant tout cela enfin, un homme, au statut très particulier, trouvant peut-être dans l’acceptation de tout le moyen de ne rien réellement céder, et dans l’aveuglement la possibilité de voir…

    Je m’aperçois que dès que j’évoque cet homme, Richard, je dis : peut-être… Et que cela serve de conclusion.

  • Le Village de l'Allemand, de Boualem Sansal

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    Le Village de l’Allemand (ou le Journal des frères Schiller) n’est pas seulement un roman sur la proche parenté – descendance, pourrait-on dire ici – liant le nazisme d’hier à l’islamisme d’aujourd’hui ; c’est aussi un roman sur la lecture et la connaissance historique. Et le fait est qu’on aurait tort, me semble-t-il, de ne voir là qu’un roman à thèse, fût-il très habilement construit : tout simplement parce qu’un constat n’est pas une thèse, contredirait-il l’amour maladif de l’époque pour le déni de réalité.

    Rachel et Malrich sont frères, sont nés en Algérie, vivent en France, ont quatorze ans d’écart. Leurs parents – père allemand, héros du F.L.N., mère algérienne – vivent à Aïn Deb, près de Sétif. Rachel – contraction de Rachid Helmut – est cadre dans une boîte internationale, vit avec Ophélie dans un petit pavillon ; son frère cadet, lui, zone avec ses potes dans la cité, a échappé de justesse aux imams recruteurs de martyrs d’Allah, ne fréquente guère son frère qui l’emmerde avec sa morale, etc.

    Lorsque Rachel apprend, le 25 avril 1994, par les informations télévisées que ses parents ont été assassinés dans leur village d’Aïn Deb, il se rend sur place. Fouillant dans les affaires de son père, il découvre que celui-ci fut auparavant un officier SS ayant servi dans les camps d’extermination. Il ne dira rien à son frère, ni à Ophélie – qui le quittera –, descendra seul aux enfers en mettant ses pas dans ceux de son père, sillonnant l’Europe, la Turquie et l’Egypte, puis se suicidera aux gaz d’échappement le 24 avril 1996, dans le garage de son pavillon, après s’être rasé le crâne et avoir enfilé un pyjama rayé. Voilà, pour aller vite, ce qui s’est passé avant que le roman ne commence.

     

    Le roman proprement dit est l’histoire de la lecture par Malrich – contraction de Malek Ulrich –, qui n’a même jamais entendu parler de la Shoah, du journal de Rachel. Lecture qui va le pousser à tenir à son tour son journal. Même s’il ne sait pas très bien écrire.

    Le roman s’ouvre sur cette épigraphe de Malrich : « Je remercie très affectueusement Mme Dominique G.H., professeur au lycée A.M., qui a bien voulu réécrire mon livre en bon français. Son travail est tellement magnifique que je n’ai pas reconnu mon texte. J’ai eu du mal à le lire. Elle l’a fait en mémoire de Rachel qu’elle a eu comme élève. (…) Elle dit qu’il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis. (…) »

    En effet. Dans un premier temps, Malrich, qui ne sait pas grand-chose de l’Allemagne nazie ni de l’Histoire en général, d’ailleurs, rechigne à suivre son frère dans la condamnation de son père, tient évidemment à la mémoire de son père (c’est un soldat, il n’a fait qu’obéir, un ordre est un ordre, etc), puis se documente, fait lui aussi le périlleux voyage d’Aïn Deb, et commence, si j’ose dire, de « comprendre ».

    Malrich, à la différence de son frère, ne plongera pas maladivement dans le passé. Parce que son frère l’a fait pour lui, sans doute ; mais aussi parce que ce qu’il découvre du nazisme, il le voit autour de lui se mettre en place en temps réel : ce qu’il exprime ainsi dans une lettre, qu’il sait au demeurant parfaitement vaine au Ministre de l’Intérieur de la République française (nous sommes alors en février 1997) : « Les islamistes ont colonisé notre cité et nous mènent la vie dure. Ce n’est pas un camp d’extermination mais c’est déjà un camp de concentration, ein Konzentrationlager comme on disait sous le Troisième Reich. Peu à peu, nous oublions que nous vivons en France, à une demi-heure de Paris, sa capitale, et nous découvrons que les valeurs qu’elle proclame à la face du monde n’ont en réalité cours que dans le discours officiel. N’empêche et malgré toutes nos tares, nous y croyons plus que jamais. Tout ce que nous nous interdisons en tant qu’hommes et citoyens français, les islamistes se le permettent et nous refusent le droit de nous plaindre car, disent-ils, c’est Allah qui l’exige et Allah est au-dessus de tout. A ce train, et parce que nos parents sont trop pieux pour ouvrir les yeux et nos gamins trop naïfs pour voir plus loin que le bout de leur nez, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles. Sachez que nous ne vous suivrons pas dans cette guerre, nous émigrerons en masse ou nous nous battrons pour notre propre indépendance. »

     

    Ce roman est admirablement construit : si l’on y lit en alternance le journal de Malrich et des morceaux de celui de Rachel, c’est à Malrich (et à Mme G.H.) qu’il faut attribuer la paternité de ce « montage » romanesque. Le narrateur principal n’est pas loin, donc, d’être analphabète ; quant au professeur qui « réécrit en bon français » son livre, rien ne dit qu’elle revendique le statut absurdement envié d’ « écrivain ». La prose de ce roman est donc très simple, ne vise pas apparemment le grand style littéraire. Ce qui me semble la marque la plus sûre du grand talent dramatique de l’auteur.

    Boualem Sansal, qui est Algérien et vit en Algérie, où ses livres sont censurés, est un homme courageux.