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anouilh

  • Rire ou ne pas rire

    1251785707.jpg– Ce qui est épatant, c’est que des gens avec lesquels tu ne serais d’accord sur rien, mais alors sur rien, trouvent quand même le spectacle épatant…

    – C’est normal. Que je sois d’accord ou non avec mes personnages n’a aucune importance ; et même, ne regarde pas les gens. Pas davantage que je ne suis là pour raconter ma vie, je ne suis là pour exprimer ma petite pensée personnelle.

    – Mais il y a des moments où ils doivent se sentir visés, non ? Surtout les gens du milieu culturel…

    – Quand ils se sentent visés, les imbéciles le prennent pour eux et ainsi, se trahissent ; n’importe quel type normal trouve que j’ai raison (si l’on rit en effet), et qu’il peut être d’accord avec moi parce que lui-même fait exception à la critique formulée. Il en sort même grandi.

    – Ce qui n’est pas moins imbécile, au fond.

    – C’est toi qui l’as dit.  

    – Une même chose représentée, pour peu qu’elle ait un minimum de fond, peut-être comprise de deux façons opposées. Et entre ces deux-là, il y a encore toute la gamme. Le cas d’école, c’est l’Antigone d’Anouilh, en 1944. C’est la conclusion un peu girardienne à laquelle je suis finalement arrivé avec Rotrou (1).

    – La seule chose réellement importante, ce n’est pas de savoir si l’on est ou pas d’accord avec l’auteur, c’est de savoir si l’auteur parle de choses importantes…

    – C’est la seule chose ?

    – Non, il y a l’humour. Pas nécessairement pour faire rire « professionnellement » les gens, d’ailleurs. Je crois que l’humour opère à lui seul la première division politique.

    – Un exemple ?

    – Houellebecq. Je suis rarement d’accord avec ce qu’il raconte (ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il pense effectivement ce qu’il raconte, et donc que je puisse savoir ce qu’il pense). Mais c’est un écrivain qui ne parle que de choses importantes. Et qui a, je trouve, beaucoup d’humour. Un type en somme qui n’a pas peur de ses contradictions, en joue, les écarte même plutôt qu’il ne cherche à les résoudre, jusqu’à faire entrevoir, sinon pas voir, l’abîme sous elles, etc.

    – Et les choses importantes, pour toi ?

    – Les choses qui existent dans la réalité, d’abord. Le reste, je m’en fous. N’importe quelle chose, je crois, peut devenir importante, même une chose infime (ah ! Gombrowicz…), si on ne s’arrête pas à la simple monstration de l’effet, mais si on descend aux causes. Aux monstruosités des causes. Dès qu’on descend aux causes, ça peut faire mal. Il faut anesthésier à l’humour. Et descendre encore...

     

    J’ajoutai :

    – Ils rient, les gens. Mais ils peuvent aussi vous en vouloir pour cela…

     

    Je suis dans une veine complaisante, ce soir, dirait-on.

     

     

     

     

     

     

    (1) Voir la fin du texte, partie IV.

  • Le régime des mollasses

    Cette interview ne paraîtra pas. Et pour cause, c’est moi qui l’ai faite. Non pourtant sans m’inspirer de conversations bien réelles ayant eu lieu à l’issue des premières représentations de Pour une Culutre citoyenne ! spectacle qui n’a à cette heure sombre été donné, c’est-à-dire : vendu, que deux fois et dont voici l’illustration phare (photo du décor de la dernière scène : Les dévotions modernes) :

     

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    – Pensez-vous qu’en France, les artistes sont muselés ?

    – C’est idiot ce que vous dites.

    – Mais vous-même, vous n’êtes pas du tout connu…

    – Et alors ? Je ne suis pas paranoïaque. Et connu de qui, d’ailleurs ?

      Donc, vous ne pensez vraiment pas qu’en France, des artistes sont muselés ?

    – Non, non. Pourquoi voulez-vous que je dise ça ? Je ne crois pas que les artistes soient muselés. En même temps, un artiste muselé, on ne peut pas savoir qu’il existe. On ne peut pas promouvoir des gens en disant qu’ils sont muselés, tout de même. Enfin, si, de nos jours, on peut…

    – Mais vous, personnellement, vous n’avez jamais rencontré d’artiste muselé, n’est-ce pas ?

    – Jamais, non, en effet.

    – Donc, il n’y a pas de problème.

    – En effet ; et : pas de problème, pas d’artiste. Disons que s’il y a un problème, il n’est pas là.

    – Ah ? Et où est-il alors ?

    – Le problème, c’est que je ne rencontre que des artistes serviles*. Alors, muselés ou serviles, de toute façon, on ne les entend pas. Et voilà pourquoi votre culture est muette.

    – En somme, on n’entend pas du tout d’artistes en France ? Et vous dites que vous n’êtes pas parano… Mais pourquoi ces artistes, serviles selon vous, ne les entend-on pas ?

    – On les entend partout, bien sûr. Mais ce ne sont pas eux qui parlent. Ils sont parlés. Littéralement. En d’autres temps, on eût dit qu’ils sont possédés.

    – Au sens… comment dire ? religieux, c’est ça ?...

    – Au sens « religieux » si vous voulez. Ou au sens des « envoûtements » d’Artaud, ça fera plus référence culturelle clean. Mais ça marche également au sens « libéral » : ils sont la possession d’un autre, et ne parlent jamais qu’en son nom.

    – L’Etat ?

    – L’Etat d’une part. Le Marché d’autre part.

    – Mais les artistes que nous suivons ne cessent pas de critiquer l’Etat, le Marché…

    – Dont ils vivent. Bien sûr. Pour l’Etat, cela rentre dans le cadre du Suicide national qui a pour nom « démocratisation ». Quant au Marché, celui-ci sait bien que rien ne se vend comme sa contestation.

    – Vous maintenez qu’en France, on n’entend pas d’artistes ?

    – Je maintiens que ceux qu’on entend ne sont ordinairement pas des artistes.

    – Mais alors, que faites-vous dans ce système ? Puisqu’enfin vous y êtes.

    – Je gagne ma vie. Fort malhonnêtement, j’en conviens. Je me contrefous d’être artiste.

    – Mais si demain, tout à coup, vous étiez reconnu ?

    – Par qui ?

    – Mais par les institutions, non ?

    – Vous avez raison. Tout le système culturel français a été construit pour couper les « artistes » du public. Le public est une donnée statistique, c’est tout. Plus, c’est bien ; moins, c’est mal. Un artiste, lui, est reconnu par des experts. Experts en quoi ? Il y a un petit milieu de technocrates et de directeurs de salles, les diffuseurs d’ambiance comme je les appelle, qui décide en somme de qui est artiste (et à qui on file du pognon) et de qui ne l’est pas (et à qui on ne file pas de pognon) ; au mépris du public. Je me fous des quantités, comprenez. Le public, dans le système culturel d’Etat, ne sait jamais exactement ce qu’il va voir. Il va voir parce qu’il est abonné au boui-boui culturel du coin (ça vaut également pour Paris). Lequel boui-boui trouve généralement « citoyen » de lui présenter des trucs insupportables pour « lui faire découvrir de nouveaux univers, etc. ». Je ne comprends pas que les gens aillent encore au théâtre.

    – Vous n’y allez pas, vous ?

      Le moins possible. L’autre jour, je devais aller au théâtre. En même temps, il y avait La Mort aux trousses, d’Hitchcock, à la télé. J’ai hésité. Mais j’y suis allé. C’est mon métier. Mais vraiment, je ne comprends pas que les gens y aillent encore. Il n’y a plus que des gens de notre chômeuse profession, des enseignants pédagogistes et leurs hordes d’analphabètes à diplômer vite fait, quelques bobos avertis genre architectes ou psychanalystes etc. pour y aller. Toujours les mêmes paroissiens.

    – Vous déconnez, non ?

    – Pas le moins du monde. Comme me le disait un ami professeur de lettres classiques : « On se fout de ma gueule dans la programmation mais, pour compenser, on me lèche le cul pour que je revienne. »

    – Mais pourquoi vous continuez à faire de la mise en scène, alors ?

    – Travail alimentaire. N’en déduisez pas que pour autant je n’essaie pas de le faire « bien », quoique cela veuille dire. Je fais ce qu’on me demande, selon les critères du jour… Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire du théâtre.

    – Et vous croyez que ça va marcher ?

    – Quoi ? D’écrire du théâtre, ou de le mettre en scène ? Pour écrire, je n’ai besoin que d’un papier et un crayon.

    – Vous ne demandez pas de bourses d’écriture à l’Etat ?

    – Non. Je ne veux pas d’argent de l’Etat pour écrire. C’est la plus grande infamie des auteurs dramatiques que de vouloir être pris en charge par l’Etat. Non seulement ces tocards se suicident (ce qui est tout de même plutôt bienvenu), mais en plus ils assassinent le théâtre (ce qui est très encouragé par l’Etat, justement).

    – Mais vous, vous pensez quoi, de votre spectacle ? **

    – Ca marche assez bien avec le public. Il rit. Il apprend deux ou trois choses aussi sur l’envers de ce qui lui est présenté et les raisons pour lesquelles c’est cela, toute cette sous-culture de merde, qui lui est présenté. Mais ce sont les petits diffuseurs d’ambiance, justement, qui font barrage. C’est leur job, en effet. Mettre des imbéciles aux postes charnières est une des grandes inventions suicidaires et efficaces de l’administration française, que le monde entier nous envie, d’ailleurs… Un spectacle comme celui-ci, Pour une Culutre citoyenne ! fait assez rire le public : il rit du milieu culturel tel que je l’étale là. Mais le diffuseur d’ambiance, s’il prend bonne note de l’adhésion du public, note aussi que mon spectacle se moque du reste de sa programmation, et en définitive : de lui-même. Donc… 

    – Donc ?

    – Donc : « Pas de couilles, pas d’embrouille » comme dit le principe de précaution. Et il achète autre chose, un spectacle poétique, incitant à la rêverie, et politiquement engagé, c’est-à-dire anti-théâtral. Un truc avec de la vidéo abstraite, des marionnettes informes et une danseuse vieillissante qui en surplus de son cursus académique a étudié trois semaines avec un grand maître d’Asie.

    – Je passe sur vos provocations, mais pourquoi politiquement engagé serait-il synonyme d’anti-théâtral ?

    – Je parle du politiquement engagé d’aujourd’hui. Une opinion affirmée tout unilatéralement, avec au mieux un contradicteur fantoche et passablement abruti ou salopard, selon le degré de pouvoir qu’il détient, selon en somme qu’il est « beauf » ou « patron ». Le théâtre engagé est aujourd’hui pure propagande. Il n’est pas engagé au sens juste, qui est selon moi celui-ci : engagé à dire son époque. L’auteur a déjà tout jugé avant : et il récite son Libé ou son Monde diplo. Sans intérêt.

    – Mais les grands spectacles subversifs à scandale, comme ceux de Jan Fabre ou autres ?

    – C’est le théâtre de patronage d’aujourd’hui. On « patrone » pour la subversion, qui est notre nouvelle norme, c’est tout. Aucun sens là-dedans. A contrario, on trouve évidemment Anouilh ringard, par exemple. Giraudoux et Montherlant aussi, d’ailleurs. Il faut dire que faire caca sur scène en 2005 est incomparablement plus subversif que faire représenter Antigone en 1944. Bien sûr.

     

     

    J’ai assez ri comme ça. Peut-être poursuivrai-je un autre soir…

     

     

     

     

     

    *  Difficile de savoir, en pareille époque, si « artiste servile » relève de l’oxymore ou de la tautologie.

     

    ** Je jure qu’on me l’a réellement posée, celle-là, et en ces termes mêmes, à l’issue du spectacle ; et que le gars qui l’a posée n’aurait pas dû le faire, non pas à cause de ma réponse, mais du fait de sa fonction…