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  • Le Commandement de la Machine (2)

    Le Commandement de la Machine (1)

     

    **

     

    Deuxième série de coupes :

     

    63. Les guerres sont commencées. Simultanées, elles se chevauchent. Personne ne vous demande de choisir : vous appartenez à un camp, ou à un autre. Que cela vous plaise, ou pas, n’est pas une question. Fort heureusement, il est des choses auxquelles on n’échappe pas.

     

    97. De son point de vue, qui est exactement la totalité des divers points de vue qui peuvent ou non s’exprimer, la Machine te cerne totalement ; d’autant plus même qu’elle te somme de choisir entre ses points de vue celui ou ceux dont, toi-même étant monnaie et marchandise, tu devras faire commerce. Ta vie, cette illusion fondamentale que la Machine a intérêt à ne jamais t’ôter, cette illusion au contraire qu’elle se doit de te faire développer toi-même, oui, ta vie même, elle l’appelle dès sa naissance à disparaître en elle, dans sa matière immense, en une fusion matricielle par laquelle ta mort même est judicieusement anticipée. Alors quoi ? – Mais moi, je te dis qu’il n’y a pas à choisir entre ces différents points de vue fabriqués tous à l’identique, mais à prendre en soi la totalité même de ces points de vue, oui, à prendre en soi le point de vue de la Machine. Et bien sûr, c’est impossible.

     

    121. Ta petite volonté imbécile d’échapper aux lois de la reproduction, d’échapper en somme à la génération et à la corruption, littéralement, ne compte pas à part. Elle prouve au mieux, cette croyance que ton destin individuel serait séparé de celui de l’espèce, ton imbécillité ; or, ce n’est pas du tout là que les choses se jouent. Ce calcul, en tant justement qu’il est calcul, appartient de fait à l’ordre de la Machine ; il lui est donc utile.

     

    249. On ne lutte pas contre la Machine, mais seulement contre ce qu’on prend pour elle – qui est fonction d’échelle. Et ce fait même d’attaquer un fantasme de Machine tient à l’illusion nécessaire, fondamentale, de la vie. Ta force de négation demeure ici seulement explétive.

     

    1026. Mais comment peuvent-ils à ce point détester leurs enfants, leurs propres enfants ? Et comment, non moins, trouvent-ils encore le moyen d’ignorer cela même ? Parce que, putain, cela crève les yeux – et justement, sans doute est-ce cela qui les leur crève… L’Europe des loisirs, où gouverne une nouvelle gentilité, saisie d’un effroi rétrospectif, extatique et inintelligent dont la durée trahit sans doute une reddition définitive à la raison inférieure, semble avoir décidé de ne plus commettre d’erreurs, c’est-à-dire de crimes, ce qui est en soi sa plus grande erreur et partant, son crime le plus ignoble – mais sans doute le dernier. Aussi la voit-on attaquée de partout, et par des ennemis qui n’hésitent plus à se nommer, mais elle a décidé unilatéralement qu’elle n’avait plus d’ennemis et que, donc, il était bienséant de ne pas se défendre, et de poursuivre son divertissement – je veux dire : son suicide. Quand on menace de mort toi et ta famille, tu prends des anti-dépresseurs ou tu retournes au cinéma ? Les deux, ah bon… l’un, puis l’autre. C’est formidable, ce qu’ils appellent la tolérance… La crainte et l’espérance étant les deux faces d’une même attente, on peut dire qu’il n’y aura pas, ou très peu, de survivants, car pour qu’il y en ait demain, il en faudrait aujourd’hui. L’histoire est action, conflit et finalement sélection ; en tout cas, elle ne connaît pas la paix. De sorte qu’il n’est finalement qu’un moyen de sortir de l’histoire et ce moyen, c’est d’en sortir en fumée. Bon vent.

     

    1035. Tout serait tellement simple et livré d’emblée au surplomb ridiculement bas de ceux qui passent pour des esprits critiques, si le Commandement de la Machine, nie-toi toi-même, derrière sa face apparente et massive n’en cachait une autre, elle réellement sensée. – Celui qui appartient à la masse et obéit à un Commandement qu’il n’est pas en capacité d’entendre, à un Commandement en somme dont il n’a pas conscience, choisissant parmi les possibles, se nie lui-même et l’ignore. Mais celui qui, entendant le Commandement pour ce qu’il est réellement, voulant y obéir et y obéissant de toute la puissance de son être, autre chose lui étant parfaitement impossible, que fait-il donc sinon se trouver ?

     

     

     

    (A suivre...)

  • Monde ancien (petit passage chez Jean Vilar)

     

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    Tombé hier au soir dans la bibliothèque sur ce livre, publié en 1968 (!) chez Seghers, écrit par Claude Roy et consacré à Jean Vilar.

    Quelques extraits, pris entre les pages 92 et 97 :

     

    « Notre métier ,disait-il [Vilar] en 1952, est empuanti, fût-ce dans les compagnies les plus propres, par des conflits de jalousies sottes, des craintes absurdes. Une jeune fille à qui nous avons confié en trois ans les plus beaux rôles qu’elle ait jamais joués, m’a dit l’autre jour : « Je ne voudrais plus jouer les suivantes. » Ce sont de ces fautes d’amour-propre qu’une compagnie crève. Devant une réaction comme celle-là, une seule solution, celle que j’adopte : remplacer la comédienne ou le comédien. Il est cependant regrettable d’avoir à se séparer d’un jeune artiste au moment même où il commençait à savoir jouer convenablement et parfois très bien. »

     

    C’est beau, n’est-ce pas ?

    Qui oserait encore parler ainsi, aujourd’hui ? Dans le théâtre ou ailleurs…

    Suit ce commentaire de Claude Roy :

     

    Dans la pratique de Vilar, comme dans la théorie qu’il en tire, dans ses « réflexions après la représentation », on voit que l’idée du théâtre, travail collectif, aventure d’équipe, n’est pas une idée abstraite, ni une banalité répétée du bout des lèvres. Il n’a jamais été de l’espèce des monstres sacrés ou des demi-dieux de la mise en scène. Il déteste le comédien centre du monde, celui qui cherche à se faire valoir plutôt qu’à faire valoir le texte, qui redoute un partenaire brillant ou bon, parce qu’il veut qu’on le voie, et lui seul, l’acteur qui ne tolère que des médiocres à son ombre. Il estime peu le metteur en scène-vedette qui remplace le star system des interprètes par le star system du régisseur, qui repousse dans l’ombre tous ceux qui l’entourent.

    Notre vie professionnelle, dit-il, ma vie, est nourrie de la vie d’autrui, de son poids ; des faiblesses de chacun, de ses faux pas. (Et de ses forces, de ses conquêtes, aussi.)

    « Oui, dit-il encore, l’artiste qui pense que de lui seul, de sa propre réflexion, dépend son propre style, ne met à jour qu’un style passager, éclatant peut-être, une fois, deux fois, mais qui porte en lui le germe d’un vieillissement rapide. Il n’est pas de métier qui provoque plus aux narcissismes que le nôtre, et où le narcissisme fasse plus de tort. Le métier, ici, n’est pas fait de l’utilisation de certains dons, car il n’est pas de dons qui, avec le temps, ne deviennent aisément habitudes, copie de soi-même, tics, trucs, voire truquage. Le métier, pour nous, au sens le plus pur du mot, doit être fait au contraire de cette réflexion aux aguets qui ne se satisfait jamais de son expérience. C’est un art apparemment facile, pour certains, c’est-à-dire pour ceux qui pensent que lorsque le texte est su, lorsque la première représentation est donnée, tout est terminé. Ce qui est faux… »

     

    Par « régisseur », Vilar désigne le metteur en scène ; par « première représentation », ce que les imbéciles nomment aujourd’hui création.

    Une page plus loin, ce qui ne contredit en rien ce que je viens de citer :

     

    En 1961, avant le XV° Festival, Vilar avouait s’interroger encore : « Mais bon dieu ! à quoi donc sert ce petit monstre : la mise en scène ? Pendant dix ans, confiait-il, croyez-moi, je vous prie, j’ai très insidieusement et ouvertement tenté de la supprimer, j’ai tenté de l’assassiner. Comment ? Par quelles armes ?

    Eh bien, il en est une au moins que je peux indiquer. Le maniement en est tout simple : rendre une totale liberté à l’acteur dans la recherche de son personnage. Le laisser errer sur scène. Le laisser se grignoter lui-même, se battre les flancs tout seul. Le laisser s’ébrouer dans cette sorte d’Odyssée très personnelle qu’est toujours pour un acteur la recherche de son personnage. La mise en scène au T. N. P. n’est pas régie par un diktat du metteur en scène. »

     

    La suite, par Claude Roy, dont cette comparaison judicieuse (ringarde ?) avec les arts voisins, peinture, architecture :

     

    « Diktat, certainement pas. Mais l’influence de Vilar (metteur en scène quoiqu’il en dise à certains moments) fait penser à ce qu’écrit Novalis dans ses cahiers : On ne fait pas : on fait qu’il puisse se faire. Vilar ne dicte pas au comédien son jeu, une conception du personnage, une diction et une gestuelle. Mais il trace le cadre dans lequel le comédien ne perdra pas de temps à essayer des voies sans issue. Il rend possible et fécond l’usage de cette liberté qu’il revendique pour l’acteur. Il propose à sa troupe une lecture personnelle et préalable de l’œuvre, qui en délimite le champ, en éclaire la ligne de faîte, en articule le mouvement. Il n’agit pas directement, ou le moins possible, sur l’acteur. Mais indirectement, en apportant son intelligence de l’œuvre qui permettra à chaque interprète de prolonger son propre travail. Vilar œuvre comme les maîtres des ateliers de peinture autrefois, auxquels il arrivait de tracer la composition d’ensemble d’un tableau ou d’une fresque, et de laisser à leurs élèves le soin de couvrir la surface déjà construite, de dresser des personnages ici et là, de préciser un paysage, de terminer une draperie. La liberté des élèves ou des acteurs s’accomplira dans la structure générale conçue par le maître d’œuvre. Vilar construit une demeure, mais la laisse habiter par ses comédiens. Il critique et surveille leur travail avec légèreté, sans peser ni durcir. Si ses plans sont justes, harmonieux, précis, la demeure sera habitable et vivante, tout s’accordera avec bonheur.

    Vilar aime à dire qu’il laisse tout le monde libre sur son plateau de travail, l’acteur, le peintre, le constructeur, le directeur des éclairages, le musicien. Mais qu’en ce qui concerne l’auteur, ou l’adaptateur, c’est au contraire le domaine des contraintes.

     

    « Ici, avoue-t-il en plaisantant, le metteur en scène du T. N. P. est insupportable. Il est chagrin d’un substantif mal placé. Il fait la moue sur un adverbe. Il grimace sur une phrase très bien écrite et préfère l’autre, lourde,  pesante et de syntaxe pas très orthodoxe. Alors que toutes les techniques de la scène jouissent d’une liberté souvent joyeuse, l’auteur, l’adaptateur, le traducteur est contré à tout coup. Et si le metteur en scène et l’auteur se connaissent de longue date et sont « à tu et à toi », alors l’auteur peut être dans une situation positivement intenable. »

     

    Vilar pense que cette exigence fondamentale n’est pas provoquée par le heurt de deux ambitions, de deux volontés créatrices, celle de l’auteur et celle de celui qui va incarner son œuvre. Mais s’il est si exigeant vis-à-vis du texte, c’est que devant le texte il ne se sent pas libre lui-même. « L’œuvre manuscrite, dit-il, est l’alpha et l’oméga de toutes les autres libertés accordées très généreusement… – L’œuvre commande, et à ses obscures contraintes qu’il faut d’abord découvrir, il faut répondre juste. »

    Ce repsect essentiel du texte, qui implique l’exigence vis-à-vis de l’auteur, quand c’est un moderne, un contemporain, ou vis-à-vis de l’adaptateur quand c’est d’un auteur étranger qu’il s’agit, explique la liberté (relative) que Vilar laisse à l’acteur. Il sait que s’il a fortement posé, éclairé et fondé l’œuvre, elle commandera à ses interprètes.

    « A la vérité, ajoute-t-il, si les artistes et les techniciens sont libres à l’égard du metteur en scène, il y a un moment où l’œuvre commande à son tour. Je veux dire qu’après des essais et certains errements, l’œuvre générale, écrite et représentée, se fait exigeante, devient stricte, réclame de la part des techniciens une solution et non pas dix. Voici qu’elle interdit au peintre, au compositeur, à l’éclairagiste, au constructeur, au comédien, les inventions mirobolantes qui ne prouveraient que leur savoir-faire. »

     

    Vilar a inventé en son temps le Festival d’Avignon, le T. N. P. Je gage que le prochain Festival ne sera ni théâtral, ni national, ni populaire.

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  • Virginie T., qualité essentielle (2)

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    Eloignons-nous encore de notre point de départ.

     

    Les grandes matriarchies supposées de Bachofen (Le Droit maternel), dont Klossowski prétend que la conception « reste toujours valable sur le plan fondamental de l’inconscient collectif » (Origines cultuelles et mythiques d’un certain comportement des dames romaines), afin de défaire toute prétention à la paternité, prostituaient les vierges en une cérémonie cultuelle leur permettant de s’identifier aux divinités telluriques…

    Si l’on considère que la biologisation de la fonction paternelle, sa traçabilité par l’ADN, qui parut à la Justice française valoir que l’on exhumât Yves Montand, par exemple, est une façon encore d’évacuer la Parole au profit de la Science ; si l’on considère que la biologisation de la fonction paternelle est en somme une façon encore de démolir le Père, lequel, toujours « incertain » n’existait que sur la parole de la mère, « certaine » ; si d’autre part l’on considère l’idéologie moderne confiant aux femmes, et surtout à elles seules, la gestion biotechnologique et « médicale » de la fécondité et de la reproduction – contraception et avortement inclus ; si l’on considère le déluge pornographique, hérité de ces libérations et libéralisations tant vantées, comme un incitation à vivre sa sexualité comme une boucherie (Pierre Legendre n’hésite pas à définir l’hitlérisme comme « une conception bouchère de l’histoire » et je ne suis personnellement pas éloigné de penser que l’hitlérisme, que je préfère nommer ici post-nazisme, ait gagné le cœur même de nos sociétés qui, comiquement, ne le savent pas du tout et, traquant partout le retour de la Bête, ne traquent jamais que leur ombre – le chasseur qui est aussi la proie ne diffère in fine son suicide que par le fait de traquer son ombre propre…), incitation visant l’obligation, le passage obligé ; si l’on considère que la laïcisation du mariage – le mariage républicain n’étant que le mariage religieux dépouillé du sacrement et partant, du sacré – tourne à sa pure et simple contractualisation libérale proposant des modèles de contrats pouvant être rompus et renoués à volonté, alors il faut bien admettre que nous nous approchons grandement, avec certes notre propre façon moderne et scientiste, de ces matriarchies supposées, et de leur mode de passage rituel. J’aurais tendance à penser, comme je l’ai dit dans la première partie de ce billet, que la fonction réelle (quoique par réelle, je ne veuille aucunement dire : voulue, ou consciente) des établissements scolaires est de permettre cette initiation (1).  

    Le tout bien sûr est emballé à l’amour, lequel est une invention conceptuelle typiquement occidentale du XII° siècle. Invention essentiellement féminine : une proportion non négligeable d’hommes jeunes étant partie en guerre (les Croisades, par exemple), les femmes purent imposer le mode de discours qui leur convenait le mieux, etc. Ce fut l’amour courtois, qui leur fit d’un coup atteindre les hautes sphères – il faudrait voir comment Dante, jusqu’en son Paradis, sacrifie, mais formellement, à cette nouveauté-là et finalement la récupère à son profit –, et le commencement de leur idéalisation et de leur divinisation, lesquelles ont leur tribut réel, je viens de l’évoquer, dans une forme singulière de prostitution visant à évacuer la fonction paternelle. Car le Père est une fiction ; on ne rencontre d’un point de vue technique d’abord que des fils et des filles, puis des mères. Le Père, comme fiction, est un ouvrage de la Parole ; et c’est cette Parole d’abord qu’il convient d’attaquer. Qui ne voit que le père moderne devra toujours davantage tenir sa légitimité d’un critère biologique sur lequel il ne devrait pas être trop compliqué de greffer un virement bancaire automatique, par exemple ; quitte à ce que ce post-père-là monnaie son absence, comblant ainsi perversement ce manque fondamental par lequel il était, et donc disparaissant. Ce qui revient ni plus ni moins à lever un impôt, impôt d’étrange facture, je le concède volontiers.

    Et si l’amour ne servait qu’à cela ? A faire payer.

     

     

     

     

     

    (1) Je n’insiste pas ici, faute de temps, et de courage, sur la dimension paganiste ou néopaganiste de ceci. On pourra néanmoins lire cette ébauche.

     

     

     

    (A suivre…)

     

     

  • Le Commandement de la Machine (1)

    Dans la nuit du 25 décembre 2004, j’ai fait disparaître dans la poubelle numérique de mon précédent ordinateur un texte assez volumineux, environ trois cents pages, qui me paraissait alors impossible à achever et mettre en ordre, et m’avait coûté deux ans de travail, intitulé : Le Commandement de la Machine. Et j’ai commencé, à partir du bref dialogue qui alors le terminait formellement, d’écrire Tout faut.

    Avant de le jeter, j’ai sélectionné dans les paragraphes numérotés, un certain nombre d’entre eux, que je donnerai en cinq livraisons sur Theatrum mundi.

     

    *

     

    Première série de coupes :

     

    1. Ecoutez, hommes accumulés, bande d’humus, strates d’engrais, terreau de l’advenue terminale, écoutez, agencements quelconques de poussière et buée, écoutez et jusqu’à la plus ultime dépossession rendez à la Machine ce qui appartient à la Machine.

     

    48. Pour le reste, c’est la guerre, donc. La Machine déploie ses pions. Les intérêts de la Machine ne sont ceux d’aucun homme, d’aucune société humaine, d’aucune civilisation. A ce niveau, toutes les hybridations seront tentées, sans égard pour les pertes.

     

    81. L’occidenté cause énormément de l’amour, qu’il ne connaît pas, ne pouvant rien connaître ; jusqu’à ce que cet amour, peut-être, devienne le terme générique nommant son délire, le cauchemar dont il ne peut s’éveiller – parce qu’il ne dort pas, ne sachant pas dormir.

     

    135. Ce que l’occidenté, donc, nomme amour n’a d’existence que sociale, n’est rien d’autre qu’un rapport où la qualité est une propriété de la quantité – son prix le plus inaccessible. Et cela même l’occidenté ne le voit pas parce qu’il a fait de l’amour la marchandise suprême, sacrée, la marchandise qui ne paraît pas pour une marchandise. Ce que l’occidenté nomme amour, c’est le marché ; et ce qu’il nomme autrui, c’est l’argent. On ne met rien sur le marché, parce que tout y est déjà. L’enfant qui naît, il naît sur le marché.

     

    218. Les truqueurs de la morale, ces nouveaux gentils, ont construit leur surplomb et les degrés qui y mènent dans le plomb même de cette matière qu’ils prétendent, donc, surplomber. Quelque illusion qu’ils donnent à la masse qu’ils ont à charge d’électriser, quelque illusion aussi qu’ils croient vivre pour eux-mêmes, il n’auront bâti qu’un temple dans le temps, pour la satisfaction des idolâtres dont ils sont la fraction avancée et non pas séparée, et ils ne peuvent conséquemment que retarder encore son inexorable effondrement. Sans doute la beauté même de ces surplombs tient-elle tout entière dans la promesse de leur effondrement.

     

    522. Nie-toi toi-même. Tel est le Commandement de la Machine.

     

    533. Tu voudrais tellement être un héros, mon lapin, mais pour cela il faudrait qu’on te filme. La façon dont tu allumes ta cigarette en marchant dans cette rue est en soi tout à fait digne d’un film d’action américain ; il suffirait du bon cadrage, de la bonne musique, et surtout qu’il ait été préalablement décidé que c’était toi, oui toi, qu’il convenait de regarder. Mais tu passes anonyme dans un chaos de musique de variétés banale, dans un plan tellement élargi que tu n’es qu’une fourmi. Les femmes, même les femmes te regardent à peine. Et ne se resserre finalement sur toi qu’un sentiment d’impuissance que tu ne peux encaisser qu’en pariant sur l’injustice. – Certes tout cela est très dommage, mais toi au moins tu te vois très bien et l’essentiel n’est-il pas que tu aies la sensation d’être vu ? Il y a bien eu un moment où tu as été ce héros anonyme ? Oui. C’est déjà bien. Tu rappelleras maman ce soir.

     

    1018. Faites attention à vous, faites attention au reste aussi puisque vous roulez à grande vitesse sur cette autoroute, voilà, c’est ça, regardez ces voitures et camions qui filent dans les deux sens, prêtez brièvement attention grâce au petit rétro du pare-brise à ce que vous laissez derrière vous – si cette expression a un sens –, imaginez les destinations mêmes provisoires de tous ces véhicules, imaginez les cartes, inventez-les, imaginez leurs déserts et leur zones d’hyperactivité, ne vous demandez rien sauf où, oui, où vont ces gens dans leurs petites coques de métal, ajoutez à ce qui est désormais une cartographie imaginaire et mouvante les transports ferroviaires, maritimes, aériens et spatiaux… bien, et demandez-vous maintenant un instant comment vous pourriez être autre chose qu’un neurone ou un octet accomplissant sa tâche à la surface de ce cortex-machine qu’est peut-être cette planète ; et ce que pourrait bien changer à cela, dans trois minutes, votre crash létal. Cela modifie bien quelque chose, certes, mais quoi ? petit dysfonctionnement aussitôt absorbé. – Quelle information transportez-vous ? où l’amenez-vous ? pour le compte de quoi ?

    (A suivre...)

  • Tentative d'éloge du mépris

     

     

    Je livre ici quelques notes volontairement schématiques, symétriques, qui devaient initialement servir à quelques personnages, et leur ont peut-être effectivement servi… Notez, je vous prie, que ces considérations ne concernent pas spécifiquement notre actuel microcosme européen, protégé de la réalité par des couches d’utopies, d’illusions ; je les espère plutôt liées à son passé, ou bien à son ailleurs géographique concret.

     

     

    Il y a différentes sortes de mépris.

     

     

    Il y a par exemple le mépris du soldat pour le civil.

    Le mépris de l’homme qui se bat, risque sa vie, pour celui qu’il protège. Mépris amusé, mépris blessé parfois.

    Le mépris amusé du courage pour la passivité. Le mépris blessé de qui a quitté l’enfance dans d’héroïques horreurs.

     

     

    Et puis il y a le mépris du civil pour le soldat.

    Le mépris de l’homme tranquille pour le va-t-en-guerre. Mépris inquiet : jusqu’où peut-il aller ? Face à l’ennemi, mais aussi contre moi ?

    Le mépris de l’homme qui élève ses enfants pour celui qui, avant d’avoir à se battre, a rêvé de se battre. Et quel homme n’a jamais eu ce rêve ?

     

     

    Voir dans ces mépris réciproques des indices de civilisation, une pudeur du respect – loin des affichages publicitaires, propagandistes, loin des exhibitions…