Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Theatrum Mundi - Page 79

  • A. B. C.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La littérature n’existe pas dans le vide. Les écrivains, comme tels, ont une fonction sociale définie, exactement proportionnée à leur valeur EN TANT QU’ECRIVAINS. C’est là leur principale utilité. Tout le reste n’est que relatif, et temporaire, et ne peut être estimé que selon le point de vue de chacun.

    Les partisans d’idées particulières donneront plus de valeur à des écrivains qui sont de leur avis qu’à des écrivains qui ne le sont pas. Ils attribuent – c’est très souvent le cas – plus de valeur à de mauvais écrivains qui sont de leur parti ou de leur religion qu’à de bons écrivains d’un autre parti ou d’une autre Eglise.

    Mais il existe une base qu’on peut estimer exactement, indépendamment de toute question de point de vue.

    Les bons écrivains sont ceux qui gardent au langage son efficacité, c’est-à-dire ceux qui en conservent sa précision et sa clarté. Il importe peu que le bon écrivain veuille être utile, ou que le mauvais écrivain veuille faire du tort aux gens.

    Le langage est le principal moyen qu’ont les humains de communiquer. Si le système nerveux d’un animal ne transmet plus de sensations ou de stimuli, l’animal dépérit.

    Si la littérature d’une nation décline, cette nation s’atrophie et périclite.

    Votre législateur ne peut inventer des lois pour le bien du peuple, votre chef ne peut commander, votre peuple (s’ils ‘agit d’un pays démocratique) ne peut instruire ses « représentants » de ses besoins, que grâce au langage.

    Le langage nébuleux des escrocs ne sert que les tentatives temporaires.

    Une certaine somme de communication, dans de nouvelles spécialités, passe par une formulation mathématique, par les arts plastiques, par les diagrammes, par des formes purement musicales, mais personne ne propose de substituer ces formes à celles du discours ordinaire, personne ne pense même qu’il soit possible de suggérer une telle chose.

     

     

    Ubicumque lingua romana,

    ibi Roma.

     

    La Grèce et Rome civilisés PAR LE LANGAGE. Le langage est dans les mains des écrivains, dans leur pouvoir.

     

    « Insulter des peuples laids et sans langue »

     

    mais ce langage ne sert pas seulement à enregistrer des hauts faits. Horace et Shakespeare peuvent bien proclamer sa vertu monumentale et mnémonique, cela n’en épuise pas le sujet.

    Rome s’éleva avec la langue de César, d’Ovide et de Tacite. Elle déclina dans un ramassis de rhétorique, ce langage des diplomates « fait pour cacher la pensée », et ainsi de suite.

    L’homme sensé ne peut rester assis tranquillement à ne rien faire quand son pays laisse mourir sa littérature, quand la bonne littérature ne rencontre que mépris, de même qu’un bon docteur ne peut avoir la conscience tranquille quand un enfant ignorant est en train de s’inoculer la tuberculose comme s’il s’agissait simplement de manger des tartes à la confiture.

     

     

    Il est très difficile de faire comprendre aux gens cette indignation impersonnelle qui vous prend à l’idée du déclin de la littérature, de ce que cela implique et de ce que cela produit en fin de compte. Il est à peu près impossible d’exprimer, à quelque degré que ce soit, cette indignation, sans qu’aussitôt l’on vous traite d’ « aigri » ou de quelque autre chose du même genre.

    Néanmoins « l’homme d’Etat ne peut gouverner, le savant ne peut communiquer ses découvertes, les hommes ne peuvent se mettre d’accord sur ce qu’il convient de faire, sans le langage », et toutes leurs actions, toutes les conditions de leur vie sont affectées par les défauts ou les qualités de leur langue.

    Un peuple qui croît dans l’habitude d’une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même. Et ce laisser-aller n’est en rien aussi simple et aussi scandaleux qu’une syntaxe abrupte et désordonnée.

    Cela concerne la relation entre l’expression et le sens. Une syntaxe abrupte et désordonnée peut être, par moments, tout à fait honnête, et une sentence minutieusement construite peut n’être, par moments, qu’un minutieux camouflage.

     

     

     

    Ezra Pound, A. B. C. de la lecture (1934), début du chapitre III, traduction de Denis Roche.

     

    Ezra Pound 1945 May 26.jpg

     

    Pound, a b c lecture.jpg
  • Librairing people (2)

    J’écris parfois à mon bureau, le plus souvent dans les cafés. Circulant les mains dans les poches, j’utilise les tickets de caisse. Format idéal. Que je retrouve parfois, au soir, ou quelques semaines plus tard, vidant ces mêmes poches… Aussi ai-je retrouvé à l’instant ce papier que j’avais peut-être initialement prévu d’inclure dans le billet précédent – mais où ? [1]

     

    flaubert gustave.jpg

     

    Flaubert avait encore la charité de s’identifier à Madame Bovary, qu’il moquait. C’est elle, quel que soit par ailleurs son sexe [2], qui écrit désormais et, baignant dans son jus ses lecteurs, elle ne lésine pas de se prendre pour Flaubert. Ou pour tout autre grand écrivain. Ou pour tout autre grand personnage. Qu’il s’agit en somme de ramener à soi, en rapetissant, écrabouillant ; de ramener à son propre rapetissage, son propre écrabouillage. Pour ensuite, si possible, le dominer de toute sa hauteur supposée, phantasmée. Pour duper d’autres gens, en se dupant soi-même. Orgueil, indifférence, haine, mépris, etc. ; après tout, les antonymes de charité sont légion.

     

     

     

     

     

     

     

    [1] Je serais alors revenu plus souvent à la ligne, histoire de ne pas rompre l’esthétique (toute relative) de la chose…

    [2] Une telle précision, de nos jours toujours un peu suspecte, eut été évitée si Flaubert était connu pour avoir dit, par exemple, « Pécuchet, c’est moi ».

  • "Jannick Haenul, roman bref"

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Avertissement. Voici donc une petite farce, point trop méchante j’espère, ni trop bénigne, sans autre prétention que de distraire qui veut bien ; néanmoins, au vu non point de la banale polémique qui sévit ces jours-ci dans les milieux autorisés mais de ce sur quoi elle porte au fond, si rire à ce sujet vous déplaît ou même, plus généralement, si l’humour noir vous indispose, je ne saurais trop vous conseiller de vous dispenser de lire cette tartignolle pochade…

    Lire la suite

  • Brève métaphysique de l'ennui

    Pouchkine.jpg

    C’est un petit bijou. Trois pages, dans mon édition de poche. C’est une saynète impeccable, quoique probablement très difficile à représenter, au dialogue très clair, d’une grande ampleur dans son économie – tonnes de romans pour rien...  ; c’est un poème dialogué, une allégorie. Tout y est très simple à comprendre ; et pourtant… Nous avons sous les yeux tous les éléments du problème et toute conclusion pourtant se dérobe, toute morale semble impossible à décider honnêtement.

     Cela s’appelle Une scène tirée de Faust. L’auteur est Alexandre Pouchkine. 1825. On peut bien sûr, comme le fait dans mon édition le traducteur, Wladimir Troubetzkoy, se demander où s’insérerait dans le Faust de Goethe, mais la saynète est parfaitement autonome – même la référence à Marguerite, simplement évoquée en « Gretchen », se comprend très bien : elle est l’amour perdu de Faust, et cela, ici, suffit.

     

    Faust et Méphistophélès, donc, sont au bord de la mer.

     

    Je m’ennuie, démon.

     

    Telle est la première réplique.

    Le boulevard s’ouvre à Méphistophélès, qui répond que c’est loi commune aux hommes, et que tout le monde s’ennuie. Mais Faust veut de son démon qu’il lui trouve un moyen quelconque pour le distraire.

    Méphistophélès se targue de psychologie, et c’est peu dire en effet ; c’est qu’il connaît son bonhomme de Faust et sait qu’il n’y a qu’à lui dire sa vérité pour le retourner. Et quoi ? On a beau connaître cette logique-là à fond, elle opère néanmoins. Et Méphistophélès de démontrer à Faust, qu’il s’est toujours ennuyé, de l’école au bordel, et jusque dans sa science ; et que sans cet ennui, qu’au début de la réplique il qualifiait de repos de l’âme, jamais Faust ne l’aurait appelé.  Faust évoque alors, mieux que l’insaisissable gloire et la fausse lumière de la connaissance, l’union de deux âmes… Rien n’excite autant l’ironie subtile du démon, qui provoque Faust à exalter son amour perdu, avant de lui rappeler que là aussi, encore dans les bras de Gretchen, déjà, il s’ennuyait. Puis – et c’est un sommet théâtral que de parvenir à faire cela avec autant d’évidence –, Méphistophélès, psychologue absolu, raconte à Faust ce que Faust lui-même pensait à ce moment-là :

     

    Après m’être enivré de jouissance, je considère la victime de mon caprice avec une répugnance insurmontable : ainsi un scélérat, après s’être sottement décidé à une mauvaise action et avoir égorgé dans un bois un pauvre hère, injurie son corps estropié ; ainsi la dépravation, après s’être rassasiée à la hâte sur une beauté vénale, la considère avec crainte…

     

    Voilà ce que sait Méphistophélès qu’a pensé Faust ; et nous ne saurons pas, hélas ! ce qu’avait conclu le démon de ces pensées de Faust car ce dernier, que ce discours insupporte et énerve réellement, empêche le démon de parvenir à sa conclusion, et lui hurle, imagine-t-on (aucune didascalie n’entache ces dialogues), de se cacher, de fuir son regard. Ce que le démon n’accepte qu’à la condition que Faust lui donne quelque chose à faire ; sans quoi, il restera avec lui. Faust aperçoit quelque chose à l’horizon. C’est un vaisseau espagnol, prêt à aborder.

     

    FAUST. – Submerge tout.

     

    MEPHISTOPHELES. – A l’instant.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Pouchkine, théâtre.jpg