Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu’est-ce qui a rendu possible le « monstrueux » ?
La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce : c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique.
Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d’organiser des administrations et de coordonner des organisations, etc., n’est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment et par quoi cela peut-il mener au « monstrueux » ?
Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique, qu’il a cessé, en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement nôtre. Qu’il est devenu trop pour nous. Et que signifie cela maintenant ?
Tout d’abord, que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement), est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. – Et, bien sûr, notre capacité de représentation n’est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail.
Voilà. C’était Günther Anders, en 1964, dans Nous, fils d’Eichmann.