Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livres - Page 48

  • Loi

    Disposer librement d’un monde tout en ayant le mépris de ses lois. L’acte qui impose la loi. Bonheur de cette fidélité à la loi.

    Mais il n’est pas possible de n’imposer au monde que la loi, tout restant comme par le passé, tandis que le nouveau législateur serait libre. Ce ne serait pas là une loi, mais un acte arbitraire, séditieux, une condamnation de soi-même.

     

    Kafka, Journal, 1° novembre 1921, traduction Marthe Robert

     

     

    Tel est, depuis quelques jours, et si la formule n’est pas trop forte pour mes capacités, mon objet de méditation dramaturgique.

    C’est tout.

     

    1686463255.jpg
  • Fictions pourries

    633297762.jpg

     

    On ne peut pas dire que la philosophie, qui s’est au fil des siècles modernes toujours plus éloignée de son étymologie, en soit venue à proposer aux hommes une façon simple de vivre. Elle aussi s’est technicisée et spécialisée, jusqu’à devenir une discipline parmi tant et tant d’autres, et n’est plus guère accessible qu’à ses techniciens et spécialistes, lesquels, barrant de leur jargon en expansion constante tout accès au profane, semblent entre eux divisés en factions rivales se livrant, comme exactement partout ailleurs, à une course aux places et aux prix. Je me pâme évidemment chaque matin, dès le réveil, devant une telle sagesse.

    2014199219.jpgJe me repose donc de ma très rare fréquentation de ces phraseurs de long par quelques saines excursions en territoires théologiques, quoique je ne sois pas davantage théologien. Et c’est justement la lecture du Contre les païens de saint Athanase d’Alexandrie qui m’a inspiré ce premier paragraphe. Dès les premières pages, jusqu’à la toute fin, en exceptant peut-être quelques passages qui m’ont semblé répondre de façon presque exclusive aux querelles et combats de l’époque, le Contre les païens déploie, dans une langue assez simple, un très grand nombre de questions philosophiques, lesquelles – miracle – sont accompagnées de leur lisible et très sensée réponse.

    Et pourtant, les questions abordées ne sont pas si simples. A preuve que nos spécialistes et techniciens s’acharnent encore dessus, vainement, et d’abord parce qu’ils ont considérablement dégueulassé les énoncés à force de les tripatouiller dans tous les sens. Il y est question de l’homme et de Dieu, de l’être et du néant, du mal (qui n’a pas de substance propre), des désirs beaucoup, des agencements machiniques et délirants des désirs (pour parler contemporain), du Verbe et de son incarnation, de l’imagination, du libre-arbitre et de la volonté de l’homme… Il a même pu me sembler, mais j’exagère sans doute, comme à mon habitude, que toute la philosophie depuis Athanase s’était en somme amusée, quitte à finir par se tripoter seule, à explorer en long, en large, en travers, et surtout n’importe comment, pondant de longs traités, changeant la définition des termes selon ses intérêts – serviles ? – du moment, plaçant une négation où il n’y en était point, etc. ; s’était en somme amusée, dis-je, à explorer, développer, embrouiller, pervertir, et cela presque à l’infini, des questions qui sont traitées simplement et clairement en quelques lignes.

    Je me suis demandé pourquoi ? C’est certainement une erreur.

    Et je me suis dit ceci : Certes Athanase n’est pas, quoique nourri de culture grecque, d’abord un philosophe. Pour raisonner, pour déployer sa logique, il s’appuie sur la Bible. Donc il fait de la théologie (quelle idée). D’accord. On peut donc se dire, Athanase n’est pas philosophe puisqu’il s’appuie ouvertement sur un texte poétique, la Bible – en l’espèce, celle des Septante –, c’est-à-dire sur une fiction, pour fonder sa logique, qui donc est théo-. 

    Mais j’aurais personnellement tendance à prendre le problème à l’envers. Et si toute pensée, parce qu’elle appartient à une civilisation, à un moment donné d’une civilisation, ne pouvait déployer sa logique profonde qu’en s’appuyant sur une fiction, je veux dire : sur une fiction de la Vérité. Et si le drame profond, insoluble parce que nié d’emblée, presque a priori, par les philosophies interminables en cours, de la pensée contemporaine était de ne pas savoir du tout sur quelle fiction au juste s’appuyer.

    Prenez-moi pour un imbécile, vous me ferez plaisir : je suis parfaitement au courant que de Dieu, nous serions passés à l’Homme. Mais cet Homme-là ne s’est pas trouvé de fiction universelle par quoi naître et sur laquelle tout le monde (ou presque) s’entende ; les déclarations de ses droits infinis et de ses quelques devoirs, du point de vue de la fiction poétique sont archinulles, de déjà confiner trop ouvertement au juridique, et d’un point de vue juridique sont d’une construction tellement niaise qu’elle devrait, si nous n’étions tombés dans la marmite tout petits, tout bonnement nous faire honte.

    De sorte que ce qui manque aux philosophes, ce n’est en aucun cas, l’intelligence, la rigueur ou le vocabulaire, c’est tout bonnement la fiction de la Vérité sur laquelle appuyer leur logique. Aussi se trouvent-ils tous contraint de palier au manque de cette fiction ; et tous y pallient bien sûr avec les moyens du bord et selon ce qui les arrange ; le plus souvent, me semble-t-il, en partant du principe que cette fiction existe, qu’elle est archi-connue, que son extension est immense, que la partie vaut pour le tout, et que donc, ils peuvent aussi bien s’appuyer sur ce morceau-là que sur ce morceau-là et inventer autant de concepts imbittables qu’ils en auront besoin ; après quoi la chose bien sûr finit en concurrence éparpillée, idiote et désastreuse, sans plus aucune unité, chacun ramenant un auteur célèbre ou inconnu, voire même tout à fait aberrant, s’appuyant sur l’Histoire selon Groucho Marx, ou le corps sans organes selon Artaud, ou la psychologie des profondeurs, ou l’ontologie poétique entr’aperçue des Grecs présocratiques, la logique maothématique selon Alain Badiou, ou sur n’importe quoi… Et me voilà revenu à mon premier paragraphe, au revoir, il est tard, je vais me coucher.

     

  • La chasse au karmazinov est ouverte

    1556781656.jpg

     

    Je rencontrai Karmazinov, le « grand écrivain », comme l’appelait Lipoutine. Karmazinov, je l’avais lu depuis l’enfance. Ses récits et nouvelles sont connus de toute la génération passée, et même de la nôtre ; moi, je les avais dévorés ; ils étaient la joie de mon adolescence et de ma jeunesse. Puis, je m’étais refroidi quelque peu à l’égard de sa plume ; les récits à thèse qu’il avait écrits ces derniers temps me plaisaient moins que ces premières créations, ses page d’origine qui contenaient tant de poésie immédiate ; quant à ses toutes dernières œuvres, elle ne me plaisaient pas du tout.

    En général, si j’ose exprimer mon opinion sur une question aussi chatouilleuse, tous ces messieurs les auteurs de seconde force, admirés, d’habitude, de leur vivant, comme presque des génies – non seulement ils disparaissent presque sans laisser de traces et, bizarrement, soudain, de la mémoire des gens sitôt qu’ils meurent, mais il arrive que, déjà de leur vivant, lorsque paraît une génération nouvelle qui remplace celle devant laquelle ils travaillaient – ils se voient oubliés et dédaignés par tous incroyablement vite. Cela survient chez nous, vraiment, d’une façon soudaine, comme, au théâtre, un changement de décor. Oh, là, cela n’a rien à voir avec les Pouchkine, les Gogol, les Molière, les Voltaire, tous ces réformateurs venus apporter leur parole nouvelle ! C’est vrai aussi que la plume de messieurs les auteurs de second ordre, sur la fin de leurs honorables jours, se tarit généralement d’elle-même, de la plus pitoyable des façons, sans que ces messieurs le remarquent le moins du monde. Il s’avère que l’écrivain à qui, pendant longtemps, on attribuait une profondeur de pensée extraordinaire et dont on attendait une influence sérieuse et extraordinaire sur le mouvement de la société, finit par révéler une telle légèreté, une telle petitesse dans sa petite idée majeure que personne ne regratte même plus que sa plume ait pu si vite se tarir. Mais les petits vieux chenus ne remarquent rien et ils enragent. Leur amour-propre, et, justement, vers la fin de leur carrière, acquiert parfois des dimensions dignes d’étonner. Dieu sait pour qui ils commencent à se prendre – au minimum pour des dieux. À propos de Karmazinov, on racontait qu’il tenait chèrement à ses liens avec des hommes puissants et la haute société, et, cela, peut-être plus encore qu’à son âme. On racontait qu’il pouvait vous accueillir, vous couvrir de prévenances, vous envoûter par sa simplicité, surtout s’il avait besoin de vous pour telle ou telle chose, et, évidemment, si vous lui aviez été recommandé au préalable. Mais, au premier prince, à la première comtesse, au premier homme dont il avait peur, il eût considéré comme de son devoir le plus sacré de vous oublier avec l’indifférence la plus blessante, comme un bout de bois, une mouche, tout de suite, avant même que vous n’ayez eu le temps de sortir de chez lui ; il considérait sérieusement cela comme le bon ton le plus noble et le plus beau. Malgré un maintien sans reproche et une connaissance parfaite des bonnes manières, il était, disait-on, si vaniteux, vaniteux à un tel point d’hystérie, qu’il n’arrivait absolument plus à cacher son agacement d’auteur même dans ces cercles de la société où l’on ne s’intéresse que peu à la littérature. Et si quelqu’un, par hasard, le surprenait par son indifférence, il se sentit maladivement blessé et cherchait à se venger.

    Voici à peu près un an, j’ai lu dans une revue un de ses articles, écrit avec une prétention terrible à la poésie la plus naïve et, en même temps, à la psychologie. Il décrivait le naufrage d’un vapeur, je ne sais où, près des côtes d’Angleterre, naufrage dont il avait été un témoin oculaire et il avait pu voir comment on sauvait les gens tombés à l’eau et on retirait les noyés. Tout cet article, assez long et bavard, avait pour but unique de le monter lui-même. On pouvait lire entre les lignes, comme le nez au milieu de la figure : « Intéressez-vous à moi, regardez comme j’étais pendant ces minutes-là. A quoi vous servent la mer, la tempête, les rochers, les débris d’un navire ? Moi, de ma plume puissante, je vous ai décrit cela suffisamment. Pourquoi regardez-vous cette noyée avec cet enfant mort dans ses bras morts ? Regardez-moi, plutôt, comme je n’ai pas supporté ce spectacle, comme je m’en suis détourné ; voilà, je lui tourne le dos ; je suis frappé d’effroi, je n’ai pas la force de me retourner ; je plisse les yeux – n’est-ce pas que c’est intéressant ? »

     

     

    Dostoïevski, Les démons, première partie, chapitre 3, traduction André Markowicz (Actes Sud – Babel)  

     

     

     

    La chasse au karmazinvov est ouverte, donc.

    Les karmazinov pullulant ces temps-ci, il est recommandé de tirer à vue.

    Plus sérieusement, c’est de Tourgueniev sans doute qu’il est question ici et Tourgueniev est un écrivain incomparablement supérieur à nos karmazinov d’aujourd’hui ; quant à Dostoïevski, je gage qu’il aurait toutes les difficultés du monde à se faire publier…

  • Du le style

    474756372.jpg

     

    Du le style.

    Beau titre (je le dis).

    On me demandera pourquoi ?

    Parce que rien à foutre le style.

    J’aime pourtant le français.

    Et même le fameux style classique français, je l’aime.

    Belle marquise…

    Et Bossuet, ah, Bossuet !

    Le style est une arme.

    (Les armes – les vraies – me fascinent.

    Comme aussi les instruments de musique, je m’en aperçois à l’instant.

    Mais je n’utilise jamais ni arme ni instrument de musique et il vaut mieux.)

    Je continue.

    Il y a une de ces histoires, en France, avec le style.

    Il y a un mythe du style et ce mythe sert à muséifier la littérature.

    Un écrivain a du style, un style, n’a pas le style.

    C’est indéfini ou partitif.

    Mais tout de même, tout de même, il y a le style. The style.

    Le style absolu français.

    Qui plane au-dessus de tout.

    Que rien ne satisfait.

    Que personne ne connaît.

    Un mystère.

    Mais qui permet de ranger tout ça au musée.

    Au mausolée, quand on ne peut pas faire autrement.

    Qui permet que toute littérature, ici, soit échec.

    Tout.

    C’est un putain d’embaumeur, le style français.

    Balzac, il écrit pas toujours super, hein?

    L’art et la littérature finissent au musée.

    C’est une manie. Ça et le Panthéon. Et puis Napoléon.

    Ça rassure, les musées. Il ne s’y passe rien, des touristes défilent.

    Il n’y a rien à voir, dans le musée.

    Ou seulement de jolies touristes – et puis quoi, hein ?

    Même Dostoïevski, s’il avait écrit en français, on aurait trouvé à lui redire dans le style.

    Faut voir ce qu’on a longtemps balancé à Shakspeare.

    Oui, Shakespeare, je sais. Mais c’est une orthographe que lui-même n’a jamais employée.

    Pas du tout français, Shakspear.

    Shkspr.

    Les armes. J’y reviens. Bon.

    Les instruments de musique.

    Tout dépend de ce que vous voulez exécuter.

    Exécuter, oui.

    C’est un problème d’adéquation.

    J’ai vu des snipers prétendus bien encombrés d’épées lourdes.

    Et des agents secrets qui ne savaient pas conduire leur char d’assaut.

    Et Philippe Sollers qui écrit, Dieu sait pourquoi, avec une raquette de tennis.

    Des trucs mal adaptés partout. Tout le temps.

    Remarquez, c’est assez drôle.

    Et je vous passe les écrivains sans alphabet.

    Les flopées de dramaturges kamikazes, sans aucun équipement d’aucune sorte, qui se fracassent leurs os contre les murs d’une forteresse dont les portes sont grandes ouvertes.

    J’ai même entendu la mort de Siegfried à la flûte de Pan, un jour, dans le métro (mais j’étais fatigué, sans doute).

    Et les fous de la Grammaire, de la Syntaxe et en général… du Style.

    Et ceux qui n’y connaissent rien, qui n’y entendent rien, et qui espèrent bien le faire savoir et respecter, d’autor.

    La perfection m’emmerde, et l’ignorance itou.

    La lenteur et la vitesse.

    La structure et l’improvisation.

    Je m’en bats les couilles.

    Ohé.

    Qu’est-ce que vous racontez, les écrivains français ?

    Tout le monde s’en fout.

    Heureusement que vous êtes bien au chaud entre vous, à Paris, ville sous cloche, future Ilion.

    A écrire des trucs déjà morts, taxidermistes ! Empailleurs !

    Ils se bourrent le cul avec de la paille, la caboche aussi est pleine de bourre, et les voilà qui se prennent pour la statue du Commandeur (avec des ennemis, même, des fois)…

    Des scènes inénarrables, ça donne !

    La Statue du Commandeur chez le psychanalyste lacanien du XIV°, la Statue du Commandeur raconte son enfance avec un papa pas gentil (voyez la nuance), la Statue du Commandeur fait un voyage dans un pays lointain et c’est quand même formidable, la Statue du Commandeur évite héroïquement d’être un touriste en assortissant son parcours Découverte de la Thaïlande de remarques iconoclastes (sic) sur les jeunes femmes indigènes, etc. La Statue du Commandeur sous ecstasy. La Statue du Commandeur fume comme Michel Houellebecq. La Statue du Commandeur lit Debord et Heidegger et se trouve par exception être la seule à tout piger ce qu’elle veut là-dedans (d’ailleurs, elle le savait déjà).

    La Statue du Commandeur dans son propre rôle.

    La Statue du Commandeur dernier écrivain, dernier tout.

    Dernier tube.

    (Petite annonce : je revends ces volumes, et pas cher.)

    Ah, mais le style, hein, le style.

    La dernière fois que j’ai lu un grand roman français, si je suis autorisé à le dire, c’était les Bienveillantes.

    Mais l’auteur était aussi américain qu’inconnu à Paris. Jonathan Littell.

    Avait-il le droit d’écrire ça ? (Qu’est-ce que c’est que ce guignol qui ne raconte pas sa vie ?)

    Avait-il le droit d’écrire ça comme ça ? Avec un narrateur SS (j’ai même entendu une ordure radiophonique bien de chez nous refuser de distinguer l’auteur du narrateur) cultivé et homosessuel (alors qu’on le sait que la cultivation et l’homotextualité, c’est par principe vachement le top, merde) qui nous racontait sa vie à lui, la Shoah de l’Ukraine à Auschwitz, le meurtre de sa mère, Stalingrad, la déroute allemande, les bombardements de Berlin, la fuite finale hors d'Allemagne… Et dans tous les détails et jusqu'aux plus atroces (nous, les détails, on les emmerde, on est vachement au-dessus de tout ça, la preuve, c’est que le diable est dans les détails…). Mais alors, justement, les détails.

    Ça faisait donc bien des problèmes, m’a-t-on dit (et pas qu’à moi), avec le du le style.

    D’autant qu’il en a vendu plein (même qu’il a piqué la place à Josette A. qu’elle était réservée, les histoires, les histoires...).

    Un vrai choc, malgré le du le style des cons.

    Même que je ne savais que lire ensuite.

    Alors j’ai relu tout Eschyle. Dans l’ordre.

    Jusqu’à l’Orestie.

    Tout Eschyle.

     

     

     

     

     

    Sur le même sujet : Guérilla.

     

  • Le miroir brisé, de Pierre Vidal-Naquet

     

    456819556.gif

     

     

    Ceux qui prennent des décisions dans la tragédie, souvent pour le pire, rarement pour le meilleur, ce sont les héros.

     

    Le grand historien Pierre Vidal-Naquet ne cherche pas seulement, dans ce tout petit livre passionnant, issu d’une conférence ultérieurement développée, à lire le théâtre grec antique à la lumière de la connaissance historique, il cherche également à comprendre la politique athénienne par le théâtre de ses tragiques – et du grand Aristophane.

    Mais la tragédie athénienne est un miroir brisé.

    Elle ne donne pas prise, ou bien peu, à ce que nous appelons la politique.

    D’abord parce que peu d’évènements contemporains sont représentés. Les histoires sont celles encore des épopées homériques, de la guerre de Troie, etc.

    Sur les trente-trois drames athéniens, quatre seulement sont censés se dérouler partiellement ou totalement sur le sol attique, quatre  autres concernent «  le jugement d’un étranger (Oreste) ou l’accueil d’un groupe d’étrangers menacé par ses concitoyens et suppliant Athènes de le recevoir. »

    Si nous prenons l’ensemble du corpus, on constate qu’il n’est pas un seul drame où l’opposition entre Grecs et Barbares ou entres citoyens et étrangers ne joue pas un rôle significatif. J’ai demandé à un ordinateur si le mot xénos ou les mots de sa famille étaient présents ou absents dans le corpus tragique. La réponse a été qu’il était présent partout… sauf dans les Perses où, bien sûr, le mot barbaros est abondamment représenté.

    Le livre se conclut ainsi :

    Quand Napoléon rencontra Goethe, il lui dit, selon la tradition : « Aujourd’hui, Monsieur, la tragédie, c’est la politique. » Chez les Athéniens, c’était une affaire beaucoup plus compliquée.

     

    Pas moyen donc, par leurs œuvres, de savoir ce que pensaient les tragiques de la politique démocratique de leur temps.

    Voici pour Eschyle :

    Chacun est d’accord pour dire que le jugement final de l’Orestie, le jugement et l’acquittement d’Oreste, grâce à l’ultime intervention d’Athéna, font référence, en 458, à l’importante réforme d’Ephialte, en 462, qui mit un terme au rôle de l’Aréopage comme Conseil de gardiens des Lois, limitant ses fonctions à celles de Tribunal chargé des crimes de sang, tandis que la Boulè, tirée au sort, devenait, aux côtés de l’Ekklésia – l’assemblée populaire –, le seul organe délibératif ayant une fonction politique. Chacun admet aussi qu’il s’agissait d’une réforme profondément démocratique, qui suscita assez de troubles pour que son instigateur, Ephialte, soit assassiné l’année suivante, laissant ainsi la place de leader du parti démocratique à Périclès.

    Cela dit, pouvons-nous passer de la lecture des Euménides à une information sur l’attitude personnelle d’Eschyle ? En d’autres termes, pouvons-nous deviner, grâce au texte des Euménides, comment Eschyle vota, s’il vota, lors de la session de l’Ekklésia qui entérina la réforme d’Ephialte ? Il est frappant de constater que les interprètes se divisent en deux camps. Les uns admettent qu’Eschyle est un partisan de la Réforme – tel est le cas, par exemple, de Paul Mazon ; les autres estiment au contraire qu’Eschyle était un laudator temporis acti, un partisan de la tradition.   

     

    Quant à  Sophocle, le seul des trois grands tragiques à avoir fait « ce que nous appellerions aujourd’hui une carrière politique. Elu stratège, il prit part aux côtés de Périclès à la répression de l’insurrection de Samos », voilà ce que dit de lui son contemporain Ion de Chios : « En matière politique, il n’était ni habile ni particulièrement pénétrant, il était comme un quelconque athénien de qualité ». Et Vidal-Naquet de conclure  :

    Quelque chose de ce cursus passe-t-il dans son œuvre tragique ? A mon grand regret, je dois répondre que non, ou si peu.

    Et plus loin :

    Décidément, à quelque niveau qu’on se situe, la tragédie de Sophocle n’est pas la tragédie politique d’Athènes. Cette tragédie-là, c’est Thucydide qui l’a décrite, non Sophocle. Eschyle a dépeint la bataille de Salamine. Sa description, antérieure de plusieurs décennies à celle d’Hérodote, reste notre source historique principale, même si Eschyle n’a pas composé sa narration à notre intention, mais à celle des spectateurs de 472. Euripide reporter et auteur tragique a multiplié les allusions, même si on lui en a prêté trop et si la distanciation ne lui était pas étrangère. Il y a chez Sophocle une hauteur de ton qui rend pratiquement impossible toute interprétation actualisante.

     

     

    Ce qui n’entraîne pas que Vidal-Naquet mésestime les adaptations postérieures.

    Il revient même plusieurs fois sur l’Antigone d’Anouilh et voit dans les reprises successives de  l’histoire d’Antigone – par Hölderlin, par Brecht s’appuyant sur Hölderlin, par Anouilh aussi… – celle qu’on peut faire de la conscience européenne.

     

    *

     

    Le théâtre n’est sans doute pas la chose gentillette pour laquelle notre époque a intérêt à le faire passer.

    J’ai conservé pour la fin ces quelques phrases, celles sans doute qui m’ont le plus marqué :

     

    Oserais-je le dire ? Ce qui à mes yeux fait écho à la tragédie athénienne, n’est pas telle ou telle pièce de théâtre, mais bien cette série de représentations politiques à l’usage des masses que furent les procès de Moscou dans les années 1936-1938 ou de Budapest, Sofia et Prague, sans oublier Tirana, à la fin des années 40 et au début des années 50.

    La différence est évidente. Ces procès se terminent par une balle dans la nuque ou une corde autour du cou. Mais où est la ressemblance ? Il s’agit de grands personnages de l’Etat que l’on montre au peuple et que l’on brise. La dimension théâtrale est manifeste. Chaque acteur, accusé, procureur, président, avocat, joue un rôle qu’il a appris par cœur au cours des semaines ou des mois qui précèdent. Si un acteur s’écarte de son texte, comme cela arriva à Sofia au procès de T. Kostov, c’est toute la représentation qui est mise en question. Quand le rideau tombe, le héros est bon pour la mort. Sommes-nous vraiment si loin de la tragédie athénienne ou de celle de Shakespeare ?