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Livres - Page 42

  • Progrès technique

     

     

     

    Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle et capable de plaire sans le secours des comédiens, et hors de la représentation. Pour faciliter ce plaisir au lecteur, il ne faut non plus gêner son esprit que celui du spectateur, parce que l’effort qu’il est obligé de se faire pour la concevoir et se la représenter lui-même dans son esprit diminue la satisfaction qu’il en doit recevoir. Ainsi je serais d’avis que le poète prît grand soin de marquer à la marge les menues actions qui ne méritent pas qu’il en charge ses vers et qui leur ôteraient même quelque chose de leur dignité, s’il se ravalait à les exprimer. Le comédien y supplée aisément sur le théâtre, mais sur le livre on serait assez souvent réduit à deviner, et quelquefois même on pourrait deviner mal, à moins que d’être instruit par là de ces petites choses. J’avoue que ce n’est pas l’usage des Anciens, mais il faut m’avouer aussi que faute de l’avoir pratiqué, ils nous laissent beaucoup d’obscurités dans leurs poèmes, qu’il n’y a que les maîtres de l’art qui puissent développer ; encore ne sais-je s’ils en viennent à bout toutes les fois qu’ils se l’imaginent. Si nous nous assujettissions à suivre leur méthode, il ne faudrait mettre aucune distinction d’actes ni de scènes, non plus que les Grecs. Ce manque est souvent cause que je ne sais combien il y a d’actes dans leurs pièces, ni si à la fin d’un acte un acteur se retire pour laisser chanter le chœur, ou s’il demeure sans action cependant qu’il chante, parce que ni eux ni leurs interprètes n’ont daigné nous en donner un mot d’avis à la marge.

     

    Pierre Corneille, Discours des trois unités.

     

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    Voir aussi, pour la citation d'Aristote, ici.

     

     

     

  • Et à la fin, la fin en boucle...

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    D’abord, par un louable souci d’égalité, l’Europe moderne a voulu sacrer ce qui était profane. Et pourquoi pas ? Mais il a fallu aussi, très vite, comme pour marquer le coup d’envoi de cette égalisation, profaner ce qui était sacré. Et à la fin, c’est l’action même de profaner qui est sacrée, et tout y passe, incessamment. L’égalité ne se connaît qu’un devoir : abolir. L’Europe s’abolit donc. Est-ce que c’est fait ? Je tiens que précisément, nous ne pouvons pas le savoir vraiment. L’Europe s’abolit, et ne se survit qu’en ne cessant pas.

     

    Jim Dhormeur, Aphorismes & brouillons (1)

     

     

     

    (1) Seul le titre de ce billet est de moi, les aphorismes de Dhormeur ne portant aucun titre ni numéro. [P. A.]

  • De la subversion normative

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    Ce n'est pas une chose rare qu'il faille reprendre le monde de trop de docilité.

    C’est un vice naturel comme l’incrédulité et aussi pernicieux.

    Superstition.

     

    Blaise Pascal, Pensées, fragment 176, (éd. Le Guern)

     

     

    Oui, oui, tout est là, en un éclair, notre marécage, sa fausseté intégrale, la subversion normative.

    Docilité, superstition.

     

      

    Dichten = condensare.

     

    Basil Bunting, repris et cité par Ezra Pound dans A. b. c. de la lecture (1934)

     

     

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  • Obscénité

    – Tourne ton cul, chérie, j’ai envie de t’enculer… Un personnage, de roman par exemple, peut dire ça désormais, et, à quelques attardés mentaux près, ça ne pose pas de problème. On est dans notre monde, en somme ; on est chez nous ; je suis même tenté de dire, cher lecteur, chère lectrice, on est entre nous, dans la grande promiscuité monnayée qui nous doit servir de norme. Et même, c’est bien. Et sans soute faut-il écrire cela – et d’ailleurs, ici, je le fais –, non pas parce que c’est bien, mais parce que notre monde sympa regorge de ces phrases à la con et que le job consiste, au moins pour partie, en ça : l’écrire, ce monde. Et ça aussi, c’est bien. Bien sûr.  – Tourne ton cul, chérie, j’ai envie de t’enculer… Les variantes aussi sont bien évidemment acceptées ; elles ont été tolérées, elles sont à présent encouragées, sinon pas conseillées : - Tourne ton cul, chéri, je vais te défoncer la rondelle… – Tourne ton gros cul de merde, sale pute, ou je te tranche la gorge… Tout cela est bien, tout cela est bel et bon. (Pendant ce temps-là, les poètes font aux mouches tout ce qu’ils peuvent…) Le problème, peut-être le seul au fond, c’est qu’écrire ça nous place tout bonnement au cœur de la plus plate redondance. Le monde, tout ou partie, dit cela, j’écris cela. C’est en somme écrire sous la dictée du monde, et s’il y a sans doute là de quoi nourrir une rentrée littéraire, ou une douzaine, ou les œuvres complètes de Christine Angot – cette petite dame qui n’inspire pas moins la pitié, tant elle semble tenir à ce que sa vie ait lieu tout entière sous la dictée du monde, que ces obsédés d’un autre ordre qui se font croire qu’ils échappent mieux encore que de saints ermites, et avec moins d’efforts, à l’influence pernicieuse de ce maître-là – il n’y a pas là de quoi s’approcher, même un peu, de la littérature. Non que celle-ci soit sacrée, ou magique, ou je ne sais quelle connerie romantique. Disons, pour aller vite, qu’il manque à cette dictée du monde rien moins que la perspective, les perspectives, toute la série des faits concrets qui nous ont mené là, à cette chute – qui sans doute n’est pas finie encore, et tant mieux. Et encore, ces perspectives à elles seules ne suffisent pas nécessairement à faire vraiment ce bond hors du rang des assassins dont a parlé Kafka, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’histoire, de connaissances historiques, et pas davantage de leur actualisation, mais de leur présence maintenant. Sans compter qu’après Kafka et sa phrase à succès, rien n’est plus simple que d’imaginer ou de dire faire ou avoir fait ce bond-là, saut de puce plutôt. Il y a l’époque, dont on ne sort pas, et il y a le temps, auquel il est difficile d’accéder. Mais je m’égare. Revenons plutôt à notre affaire. Mon personnage, appelons-le C., se trouve dans une situation précise, dans une chambre, la nuit, avec une femme. Et voilà qu’il ne peut esquiver davantage de parler de Dieu. Non pas pour déverser une banalité expéditive du style : Dieu est mort. Il se met à parler de Dieu concrètement. Du Dieu vivant, auquel d’ailleurs il ne croit pas. De Jésus-Christ et de sa résurrection pour de vrai. Et du Jugement dernier. Et de la Communion des Saints. Et il en parle longuement. Mal, mais longuement. Et tout à fait hors de propos. Sans qu’on puisse en inférer une métaphore de la situation dans laquelle il se trouve. Peut-être débite-t-il un tissu atroce d’hérésies. Mais non. Aucune thèse plus ou moins originale, rien. Ça ressemble plutôt à du dogme imparfaitement assimilé (C. est d’une famille d’origine catholique, peut-être est-il allé, enfant, au catéchisme ?). Peu importe. Il en parle. Trop. Sans crise ni mièvrerie, pourtant. Calme. Il ne lui manque que du latin. On peut même craindre, à tel moment, qu’il ne se prenne tout bonnement pour Lui. Mais non, en fait. Il n’est pas fou. Même pas. Chiant, sans doute, mais pas fou. Et la femme, que fait-elle ? Elle essaie de rire, se moque, l’engueule enfin – elle lui en veut un peu, je crois. Même si pendant ce temps-là, il ne pense pas à la baiser, ce qui peut-être l’arrange, elle. Elle est comme moi en somme, elle fait ce qu’elle peut avec ce surgissement-là de saloperie hors sujet. Je regarde l’écran où ses phrases – les phrases de C. – sont écrites. Elles ne sont pas nécessaires du tout à la situation. Les phrases de C. sont proprement obscènes. Je vais les couper. Personne ne parle comme ça. On ne peut plus écrire ça. Ça ne passera pas. Personne ne publiera ça. Les paroles de C. sont obscènes, les conserver est ridicule. J’hésite. Les coupes font partie de la dictée, non ? Bien. Tourne ton cul, on enchaîne.

    On ne sort pas si facilement de son époque.

           

  • Tragédies romaines, de William Shakespeare

    (Article initialement publié sur Ring.) 

     

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    – Tiens, si j’allais voir six heures de Shakespeare en néerlandais ? me suis-je dit au réveil. Et je n’avais guère envie, pour tout vous dire. J’ai donc fait les choses de la journée, essentiellement du café et du café et du café, pour arriver en retard au spectacle et, par un effet de mon éducation rétrograde sans doute, je n’y suis pas parvenu. Ce qui m’a navré. J’ai donc dû entrer dans la salle. Enfin, dans le gymnase.

    Je dois vous avouer encore que je n’étais pas en grande forme, d’une part parce que je m’étais couché à six heures et levé à dix heures du même matin, et d’autre part parce que ce Festival d’Avignon, que je trouve, au moins pour ce que j’en vois, exactement propre à désespérer n’importe quel brave type, ne m’avait rien présenté depuis l’Inferno de Castellucci qui m’ait paru mériter mes foudres ou mon éloge. A tel point qu’essayer d’écrire une chose sensée et censément intéressante pour un lecteur n’ayant pas assisté aux spectacles en question, devenait chaque jour plus difficile. Les bras m’en tombaient, donc, et lorsqu’ils me revenaient, c’était généralement en portant des bouteilles, lesquelles, consommées à dose homéopathique, peuvent éventuellement se révéler assez bonnes conseillères – mais je ne suis pas tellement versé dans l’homéopathie.

    C’est donc passablement abruti par ce cocktail avignonnais d’ennui, de découragement et d’alcool que je pénétrai, maussade, à 15 h 59, ce samedi 12 juillet de l’an de grâce 2008, dans le Gymnase Gérard Philipe, pour assister sans conviction à 5 h 45 de Tragédies romaines, c’est-à-dire Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, de William Shakespeare, mises en scène par le néerlandais Ivo van Hove, dont, ignare que je suis, je ne savais rien du tout, pléonasme.

    – Je crois que je vais rester vingt minutes…

    C’est ce que j’ai maugréé en voyant le décor immense, flambant neuf : un grand hall de centre des congrès, tout gris, avec ses canapés formant salons, son design international érigeant la neutralité la plus austère en esthétique du pouvoir, ses écrans et caméras partout, etc. Bob Dylan en fond sonore. Au dessus du décor, d’ailleurs, sur ce qui sera tout à l’heure un grand écran, était projeté cette phrase de Bob Dylan :

    God, I’m glad I’m not me.

    J’aime assez Bob Dylan, et cette phrase, à bien y réfléchir, est énorme, mais on n’est pas obligé de lui faire commenter Shakespeare.

    Puis le spectacle a commencé.

    Des hommes politiques contemporains, femmes incluses. Costars et coupes de cheveux. La mère de Coriolan, tyran occulte. Tout cela donc  dans la plus grande modernité, la plus grande « contemporanéité » même, dirais-je pour barbariser. Shakespeare en néerlandais au micro. Acteurs sur la vidéo. Mode de représentation : la République romaine dans nos formes actuelles de pouvoir et de représentation du pouvoir. United States of America. Oui, entre autres. ONU. EU. L’Occident. Breaking News. Images de guerre.

    Une voix off annonce que le changement de décor va durer cinq minutes, que les spectateurs peuvent se déplacer comme bon leur semble, même pendant la représentation, aller au plateau s’installer dans les salons du décor ou bien se connecter à internet, aller au bar qui se trouve en mezzanine et duquel le spectacle est visible, live ou retransmis, que le prochain changement de décor est dans trente minutes et que le seul lieu interdit à la circulation des spectateurs est celui qui, au centre du plateau, est séparé par deux vitres (c’est le lieu où les personnages qui ont à mourir, un à un, viendront mourir).

    C’est parti. Il y aura ce genre de pauses toutes les demi-heures environ. Le rapport scène-salle éclate un peu, mais il se reconfigure partout dans l’espace, il y a toujours un endroit où accéder au spectacle, bienvenue au XXI° siècle Mister Shakespeare.

    – Ça ne tiendra pas six heures.

    Je suis sceptique. Je vais boire un café, je sors fumer. Mais si ça tient. Six heures. Et sans problème. Avec tout le fatras électronique, le banc de montage, les musiques, les caméras, la diffusion de tout ça partout, en « temps réel », le surtitrage en français, très lisible, très efficace, les annonces écrites (« 30 minutes jusqu’à la mort de Coriolan »), l’avant-scène aménagée en scène centrale parce que la plus grande part du public est tout de même dans la salle. Coriolan l’inflexible guerrier ne veut pas parler au peuple, on le bannit, il revient avec les Volsques qu’il avait vaincus, sa terrible mère et sa femme en pleurs le supplient d’épargner Rome, il a pitié, et sa pitié fera prétexte à son assassinat. On complote puis assassine Jules César pour se préserver de la tyrannie, les querelles de succession se déploient, Brutus ou Marc-Antoine ? la démocratie fonctionne-t-elle mieux avec ou sans le peuple ? A chaque pause, je verrai le spectacle d’un autre endroit. – Ce n’est plus du théâtre ? – Au contraire, c’en est enfin.

    Car il y a l’ordre.

    Et cet ordre dit que toute cette technique moderne n’est pas là pour elle-même, mais est au service du spectacle, c’est-à-dire au service du rapport entre le public et les acteurs ; lesquels acteurs sont extraordinaires de bout en bout, qui servent le public en servant le texte de tout leur corps ; et ce textes du XVI° siècle nous racontent Rome, l’empire romain, dans nos habits d’aujourd’hui, et ils nous racontent le pouvoir des hommes sur les hommes et ne le juge pas ; et ces textes sont écrits par le plus grand génie qu’ait à ce jour connu l’humanité.

    Et il y a que les acteurs jouent des hommes et les actrices des femmes, et devoir écrire une si pauvre phrase dit assez, je crois, quel point de négation des évidences est aujourd’hui atteint, au moins en France. Certaines actrices jouent des rôles initialement destinés à des hommes, mais elles ne jouent pas les hommes, et nous voyons sur le plateau des femmes politiques tout à fait formidables. Et comme le texte, évidemment, ne parle pas de cela : du rapport des femmes au pouvoir par exemple, les gémellaires imbécilités du machisme et du féminisme nous sont également épargnées, cela repose. Changements le plus souvent éclairants. Marc-Antoine néglige sa part d’Empire à se vautrer au lit de Cléopâtre, provoquant ainsi, à Rome, l’ire d’Octave César, qui est joué par une femme. Le conflit se déploie, rivalité mimétique à vue. – Actors Studio ? – Actors Studio si l’on veut. Mais un théâtre enfin capable de prendre en charge le cinéma, et de l’incorporer. Les acteurs n’ont pas à porter et assumer la forme –  à faire des choses formelles –, ils ont à jouer et ils ne s’en privent pas ; ce qui n’a d’ailleurs pas lieu au préjudice de celle-ci, puissante, sensée.

    Ivo van Hove, le metteur en scène, a fait un plan de coupes cohérent dans les trois tragédies, supprimant les scènes de guerre, remplacées par une musique puissante et leur récit résumé écrit, et supprimant les scènes où parle le peuple. Tout le spectacle se concentre sur les politiques, et leurs discours, champ dans lequel interviennent leurs amis, conseillers, et leurs familles, leurs amours. « Les mots peuvent tuer en politique. Il faut s’en méfier mais ils sont aussi le meilleur moyen de porter un message, une espérance, un projet. Brutus et Coriolan sont de ce point de vue de grands rhétoriciens. Cela étant, Coriolan dit toujours sa vérité et ne masque rien, Brutus est plus dans la stratégie et doit parfois dissimuler. Marc-Antoine, lui, parle avec son cœur. Quand on voit les trois pièces ensemble, on a comme une encyclopédie des différentes formes de langage politique. C’est fascinant. » « On examine en détail le fonctionnement du système à partir des hommes qui le font fonctionner, on ne les juge pas. » Aussi étonnant que cela puisse être, c’est vrai. Le spectacle n’est aucunement à charge, aucun message, aucune idéologie ne le sous-tend : il dit notre monde, et c’est tout.

    Les six heures ont passé comme une flèche.

    Je suis sorti enthousiasmé, lavé de toutes les fatigues.

    Et maintenant, tout est fini.

    Le reste du théâtre semble fini ; et cela même en quoi l’on pouvait encore faire semblant d’espérer. L’impression est nette que le théâtre français, ses acteurs, ses metteurs en scène, ses auteurs dramatiques, ses politiques culturelles, est terminé, ou tout au moins intégralement vaqué ; et que rien d’important ne semble plus devoir se faire dans cette langue-là ; que la France, en somme, surtout en matière culturelle, en dépit qu’elle en ait et quoiqu’elle gesticule dans des formes désuètes, est derrière nous. On m’objectera, non sans raison, que les Pays-Bas et leur communauté linguistique n’ont pas une influence internationale énorme, mais là n’est pas le problème. La représentation de la réalité ne leur est pas interdite.