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théâtre - Page 48

  • Le miroir brisé, de Pierre Vidal-Naquet

     

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    Ceux qui prennent des décisions dans la tragédie, souvent pour le pire, rarement pour le meilleur, ce sont les héros.

     

    Le grand historien Pierre Vidal-Naquet ne cherche pas seulement, dans ce tout petit livre passionnant, issu d’une conférence ultérieurement développée, à lire le théâtre grec antique à la lumière de la connaissance historique, il cherche également à comprendre la politique athénienne par le théâtre de ses tragiques – et du grand Aristophane.

    Mais la tragédie athénienne est un miroir brisé.

    Elle ne donne pas prise, ou bien peu, à ce que nous appelons la politique.

    D’abord parce que peu d’évènements contemporains sont représentés. Les histoires sont celles encore des épopées homériques, de la guerre de Troie, etc.

    Sur les trente-trois drames athéniens, quatre seulement sont censés se dérouler partiellement ou totalement sur le sol attique, quatre  autres concernent «  le jugement d’un étranger (Oreste) ou l’accueil d’un groupe d’étrangers menacé par ses concitoyens et suppliant Athènes de le recevoir. »

    Si nous prenons l’ensemble du corpus, on constate qu’il n’est pas un seul drame où l’opposition entre Grecs et Barbares ou entres citoyens et étrangers ne joue pas un rôle significatif. J’ai demandé à un ordinateur si le mot xénos ou les mots de sa famille étaient présents ou absents dans le corpus tragique. La réponse a été qu’il était présent partout… sauf dans les Perses où, bien sûr, le mot barbaros est abondamment représenté.

    Le livre se conclut ainsi :

    Quand Napoléon rencontra Goethe, il lui dit, selon la tradition : « Aujourd’hui, Monsieur, la tragédie, c’est la politique. » Chez les Athéniens, c’était une affaire beaucoup plus compliquée.

     

    Pas moyen donc, par leurs œuvres, de savoir ce que pensaient les tragiques de la politique démocratique de leur temps.

    Voici pour Eschyle :

    Chacun est d’accord pour dire que le jugement final de l’Orestie, le jugement et l’acquittement d’Oreste, grâce à l’ultime intervention d’Athéna, font référence, en 458, à l’importante réforme d’Ephialte, en 462, qui mit un terme au rôle de l’Aréopage comme Conseil de gardiens des Lois, limitant ses fonctions à celles de Tribunal chargé des crimes de sang, tandis que la Boulè, tirée au sort, devenait, aux côtés de l’Ekklésia – l’assemblée populaire –, le seul organe délibératif ayant une fonction politique. Chacun admet aussi qu’il s’agissait d’une réforme profondément démocratique, qui suscita assez de troubles pour que son instigateur, Ephialte, soit assassiné l’année suivante, laissant ainsi la place de leader du parti démocratique à Périclès.

    Cela dit, pouvons-nous passer de la lecture des Euménides à une information sur l’attitude personnelle d’Eschyle ? En d’autres termes, pouvons-nous deviner, grâce au texte des Euménides, comment Eschyle vota, s’il vota, lors de la session de l’Ekklésia qui entérina la réforme d’Ephialte ? Il est frappant de constater que les interprètes se divisent en deux camps. Les uns admettent qu’Eschyle est un partisan de la Réforme – tel est le cas, par exemple, de Paul Mazon ; les autres estiment au contraire qu’Eschyle était un laudator temporis acti, un partisan de la tradition.   

     

    Quant à  Sophocle, le seul des trois grands tragiques à avoir fait « ce que nous appellerions aujourd’hui une carrière politique. Elu stratège, il prit part aux côtés de Périclès à la répression de l’insurrection de Samos », voilà ce que dit de lui son contemporain Ion de Chios : « En matière politique, il n’était ni habile ni particulièrement pénétrant, il était comme un quelconque athénien de qualité ». Et Vidal-Naquet de conclure  :

    Quelque chose de ce cursus passe-t-il dans son œuvre tragique ? A mon grand regret, je dois répondre que non, ou si peu.

    Et plus loin :

    Décidément, à quelque niveau qu’on se situe, la tragédie de Sophocle n’est pas la tragédie politique d’Athènes. Cette tragédie-là, c’est Thucydide qui l’a décrite, non Sophocle. Eschyle a dépeint la bataille de Salamine. Sa description, antérieure de plusieurs décennies à celle d’Hérodote, reste notre source historique principale, même si Eschyle n’a pas composé sa narration à notre intention, mais à celle des spectateurs de 472. Euripide reporter et auteur tragique a multiplié les allusions, même si on lui en a prêté trop et si la distanciation ne lui était pas étrangère. Il y a chez Sophocle une hauteur de ton qui rend pratiquement impossible toute interprétation actualisante.

     

     

    Ce qui n’entraîne pas que Vidal-Naquet mésestime les adaptations postérieures.

    Il revient même plusieurs fois sur l’Antigone d’Anouilh et voit dans les reprises successives de  l’histoire d’Antigone – par Hölderlin, par Brecht s’appuyant sur Hölderlin, par Anouilh aussi… – celle qu’on peut faire de la conscience européenne.

     

    *

     

    Le théâtre n’est sans doute pas la chose gentillette pour laquelle notre époque a intérêt à le faire passer.

    J’ai conservé pour la fin ces quelques phrases, celles sans doute qui m’ont le plus marqué :

     

    Oserais-je le dire ? Ce qui à mes yeux fait écho à la tragédie athénienne, n’est pas telle ou telle pièce de théâtre, mais bien cette série de représentations politiques à l’usage des masses que furent les procès de Moscou dans les années 1936-1938 ou de Budapest, Sofia et Prague, sans oublier Tirana, à la fin des années 40 et au début des années 50.

    La différence est évidente. Ces procès se terminent par une balle dans la nuque ou une corde autour du cou. Mais où est la ressemblance ? Il s’agit de grands personnages de l’Etat que l’on montre au peuple et que l’on brise. La dimension théâtrale est manifeste. Chaque acteur, accusé, procureur, président, avocat, joue un rôle qu’il a appris par cœur au cours des semaines ou des mois qui précèdent. Si un acteur s’écarte de son texte, comme cela arriva à Sofia au procès de T. Kostov, c’est toute la représentation qui est mise en question. Quand le rideau tombe, le héros est bon pour la mort. Sommes-nous vraiment si loin de la tragédie athénienne ou de celle de Shakespeare ?

  • Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (3)

    Suite et fin de la mise en ligne de la saynète Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre, tirée de Pour une Culutre citoyenne ! Liens :

    Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (1)

    Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (2)

     

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    LE CONSEILLER. – Et c’est ainsi, Madame la Ministre, que nous pénétrâmes au cœur de la plus grande entreprise de perversion jamais réalisée.

    LE MINISTRE. – Oui. C’est un effondrement institué.

    LE CONSEILLER. – Et qui fonctionne formidablement.

    LE MINISTRE. – J’ai toujours pensé que Jack Loche était un agent soviétique.

    LE CONSEILLER. – Peut-être même pas. Un imbécile convaincu est le plus précieux des criminels. Précisément parce qu’il est innocent.

    LE MINISTRE. – Et moi, il faut que je poursuive ces horreurs-là ?

    LE CONSEILLER. – Nous n’en sommes plus là.

    LE MINISTRE. – La guerre froide est terminée, je suis au courant.

    LE CONSEILLER. – Mais les imbéciles ne changent pas d’avis.

    LE MINISTRE. – Comment fait-on pour revenir en arrière ?

    LE CONSEILLER. – On ne peut pas. Il y a la continuité du service public qui est rectiligne comme la flèche du temps, et par bonheur, la République qui transcende tout, et intègre en son sein jusqu’à sa destruction même.

    LE MINISTRE. – Amen.

    LE CONSEILLER. – Raison pour laquelle il faut continuer de citer la belle phrase de ce brave Malraux, Madame la Ministre.

    LE MINISTRE. – Je serai donc soviétique. Ce n’est pas parce que c’est de l’art que la République le défend, c’est parce que la République le défend que c’est de l’art.

    LE CONSEILLER. – Vous êtes douée.

    LE MINISTRE. – Merci.

    LE CONSEILLER. – Pour le reste, un peu de rhétorique : Employez souvent les mots d’innovation et de technologie, tout ira bien. Ajoutez aussi : au service de la création. Etc.

    LE MINISTRE. – Nous sommes sur le marché, allelluiah.

    LE CONSEILLER. – C’est le dossier qui doit vendre. Il est votre publicité. N’importe quelle pacotille surnavrante est un chef d’œuvre putatif. C’est important.

    LE MINISTRE. – A nous donc d’organiser la compétition la plus sauvage entre toutes ces merdes réellement analphabètes et prétendument subversives.

    LE CONSEILLER. – Exact. La première phase décentralisée d’abrutissement et d’analphabétisation étant un franc succès, nous avons déjà entrepris de nous retirer progressivement d’un peu partout, Madame la Ministre.

     

    *

     

    LE MINISTRE. – J’entrevois la solution, à présent.

    Il faut laisser ces équarisseurs de toute intelligence s’étriper à mort entre eux ; qu’ils soient prêts à se marcher sur la gueule les uns les autres pour fourguer leur brave petite moraline humanitaire à la con.

    Je veux, oui, qu’ils se comportent comme les pires crapules du libéralisme le plus déchaîné pour vendre à des spectateurs pré-achetés les sirupeuses douceurs de la tolérance et de l’égalité pour tous !

    Je veux qu’ils fassent tous très exactement le contraire de ce qu’ils disent ; je veux que les petits crèvent et que les gros engraissent, et que les spectacles des gros défendent en théorie et à grande eau ces mêmes petits qu’ils ont eux-mêmes écrabouillés en pratique et dans le sang ! Je veux aussi que tous ces imbéciles soient propres et laids et honnêtes comme les représentants de ces labos pharmaceutiques qui exterminent en Afrique pour vendre en Occident l’hygiène et la santé.

    Je veux, oui, que ces ectoplasmes d’artistes rivalisent de sourire et de sympathie et de compréhension et aussi de gentillesse, et que le plus atroce de ces marchands de lieux-communs gauchistes monte en rampant les marches menant à mon bureau à moi, Micheline Broutard.

    Je veux que le plus anti-capitaliste de ces spectacles imbéciles soit jugé au nombre de représentations vendues et qu’au surplus il serve à maintenir son public dans la torpeur molle de bonne conscience idiote où il baigne depuis déjà trente ans.

    Je veux un pays où chaque écolier rêve d’être artiste pour faire un jour caca par terre devant mille ahuris criant au génie et à la subversion parce que c’est écrit dans le programme.

    Je veux que pas un homme sensé ne foute les pieds dans un théâtre. Ou pas deux fois. Et je ne veux plus d’hommes sensés non plus.

    Je veux coter la merde culturelle en bourse, et que le plus petit prolo soit fier d’être actionnaire à deux balles.

    Et moi, moi, moi-je veux aller chaque soir au spectacle pour jouir de cette ordure.

    Vous voudrez bien parfois m’accompagner, Saint-Foin ?

    LE CONSEILLER. – Je ne vais jamais au spectacle, Madame la Ministre.

    LE MINISTRE. – Ah. Et vous faites quoi de vos soirées ?

    LE CONSEILLER. – Je lis Shakespeare.

  • Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (2)

     

     

     

    Lien : Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (1).

    Voici donc la deuxième partie de cette saynète tirée de Pour une Culutre citoyenne ! La troisième, et dernière, ne tardera guère.

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    LE MINISTRE. – Bien. Mon vieux Saint-Foin, appelez-moi Micheline et soyez sincère : quelle est ma marge de manœuvre ?

    LE CONSEILLER. – Nulle, Madame la… Micheline. Le programme est sur ses rails, suivez le programme. Sinon, Micheline, vous ne pourrez que dérailler ; je veux dire : vous exposer inutilement à la vindicte artistico-médiatique.

    LE MINISTRE. – Mais tout de même, si l’idée me prenait d’être une Ministresse exemplaire et marquant de son sceau la fonction ?

    LE CONSEILLER. – Le complexe de Malraux, quoi : dangereux. Les ministères sont brefs, et la continuité du service public donne la part belle à l’Administration, laquelle s’y entend pour freiner car, telle un char d’assaut, son poids convertit la lenteur en puissance. Si vous me permettez cette envolée.

    LE MINISTRE. – Je me sens là comme un fusible dans un étau. Pour autant que ça veuille dire quelque chose. Donnez-moi un conseil.

    LE CONSEILLER. – Défensivement, soyez un fusible qui ne se fait pas sauter. Offensivement, suivez toujours le programme, mais accélérez où c’est possible.

    LE MINISTRE. – Ce programme, il est écrit ? Vous l’avez ? On le trouve où ?

    LE CONSEILLER. – Nulle part, fort heureusement. Au mieux peut-on le déduire de ce qui arrive.

    LE MINISTRE. – Vous pensez que je suis foutue d’avance, n’est-ce pas ?

    LE CONSEILLER. – Non, car il n’est pas trop tard pour ne rien faire et se fondre à la grisaille.

    LE MINISTRE. – Expliquez-moi ce putain de programme, bordel de merde, Saint-Foin. Parce que moi, Micheline Broutard, incrédule et naïve comme je suis, j’en suis restée à la phrase de Malraux : rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité

    LE CONSEILLER. – Oui, oui, je vois bien où vous en êtes. C’était une utopie séduisante ; mais comme toutes les utopies, la réalité l’a retournée en cauchemar. Et notre job, c’est de rendre le cauchemar séduisant.

    LE MINISTRE. – Comment a-t-on fait ce retournement ?

    LE CONSEILLER. – Très simplement. On n’a bien sûr rien changé à la phrase du vieillard. De sorte que vous pourrez encore la citer…

    LE MINISTRE. – C’est déjà ça : je ne connais que celle-là.

    LE CONSEILLER. – Non, on a simplement étendu la notion d’œuvre capitale de l’humanité à strictement tout ce qui se torche sous le ciel. Ce fut le coup de génie du Ministre Jack Loche.

    LE MINISTRE. – C’est atroce. Un exemple ?

    LE CONSEILLER. – Un connard écrit sur un mur (avec ou sans fautes, on s’en fout) la phrase éminemment poétique : J’encule ta mère. Ca dérange le bourgeois. Or, en son temps, Molière dérangeait le bourgeois, ou son équivalent à particule. Donc ce connard pourrait être le Molière d’aujourd’hui.

    LE MINISTRE. – Ce n’est qu’un syllogisme éculé.

    LE CONSEILLER. – C’est un raisonnement imparable.

    LE MINISTRE. – Vous trouvez vraiment ça imparable, vous ?

    LE CONSEILLER. – A la vitesse de l’approximation journalistique, ça l’est, vous pouvez me croire. Et donc, ce connard, on l’embarque : on l’achète, on le produit, on le défend contre les vilains réactionnaires, on le vend un peu partout, il fait école, on décline le concept en chanson technovulgaire, en jonglage innovant, en cirque impopulaire et emmerdant, en chorégraphie animalière, et voilà qu’il se met à nous pousser des chiées de petits Molière dans toute la France, de Dunkerque à Tamanra… à Ajaccio et de Choisy-le-Roi à Bourg-la-Reine. Et là, jackpot numéro un ! tout est devenu anonyme, c’est-à-dire égalitaire et progressiste, tout le monde est artiste !

    LE MINISTRE. – Adieu Shakespeare, Molière, Tolstoïevski, balayées les vieilles lunes élitistes !

    LE CONSEILLER. – Tout à fait, Micheline ! Mais voilà le jackpot numéro deux : La Culture d’un seul coup fusionne avec l’Education Nationale. Leur mission est la même : Imbécilliser la Nation par analphabétisation progressive. – A quoi bon lire encore Molière, les gars, puisque nous en fabriquons deux cents par an, qui ne demandent pas le niveau de compréhension d’un gamin de dix ans puisque tout est écrit en novlangue caca ? Tenez, emmenez donc plutôt les enfants au spectacle, ça les changera des conneries de la télé et ils y verront la même chose.

    LE MINISTRE. – Ici, la mise est raflée en totalité. C’est atroce.

    LE CONSEILLER. – Mais oui, c’est ça ! Il n’y a plus aucun effort à faire, tout est déjà acquis, l’enfant est un créateur, il apprend au maître à se défaire de la raison, place à l’émotion pure. L’émotion ! Il faudrait être un monstre froid, n’est-ce pas ? pour être contre l’émotion. Et pure, en plus ; je veux dire : infantile.

    LE MINISTRE. – Place à la subversion officielle.

     

     

     

    (A suivre...)

  • Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (1)

    Je publierai ici, en trois fois, la saynète tirée de Pour une Culutre citoyenne ! et titrée Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre. (Les photographies d'Alexandre Viala ont été prises lors des répétititons du spectacle : on y voit Fabien Joubert et Emmanuelle Roussel...)

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    Votre but doit être de prendre intact tout ce qui est sous le ciel.

    SUN TZU, L’art de la guerre

     

    Rappelons brièvement que le sainfoin est la nourriture préférée de l’âne. Pour le reste, dans cette scène où il ne se passe objectivement presque rien d’autre que ce qui se dit, le décor est évident : c’est un bureau, dans un ministère. On peut aussi bien ne rien mettre sur le plateau, ou une chaise, ou un bureau, dans un ministère. – Le conseiller, vêtu d’un fort seyant camaïeu de gris, est là déjà quand arrive son ministre, tailleur rose éclatant, gros nœud fleuri dans les cheveux…

    LE MINISTRE. – Alors vous, vous devez être Charles-Emmanuel Saint-Foin, celui de mes conseillers qui se dispense des réunions plénières…

    LE CONSEILLER. – Madame le Ministre.

    LE MINISTRE. – La Ministre. Soyons modernes un peu, mon vieux Saint-Foin, et ensemble féminisons la langue : Déjà quand j’étais enfante, j’étais une chicque garce ; c’est pour ça même que je voulais devenir médecine, mais j’ai finite ingénieuse agronome. C’est vous dire si je m’y connais en culture, moi, Micheline Broutard.

    LE CONSEILLER. – Beau parcours, Madame la Ministre. La société civile m’a toujours fait rêver…

    LE MINISTRE. – Vous vous moquez. Vous savez mieux que moi à quel point l’Administration tient ce pays. A propos, comment se fait-il qu’un brillant élément tel que vous ait été rétrogradé du Ministère de l’Intérieur à celui de la Culture ? Les porte-flingues vous donnaient des boutons, à la longue ?

    LE CONSEILLER. – Veuillez plutôt voir là un penchant personnel accrédité par la hiérarchie, Madame la Ministre. La Culture au fond est une vieille dépendance de l’Intérieur.

    LE MINISTRE. – Mais c’est bel et bien fini depuis lurette, ça, non, Saint-Foin ? Vous confondez Culture et Censure.

    LE CONSEILLER. – Volontairement : c’est la même chose. Il est vrai que le mot Culture, au premier abord, a une connotation plus positive. Au lieu de censurer des choses prétendument intelligentes qui nous échappent, nous en promouvons nous-mêmes de parfaitement imbéciles. C’est une grande avancée.

    LE MINISTRE. – Je ne voyais pas les choses comme ça. Il n’y a donc pas, selon vous, d’opposition de fond entre la Culture et l’Intérieur ?

    LE CONSEILLER. – Aucune, non. Comme l’Eglise qu’elle veut à toute force remplacer, la République est une et indivisible ; autant dire qu’elle transcende ses propres ministères.

    LE MINISTRE. – Ah ? C’est une façon de voir… Mais par exemple, la pornographie ?

    LE CONSEILLER. – La loi la combat par les taxes, qui sont notre morale, l’Intérieur la boute hors de l’espace public minimal, et nous la soutenons hautement et humblement sous le couvert de l’art.

    LE MINISTRE. – J’ai vu la semaine dernière, en prévision de mon arrivée ici, une sorte de théâtre où des gens tout nus faisaient caca par terre.

    LE CONSEILLER. – Je vois. Mais hurlaient-ils des onomatopées, et gesticulaient-ils comme des déments ?

    LE MINISTRE. – Ah, ça oui !

    LE CONSEILLER. – Alors c’est de l’art, Madame la Ministre. C’est même ce que nous avons de plus subversif en magasin. Le haut de la gamme. Rassurez-vous, pour les bouseux de Province, qui selon nos critères sont un peu attardés, nous avons la version soft : gesticulations et hurlements comiques, mais sans caca.

    LE MINISTRE. – Subversif… Mais qu’est-ce que cela subvertit au juste, Saint-Foin ?

    LE CONSEILLER. – Mais rien du tout, Madame la Ministre, rien du tout.

    LE MINISTRE. – Et moi qui en ai fait tout un complexe d’infériorité. Je me suis même dit que j’étais trop con pour comprendre.

    LE CONSEILLER. – Trop conne, Madame la Ministre. Sauf votre respect. Féminisons la langue.

    LE MINISTRE. – Je me suis bien faite rouler par ces cacatophiles. La subversion ne subvertit rien. C’est pour cela, en somme, que nous l’encourageons.

    LE CONSEILLER. – Et même la finançons à 100%. Oui. Le verbe subvertir ne s’emploie plus. Parce qu’il faudrait nommer ce qu’on subvertit. On préfère l’adjectif. On dit juste qu’un artiste, ou un spectacle, est subversif. Ca veut dire qu’il travaille pour nous.

    LE MINISTRE. – Ce sont des flics en quelque sorte, alors. Mais malgré eux.

    LE CONSEILLER. – Ils n’ont pas statut de fonctionnaire, tout de même. Non, ce sont plutôt des indics. Des petites frappes sans intérêt. Un peu paranos, un peu mégalos. Et d’une vénalité, je ne vous dis pas… Alors on les baffe – aura ? aura pas la monnaie ? – et ils crachent ce qu’il faut. Et s’ils ne crachent pas, on les rebaffe pour le plaisir et on les jette, aura pas la monnaie !

    LE MINISTRE. – Vivent les subversifs, alors ! Je sens que vous allez m’être précieux, mon petit Saint-Foin.

    LE CONSEILLER. – Je n’en demande pas tant, Madame la Ministre.

    LE MINISTRE. – Je dois aussi vous dire que vos collègues ne vous apprécient guère, Saint-Foin.

    LE CONSEILLER. – Ils ne savent pas ce qui est bon.

    LE MINISTRE. – Certains croient même que vous avez une oreille ici et une bouche à l’Intérieur.

    LE CONSEILLER. – Je sers la République. Et eux ?

     

     

     

     

     

     

     

    (A suivre…)

  • Immensité de Philippe Minyana (fabula rasa 3)

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    J’aime bien Philippe Minyana : il faut pour tartiner à ce point-là rien moins que rien une sorte particulière de génie, fût-il immensément dérisoire ; et pour tirer de cette boursouflure de néant rien moins qu’une carrière, il faut une endurance, une persévérance, peut-être même une foi dans l’infatuation, qu’aucune sorte réelle de doute jamais n’entache. Pour répondre avec une aussi admirable continuité au commandement mutique de l’époque, qui veut – l’époque comme son commandement, puisqu’ils sont apparemment permutables à l’envi – que de ce rien l’on fasse du bruit (je songe au bruit que font les êtres humains, le plus souvent, lorsqu’ils s’imaginent parler), il faut avoir placé très tôt, et incessamment, donc, l’entièreté de son talent dans le travail de réticulation que demande, que dis-je ? qu’impose le théâtre de service public, en cela exactement identique au reste du monde, qu’il condamne pourtant à tour de bruit pour immoralisme du haut de ses chaires mortes. Mais tout de même, il ne s’était encore jamais vu qu’une œuvre aussi intégralement vaine et vide atteignît les sommets de la culture publique. Comprenez-moi bien, camarades : Philippe Minyana n’est pas une exception, il est simplement un pionnier et c’est bien différent. L’indifférence du public à son œuvre ne semble pas décourager un instant, bien au contraire, les petits décideurs autocrates de Ministère, lesquels sont bien évidemment, dès qu’il s’agit d’ordure et de pognon, imités par tout le jeu de dominos des « diffuseurs d’ambiance », directeurs de salles de spectacle pour la plupart, ces larbins strictement imbéciles chargés de veiller à ce qu’il faut bien nommer l’uniformité nationale de la diversité culturelle. Il a même pu se trouver que des lycéens des filières littéraires à option théâtre, bienheureux qui n’avaient même jamais entendu parler de Dom Juan, fussent contraints par les programmes de l’Education Nationale (sic) à « étudier » telle ou telle des déjections de notre dramoncule patenté. Et un tel héraut de la bouillie dramatique contemporaine, hissé jusques au faîte de cette gloire de pacotille que lui trament nuitamment les tâcherons du journalisme le plus confiné, et par ailleurs subventionné par ces mêmes décideurs autocrates, ne pouvait pas, comme pour justifier de son rang, ne pas à son tour s’entourer d’une courette de metteurs en scène en mal de reconnaissance, de comédiens et comédiennes cherchant d’improbables Molières dans les décombres partout étalés de l’intelligence. Rien donc, on le comprendra aisément, ne pourra me consoler d’avoir manqué le passage dans ma ville de la dernière déjection spectacularisée de notre dramoncule de service public, laquelle déjection n’est rien d’autre en réalité que l’offrande votive que doit Minyana au Système qui depuis longtemps maintient son indigence à hauteur de confort. Laquelle pièce a pour titre on ne peut plus profond – pour peu que l’on songe à la satisfaction de la corvée enfin achevée d’écrire, un tel titre s’éclaire de lui-même : Voilà ; laquelle pièce est présentée ainsi dans le programme du théâtre public de ma ville, sans qu’il ait semblé nécessaire à quiconque, tant la chose sans doute n’a pas semblé importante, de préciser à qui exactement on devait une telle prouesse d’analyse du réel (le réel, c’est ce qui a remplacé la réalité) : l’auteur, notre génie selon l’organigramme, ou son metteur en scène, demi-mondaine de système pouvant espérer au mieux le demeurer, ou encore un anonyme du théâtre d’accueil et paniqué de résumer l’indigence :

     

     

     

    « Épopée de l’intime, refrains et ritournelles du temps qui passe.

    Qu’est-ce qu’on dit, qu’est-ce qu’on fait quand on rend visite à quelqu’un ? On s’embrasse, on offre fleurs ou nougats ; on s’embrasse encore ; on demande des nouvelles, on rit, on rit si fort qu’on se met à tousser ; et puis on éternue. Il faut fermer la fenêtre ! Ah non ouvre la fenêtre ! On boit, on mange, saucisses ou riz pilaf ; on va dans le jardin. Ils sont beaux tes cognassiers !

    Et puis on se quitte ; on s’embrasse ; on se dit au revoir, à bientôt ! Et puis on revient, on s’embrasse, on offre fleurs ou nougats. Oh le beau foulard ! Mais non c’est un mouchoir ! On rit, on éternue. Oh, j’ai un frisson ! Ferme la fenêtre ! On s’étreint, on se fait des confidences. J’ai un traitement à la cortisone ! À la cortisone ! On toque à la porte ! Qui est-ce ? Ils reviennent encore. Le temps est passé. Ils ont des enfants. Oh les beaux enfants ! Coco prête ton jouet ! Mais où est la vieille Betty ? Et qui toque à la fenêtre ?
    Les trois amis viennent chez Betty, qui vit seule avec son chat. Où ça ? À Juvisy-sur-Orge ? Peut-être ! Il y a Ruth, qui a de beaux cheveux, Nelly qui rit à perdre haleine, Hervé, qui a une moustache. Hervé a un chien. Dans la maison de Betty il y a la cafetière, le coucou, une grande baie et une porte-fenêtre, des chats, des plantes. Ruth, Nelly, Hervé sont ses amis. »

     

     

     

    N’est-ce pas intégralement magnifique ? Et l’on voudrait que je me console d’avoir manqué une merveille de cet acabit ? Mais je triche, évidemment : Rien ne me console comme justement cette présentation ; elle a même l’étonnant mérite de discriminer comme parfaitement imbéciles les personnes qui, n’ayant aucun intérêt à se faire voir pour raisons de réticulation professionnelle, l’ayant lue, se sont néanmoins rendues au théâtre pour y voir Voilà de Philippe Minyana. Conclusion : Minyana est une Province du ridicule, Cantarella est son chef-lieu, Giorgetti son sinueux cours d’eau – sécheresse et grandes crues…

    Liens :

    Fabula rasa

    Joris Lacoste, génie (fabula rasa 2)