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"Jannick Haenul, roman bref"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avertissement. Voici donc une petite farce, point trop méchante j’espère, ni trop bénigne, sans autre prétention que de distraire qui veut bien ; néanmoins, au vu non point de la banale polémique qui sévit ces jours-ci dans les milieux autorisés mais de ce sur quoi elle porte au fond, si rire à ce sujet vous déplaît ou même, plus généralement, si l’humour noir vous indispose, je ne saurais trop vous conseiller de vous dispenser de lire cette tartignolle pochade…

                                             

 

 

 

 

Jannick Haenul a existé ou, peut-être, existe encore sous un nom voisin ; il est ici un personnage de fiction. C’était un homme de lettres qui, selon la procédure ordinaire, s’était opposé à la nomenklatura parisienne dans le but avoué d’en devenir un ténor, et à ce titre vivait enfermé volontaire à Peredelkino-sur-Seine.

Avec Rond, son quatrième roman environ, Haenul avait abruptement ébahi ce tout petit périmètre littéraire coupé de la réalité ordinaire, en montrant que sa propre vie, même romancée, était un sujet littéraire bien au-delà de ses forces pourtant inépuisables ; le personnage de ce roman, tout occupé à se défaire du joug terrible du travail, avait au moins gagné à son auteur d’être enfin salarié par son éditeur, selon l’admirable logique propre à ce milieu pour lequel toute révolte, surtout fictive, mérite salaire ; et comme deux succès ne vont pas sans un troisième, un commencement de gloire avait pointé lorsqu’une écrivaine presque aussi géniale que lui l’avait attaqué pour plagiat, au motif convaincant qu’il avait osé nommer « arbres » quelques arbres sequanoperedelkiniens qu’elle-même avait antérieurement nommé « arbres », les ayant vus la première.

Notre brave bonhomme de personnage, qui, ayant dans sa vie beaucoup réfléchi sur tout et plus encore sur rien, se sentait par voie de conséquence extrêmement rapproché de la Vérité[1], fut un jour ému, sincèrement, par le témoignage de Jan Karski, dans le film Shoah de Claude Lanzmann. Il décida donc d’écrire un livre sur ce Jan Karski, catholique polonais, résistant, témoin de l’extermination des Juifs d’Europe, qui, missionné par le Gouvernement polonais en exil à Londres, eut dans l’histoire ce rôle capital d’avertir les Alliés – au premier chef le Président Roosevelt, qu’il rencontra en 1943. N’était-il pas d’ailleurs, lui-même, Jannick Haenul, une sorte de Jan Karski des Lettres françaises dont la mission, mieux : le travail de toute une vie, était de pourfendre le nihilisme planétaire de son épée en néant pur ? Antienne qui ne lui valait d’ailleurs qu’un sourire mi-fuite mi-lassé de son cher éditeur.

Jannick Haenul décida d’écrire un roman. Avec un sujet pareil, il ne pouvait pas se planter ! Qui, hein, qui pourrait bien attaquer Jan Karski, l’homme qui a tenté d’arrêter l’Holocauste ? Bref, notre cher homme espérait bien, joignant aux droits de la fiction libérée ceux, combien plus modernes encore, de l’affliction obligée, atteindre une certaine unanimité gloriolesque ; et déjà voyait en gros plan, magnifiques, dans quelques latrines sequanoperedelkiniennes lui pendre au nez ses propres couilles en or. Un roman ambitieux, donc, comprenant une volet documentaire très conséquent ; d’une part parce que l’abruti moyen de lecteur n’avait sans doute jamais entendu parler de Karski et parce que, d’autre part, notre bon Haenul ne se sentait ni le courage ni le talent (« tu vois pas un peu le travail qu’i’ faudrait ! » râlait-il, « mon salaire ne m’autorise pas encore à faire du Vassili Grossman, il me permet juste à peine de taper sur les Bienveillantes à Littell ») d’intégrer des éléments historiques dans la fiction. Mieux valait – c’était combien plus facile, aussi ! – intégrer la fiction dans le documentaire : elle passerait mieux pour vraie, et qui sait même, les témoins directs de la Shoah disparaissant, créerait un nouveau genre de document historique facile à produire – élevant ainsi à la Vérité[1] le genre bassement anecdotique et mensonger du roman.

Dans une première partie documentaire, il paraphrasa donc le film Shoah ; dans une seconde partie documentaire, il paraphrasa les Mémoires de Karski et quelques autres livres. Il trouva que la rencontre de Karski et Roosevelt, telle que racontée par Karski, ne lui convenait guère. Peut-être Karski avait-il dû, diplomatie oblige, faire quelques concessions d’importance. Pas impossible, ça. Oui, Karski, à n’en pas douter, avait enjolivé Roosevelt. Car, bizarrement, le vrai Karski n’avait pas l’air de trouver particulièrement antisémites ces Américains qui se sont seulement donné la peine de faire la guerre à l’Allemagne d’Hitler – et de la gagner. C’était étrange, suspect. Car enfin, c’est évident, le consensus anglo-américain masquait un intérêt commun contre les Juifs. L’idée de la partie romanesque naquit peut-être ainsi en lui : comme Haenul trouvait atroce qu’on ne voulût pas croire sur parole ses propos très contemporains sur la vilaine Amérique – le pays, depuis sa victoire, et pas par hasard, de McCarthy, Nixon, Reagan et des Bush père & fils –, il fallait bien aussi que personne en son temps n’eût voulu croire Karski. Evidence, quand tu nous tiens.

Car, raisonnait avec logique notre bon Haenul très sincèrement épris de lui-même, bien au chaud dans un café parisien où il pouvait tout en baillant, ce qui favorise la digestion, mater les jambes des gonzesses, « si Jan Karski, qui devait être un type bien, un peu dans not’ genre, ne dit pas ce que, Nous, Jannick Haenul, pensons, c’est qu’il n’a pas pu, pour une raison ou une autre, le dire. CQFD ». Et il s’exclama, enthousiaste : « – Jan Karski ! Nous, Jannick Haenul, Nous avons les moyens de vous faire parler. Et vous allez dire ce que Nous pensons, et tout ça, mis en roman, approchera tellement la Vérité[1] que ce roman pourra même faire office de document historique ! » Dans la troisième partie, donc, usant enfin des droits du romancier, Jannick Haenul réécrivit la rencontre de Roosevelt et de Karski telle qu’aurait dû selon lui la raconter Karski, s’il l’avait pu ; mieux, il l’écrivit telle que Karski, à n’en pas douter, l’avait en son for intérieur vécue. Il rassembla en un effort colossal toute cette puissance intellectuelle que Peredelkino-sur-Seine devait toujours lui envier, sans jamais toutefois – loin s’en faut – l’égaler, et tout le sérieux historico-géopolitique dont il était capable, pour écrire ce qui eût été, en tout autre contexte, une passable scène de vaudeville ; il s’inspira d’ailleurs très librement d’un déjeuner à la Causerie des Lulus pour peindre son éditeur en Roosevelt et lui-même, naturellement, quoi d’autre ? en Karski. Ouais, c’était ça, le truc : ramener toujours les choses à leur véritable dimension historiale !

Il avait ensuite suffi de placer cette troisième partie romancée dans la perspective documentaire ouverte par les deux premières, lesquelles, bien sûr, sous couvert d’objectivité historique, l’annonçaient discrètement. Par bonheur, comme nous vivions dans un monde où tout rapport à la réalité constituait déjà un signe majeur d’abrutissement, et comme le délire devenu ordinaire s’était enfin presque entièrement substitué à la littérature, son éditeur et néanmoins mentor, lui-même écrivain d’avant-garde officiel – parce qu’il ne s’était pas reconnu en ce Roosevelt de carnaval, ou au contraire parce qu’il s’en était trouvé flatté, allez savoir ! – s’empressa de publier cette affligeante fiction aussi prétentieuse que grotesque et aussi nulle qu’Haenul.

Pré-vendu, pré-récompensé et pré-lu, le livre fut donc un succès.

Et tout le monde, enfin ! hurla au génie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Il est fort probable que le terme de Vérité, avec majuscule, ne puisse pour Jannick Haenul que le désigner lui-même.

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • Cher Pascal, voilà qui dépasse largement tous nos petits efforts polémiques poussifs! Merci.

  • Très drôle en effet cher Pascal.
    Elisabeth, ne parlez qu'en votre nom, je vous prie, c'est le b.a-ba de la prudence.

  • Mon cher, le "nos" était grammaticalement un pluriel de dignité.

  • Mon cher,ce "nos" est ce qu'on appelle un "pluriel de dignité". Révisez votre grammaire!

  • Zut! J'ai encore taclé deux fois! Haelenulle en informatique, va dire le Stalker!

  • Eh bien Pascal, merci car je me suis bien marré. Merci donc pour ce festin sur le dos de la bête.

  • J'ai bien voulu être distrait.
    En plus, ce soir, j'en avais bien besoin.
    Merci.

  • Remarquable ! Et dire que j'avais loupé ce texte pendant la polémique ! Décidément, Pascal, on vous croirait écrivain...
    En tout cas, la diffusion de ce texte à plus large cénacle (oh ! n'y voyez aucun mépris pour ce blog, dont j'ignore d'ailleurs le nombre de lecteurs - que j'espère nombreux) aurait eu l'avantage j'en suis sûr de limiter les "ventes-sur-polémique-orchestrée" de ce tragique docu-fiction.

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