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Theatrum Mundi - Page 137

  • Prison rose

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    La femme parle en premier :

    – J’ai fait repeindre en rose la prison ; tu ne sortiras pas d’ici vivant.

    – Et alors ?

    – Je t’imaginais davantage aimer la liberté. Mais cela même, tu es trop fier pour l’admettre.

    – Du temps que je régnais, je ne faisais nul cas de la liberté, et ce faisant, la laissais libre. Vous ne m’en privez pas, ma petite fille ; car vous ne me pouvez priver que de ce qui m’appartient.

    – Tu vas souffrir ici, mon oncle.

    – Certainement. Mais cela du moins est à moi.

    – Il faut que tu croupisses et souffres et meures ici. Toi ôté, le monde est libéré, chacun fait selon son désir. Nous n’avons plus besoin de soldats, nous n’avons plus besoin de devoirs.

    – Vous n’avez plus d’honneur.

    – Qu’importe, je n’aurai pas d’enfant.

    – Ton monde meurt, imbécile. Quel âge as-tu à présent, Ingrid ?

    – Moins que celui que je parais, puisque je ne parais évidemment pas mon âge.

    – Tu as toujours ce visage d’enfant butée, mais comme ciré, et cireux. Ton visage d’enfant est un masque de mort.

    – Non. Tu me hais.

    – C’est une décision que tu as prise. Je ne te hais pas. Simplement, il te fallait ma place, vite, toute ma place, tout de suite, quitte à me marcher sur la face. Je ne te souhaite pas qu’un jour tes enfants à leur tour t’imitent.

    – Mes enfants ? Quels enfants ? Je les tue dans mon ventre. Quant aux autres enfants de la Cité, ils me seront soumis. Comment ne reconnaîtraient-ils pas en moi la révolte, leur révolte, la matrice même de toutes les révoltes ?

     

    *

     

     

    Voilà, c’est tout. C’était une page de carnet, griffonnée ce matin dans un quelconque buffet non fumeur d’une charmante gare de Province. J’ai simplement imaginé d’inverser le rapport de pouvoir liant Antigone et Créon. Le vieux homme en tenue militaire approximative est arrêté, placé dans une cellule – bizarrement ? – rose (fluo). Nantigone (oui, Nantigone, pourquoi pas ?) lui rend visite – peut-être, pour plus de transparence, les protagonistes sont-ils séparés par une vitre blindée.

    Une autre note (très approximative et schématique), la veille :

    « Nantigone, fille de Nœdipe, pour exister, doit fantasmer son père en une espèce d’Hannibal Lecter. Elle doit le transformer en Hannibal Lecter, quitte à récrire l’histoire entière. Et par extension tout homme plus âgé qu’elle… » Pour Lecter, je pense surtout aux films, et donc à Anthony Hopkins. De Thomas Harris, j’ai seulement lu Dragon rouge, probablement peu après sa sortie en France, dans les années 85 (au pif).

     

    Je l’ai appelée Ingrid, finalement, (je voulais un prénom charmant et froid, papier glacé, qui sente le Nord, i. e. la Réforme) et lui est anonyme. Nommer (ou évoquer) Antigone, ou même Créon, les eût rendus illisibles. « Mon oncle » a l’inconvénient de rappeler le Fou dans King Lear, et « Cela du moins est à moi », à propos de la douleur (ou de la souffrance, je ne sais plus), est de Claudel (Mesa, je crois, dans Partage de midi).

     

    Restons-en là.

     

  • Théâtre dans le théâtre

    Le théâtre n’est jamais si intéressant que lorsqu’il se méfie de lui-même ; que, pour être davantage précis, lorsque son écriture même est en lutte contre sa représentation, quoiqu’elle ne la veuille interdire. Le sommet du théâtre français est ce moment classique des grands dramaturges français : Corneille, Molière, Racine. Et Rotrou.

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    Oui, je sais. Sans doute paraît-il considérablement abruti, en ce début de XXI° siècle, de prétendre aimer et défendre le théâtre et de refuser, comme dans le même mouvement, de faire cas des spectacles – ou du moins, de refuser intellectuellement leur primauté quand leur domination semble tellement assurée.

    Mais je prétends également trouver là position saine et solide, fondée en somme, ne cédant pas aux modes diverses de l’époque – lesquelles, avec une forfanterie de plouc ignare, se prétendent elles-mêmes iconoclastes quand elles ne cherchent pourtant rien d’autre, par des images, qu’à nous rendre idolâtres –, et ne voulant rien moins que défaire, fût-ce par l’échec…, l’espèce de journalisme universel par quoi, avec quoi et en quoi se dissout l’Occident.

    Cette position pourtant n’est pas neuve. René Girard, dans l’impressionnant essai Shakespeare, les feux de l’envie, la résumait ainsi : « Les grands auteurs dramatiques, y compris Molière et Racine, ont plus d’affinités pour les ennemis du théâtre que pour ses défenseurs. Leur génie implacable rejette les platitudes de l’idolâtrie culturelle. Le très grand théâtre n’a jamais fleuri que dans les périodes où il provoquait méfiance et ostracisme. »

    Mais rien n’exprime cela, au fond, comme le Saint Genest de Rotrou.

     

    Les expériences du théâtre dans le théâtre sont nombreuses : on en trouve maints impressionnants exemples chez Shakespeare – d’Hamlet au Songe d’une nuit d’été –, Rostand, Tchekhov ou Pirandello, etc., mais toujours ou presque, elles sont épisodes. Chez Rotrou seul, le théâtre dans le théâtre est la pièce entière ; chez Rotrou seul, on pousse la logique aussi loin, jusqu’à son complet retournement, au point que la réalité même, finalement, semble sortir du théâtre… ; chez Rotrou seul le Verbe a cette puissance avouée (nonobstant les faiblesses mêmes de l’écriture) mais éminemment paradoxale.

     

    Pour fêter les noces de Valérie, fille de l’empereur Dioclétien, et de Maximin, jeune pâtre élevé en récompense de ses exploits guerriers à la haute dignité de co-empereur, les concernés font donner un spectacle représentant la mise à mort du chrétien Adrien par Maximin lui-même. Le plus formidable comédien de l’époque, un nommé Genet, doit tenir le rôle d’Adrien.

    Tel est, grossièrement résumé, le premier acte de ce Véritable Saint Genest, comédien païen et martyre, que l’on tient souvent, étant pure invention de Rotrou, pour inintéressant. Ce qu’il n’est pas.

    Dans le second acte, le théâtre – spectateurs inclus – se met en place : on voit Genest disputer avec son décorateur, puis répéter son rôle – interrompu toutefois par une voix, lorsque le ciel (celui du décor ?) s’ouvre avec des flammes : « Poursuis, Genest, ton personnage ; / Tu n’imiteras point en vain ; / Ton salut ne dépend que d’un peu de courage. / Et Dieu t’y prêtera la main. » –, la représentation commencer…

    Dans le troisième acte, alors que Maximin spectateur est doublé d’un Maximin de théâtre joué par le comédien Octave, on voit Adrien joué par Genest affronter ce dernier, Nathalie découvrir à son Adrien de mari, comme saint Paul ancien persécuteur récemment converti, qu’elle aussi, en secret et depuis la naissance, est chrétienne…

    Dans le quatrième acte enfin, Genet investi des paroles d’Adrien sort de son rôle, au grand trouble de ses comédiens, et commence de parler en son nom et d’avouer publiquement que lui aussi devient chrétien… Mais personne ne comprend. Le désordre dans la pièce d’Adrien est à son comble, quand Dioclétien l’interrompt :

     

    DIOCLETIEN. – Votre désordre enfin force ma patience :

    Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ?

    Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous vois ?

    GENEST. – Excusez-les, Seigneur, la faute en est à moi ;

    Mais mon salut dépend de cet illustre crime :

    Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui s’exprime ;

    Ce n’est plus un jeu, mais une vérité

    Où par mon action je suis représenté,

    Où moi-même, l’objet et l’acteur de moi-même,

    Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême,

    Qu’une céleste main m’a daigné conférer,

    Je professe une loi que je dois déclarer.

     

    Au cinquième acte, on retrouve Genest enchaîné, la comédienne Marcelle tentant vainement de le ramener à la raison (notons ici qu’à la différence de la femme d’Adrien, Marcelle ne songe nullement à suivre Genest mais, plus réalistement, poursuit d’obscures perspectives de carrière), et les noces de Valérie et Maximin achevées les comédiens suppliant Dioclétien d’épargner Genest ; mais l’empereur est inflexible et Genest meurt dans les tortures ; quant au mot de la fin, il revient à Maximin s’adressant à son épousée :

     

    Ne plaignez point, Madame, un malheur volontaire,

    Puisqu’il l’a pu franchir et s’être salutaire,

    Et qu’il a bien voulu par son impiété,

    D’une feinte en mourant faire une vérité.

  • Zones

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    – Ils sont tout de même marrants, me dit le vieux en allumant un clopiot comme seuls les anarchistes savent les rouler. Ils vont multiplier les hangars de marchandises, ces saloperies avec leurs parkings et leurs panneaux publicitaires de merde à l’entrée des villes toutes identiques ; et pour cela, ils vont vider les centres-villes de leurs petits commerces, avec leurs rues piétonnières (piétonnières, c’est du français dégueulasse !), leurs taxes de salopards, leurs interdictions de fumer des clopes, et l’alcool qui va suivre, sinon pas la viande rouge. C’est le plan commercial. D’un autre côté, ils vont désenclaver, comme ils disent, les quartiers sensibles, et leur permettre d’accéder aux centres-vides. C’est le plan social. Autant dire qu’ils vont faire des centres-villes à l’abandon le terrain de jeu des bandes rivales de connards, leur champ de bataille. Et il n’y aura même plus un flic, puisque ces connards-là foutront des contredenses aux gars mal garés sur les parkings des zones…

    – En somme, il n’y aura plus que des zones…

    – L’urbanisme, c’est encore et toujours la destruction des villes. La fin de l’Histoire, enfin, son effondrement… Elle fait sous elle, maintenant, l’Histoire. Elle se chie dessus, oui monsieur ! Et toi, mon petit gars, tu vas faire quoi, alors ?

    J’ai allumé une cigarette, c’était mon tour, et je suis demeuré silencieux.

  • Romantisme encore

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    Oisive jeunesse

    A tout asservie,

    Par délicatesse

    J’ai perdu ma vie.

    Ah ! que le temps vienne

    Où les cœurs s’éprennent.

     

    Rimbaud, Chanson de la plus haute tour

     

     

     

     

    La prime à la jeunesse, à la jeunesse foudroyée qui plus est, fut au XX° siècle très romantiquement – quoique, du moins officiellement, contre le romantisme – attribuée à ces précoces poètes que furent Lautréamont et Rimbaud.

    Mais pourquoi ?

    Pour empêcher qu’on lise Baudelaire et Verlaine, non ?

    Pour faire écran, du moins.

    Certains même voulurent voir, religieusement, en Rimbaud et Lautréamont des manifestations quasi-exclusives de la Vérité. Ils ont fini par faire de ces poètes des Bernadette Soubirous de carnaval, voire de gay pride… Sérieusement : des Bernadette Soubirous de quoi ? sinon de leurs propres engagements débiles de l’époque.

    Les Bernadette Soubirous de leur invertissement – puisque ça rapporte, donc, d’inverser…

    Ces gens-là, cadavres ou vieux barbons désormais, nous bassinent encore avec la jeunesse, la leur bien sûr, qui est en toc comme tous les marchandises désormais, jeunesse foudroyée aussi, bien sûr, mais autrement (puisque autrement est leur sésame), et on raccroche au passage 1968, le joli mois de mai des cadavres de la Fausse Commune…

    Rimbaud ni Lautréamont n’y sont pour quoi que ce soit, dans cette affaire sinistre. Ils sont même les victimes de cette affaire : ils sont devenus illisibles, invisibles sous le déluge commercial, pardon, intellectuel…

    Et Artaud, donc !

    Il a souffert, Artaud. Oui.

    Et il en a torché, des pages déchirées de douleur.

    (Le très vieux verbe français se douloir, du temps que la douleur aussi avait son verbe, se conjuguait ainsi : je me deux).

    Mais il est juste bon désormais à servir d’alibi aux poètes casse-couilles à prétentions intellectuelles, aux philosophes bien en chaires, aux metteurs en scène d’institutions, à tout cette lie de l’intelligence qui n’y entend goutte, mais cite et cite et cite, et se bâtit ainsi une moelleuse carrière à Peredelkino-sur-Seine ; à tout ce qui empile des discours secondaires

    Artaud est foutu, lui aussi.

     

    C’est peut-être la leçon de notre époque férue de quantités, et de chiffres : l’œuvre poétique demeure inconnue ou, dans le meilleur des cas, disparaît bien vite –, ou bien n’atteint à la notoriété que pour se voir annulée, annihilée (que j’entends en somme comme : annexée au néant) par des masses énormes de commentaires imbéciles, lesquels ensuite donnent lieu à simplification, à cliché – par quoi l’image du poète devient icône, ses adorateurs sourds se prosternant idolâtrement devant…

    Bref, c’est fini.

     

    (Voir aussi ici.)

     

  • Détresse

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    – Dis donc, mon vieux, je suis tombé sur ton blog : tu ne vas pas te faire que des copains…

    – Ouais, c’est pas meetic, mon blog.

     

    Bien. Je serais curieux de savoir combien de gens, de nos jours, écrivent, si l’on peut dire, pour se faire des copains.

    Peut-être, par ces temps de détresse, n’ont-ils trouvé que cela pour repousser un peu le suicide. On le leur souhaiterait presque, si l’on était gentil.