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  • Jarry 1899

    Ubu par Jarry.png

    Deux extraits d’Ubu enchaîné (1899), d’Alfred Jarry. Pièce d’abord annoncée sous le titre d’Ubu esclave, et qui narre l’arrivée du couple Ubu en France…

    D’abord la fin de la première scène de l’Acte I :

     

    MERE UBU. – Oublie comme moi ces petites misères. Mais de quoi vivrons-nous si tu ne veux plus être Maître des Finances ni roi ?

    PERE UBU. – Du travail de nos mains, Mère Ubu !

    MERE UBU. – Comment, Père Ubu, tu veux assommer les passants ?

    PERE UBU. – O non ! Ils n’auraient qu’à me rendre les coups ! Je veux être bon pour les passants, être utile aux passants, travailler pour les passants, Mère Ubu. Puisque nous sommes dans le pays où la liberté est égale à la fraternité, laquelle n’est comparable qu’à l’égalité de la légalité, et que je ne suis pas capable de faire comme tout le monde et que cela m’est égal d’être égal à tout le monde puisque c’est encore moi qui finirai par tuer tout le monde, je vais me mettre esclave, Mère Ubu !

    MERE UBU. – Esclave ! mais tu es trop gros, Père Ubu !

    PERE UBU. – Je ferai mieux la grosse besogne. Et vous, madame notre femelle, allez nous préparer notre tablier d’esclave, et notre balai d’esclave, et notre boîte à cirer d’esclave, et vous, restez telle que vous êtes, afin que chacun voie à n’en pas douter que vous avez revêtu votre beau costume de cuisinière esclave !

     

    Et voici la suite, à savoir la deuxième scène (en intégralité) de ce premier acte ; la scène est au Champ de mars, les personnages sont : Les Trois Hommes Libres (quelle idée formidable d’avoir fait, pour la lecture au moins, un seul personnage de ces trois-là), Le Caporal.

     

    LES TROIS HOMMES LIBRES. – Nous sommes les hommes libres, et voici notre caporal. – Vive la liberté, la liberté, la liberté ! Nous sommes libres. – N’oublions pas que notre devoir, c’est d’être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l’heure. La liberté, c’est de ne jamais arriver à l’heure – jamais, jamais ! pour nos exercices de liberté. Désobéissons avec ensemble… Non ! pas ensemble : une, deux, trois ! le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. Voilà toute la différence. Inventons chacun un temps différent, quoique ce soit bien fatigant. Désobéissons individuellement – au caporal des hommes libres !

    LE CAPORAL. – Rassemblement ! (Ils se dispersent.) Vous, l’homme libre numéro trois, vous me ferez deux jours de salle de police, pour vous être mis, avec le numéro deux, en rang. La théorie dit : Soyez libres ! – Exercices individuels de désobéissance… L’indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres. – Portez… arme !

    LES TROIS HOMMES LIBRES. – Parlons sur les rangs. – Désobéissons. – Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. – Une, deux, trois !

    LE CAPORAL. – Au temps ! Numéro un, vous deviez poser l’arme à terre ; numéro deux, la lever la crosse en l’air ; numéro trois, la jeter six pas derrière et tâcher de prendre ensuite une attitude libertaire. Rompez vos rangs ! Une, deux ! une, deux ! (Ils se rassemblent et sortent en évitant de marcher au pas.)

     

  • Disparition de l'artiste

    Insoupçonné du monde jadis

    A présent lâché dans le monde

    Anonyme sans plus d’art

     

    Miroir sans tain, puis miroir tout court, simple vitre, vitre brisée (par toi), enfin plus de vitre… ton progrès fut ta perte. Plus de séparation, plus d’œuvre. Tu n’es l’autre de rien.

     

    Elle marche dans la rue, joue pour elle-même l’espion, c’est bien, tu as six ans.

    – Bonjour petite, je suis expert en communication, tu es une grande artiste.

    – Alors faites-moi de l’argent.

    (Dialogue traduit du globish.)

  • Magie du créateur

    Après le taï-chi du matin, le grand créateur R. met son costume rose sur mesure et va manger pour 1000 euros, seul, dans les jardins d’un grand restaurant réputé. Il se concentre ainsi, songe à sa performance improvisée du soir, trouve qu’il a encore faim, remange pour 1000 euros. A six heures, les caméras débarquent, puis son spectateur symbolique, un professionnel lui aussi.

    Il est enfin l’heure de performer, le spectateur tend son assiette, R., fidèle à sa réputation, y vomit copieusement, mais proprement – sans déborder –, regarde son spectateur heureux manger le visage dans l’assiette – ses mains sont entravées ; puis il touche son enveloppe du Ministère (100.000 euros), remet en ordre son nœud papillon et s’en va tandis qu’on interviewe un spectateur ravi :

    – C’est une performance dans lequel le spectateur est très actif, très créatif.

    Commentaire du journaliste : – Voilà comment on fait encore rêver les masses, en 2008. Nouvelle distribution d’enveloppes par le croque-mort du Ministère. La suite au Louvre, à Versailles, à Avignon… Rois et Papes, quoi, merde.

    Pendant ce temps, le contribuable regarde Docteur House.

  • Michel-Ange remix par Europack

    Loft parisien transformé en studio, murs blancs. Une boîte de conserve sans étiquette sur un piédestal blanc.

    – Dites, ça vous emmerde pas, si on vous paie au black ? demande le producteur.

    – Bah non, dit Gilbert, un grand Africain sans-papiers.

    – Alors, c’est réglé.

    Cocaïné de frais, Kevin Martin manifeste d’une flatulence syncopée son impatience.

    – Qu’est-ce qu’il faut faire ? demande Gilbert, qui s’écorcherait vif s’il le fallait.

    – Te pose pas de questions, mec. C’est compliqué. Tends à mort ta main vers cette boîte de conserve de merde que tu ne dois jamais toucher.

    – Mais pourquoi ?

    – Parce que c’est Dieu.

    Gilbert a un imperceptible mouvement de recul de la main.

    – Putain ! Tends plus tes doigts ! Il est con, en plus… Cette boîte de conserve, tu la veux ! Tu la veux et tu ne peux pas l’atteindre ! C’est Dieu, je te dis… Qu’il est con. Mais tends-les donc tes doigts, enculé ! Ouais, ouais, je veux voir tes veines gonfler comme une bite !

    – Je crois qu’on l’a, là, dit le producteur.

    – Ouais, on l’a, Alban. Putain, on l’a ! Je suis le nouveau Michel-Ange ! Putain de merde. Tu te rends compte ?

    Kevin Martin danse. Sonnerie de téléphone. Alban répond, raccroche :

    – Le journaliste arrive dans cinq minutes. Alain Potent, de l’e-Monde. Mais là, il pige pour Libé. Comment c’est ton nom ?

    – Gilbert.

    – Ta gueule, ce sera Youssouf, tranche l’artiste. On va te la défendre ta cause, tu vas voir. Allez, dégage, maintenant.

    – Et pour me payer ?

    – Putain, démerde-toi, prends la boîte de conserve. Allez, casse-toi.

    – Excuse-le, intervient Alban, il n’est pas diplomate. Tiens, voilà dix euros, en plus de la boîte hein. Et merci, hein, merci.

    Gilbert sort, entre Alain Potent. L’interview commence.

     

    Extraits de l’enregistrement :

    « – On a beaucoup dialogué, avec Youssouf, dit Kevin. Je voulais que ce soit un homme de couleur, un black hein, mais pas seulement pour les contrastes photo. Un homme avec une foi, aussi. Un rapport à Dieu. Ça doit se sentir dans la main, dans le gonflement des veines, que cet homme a besoin de Dieu. C’est ce qui nous manque, maintenant, à nous ici. Une foi. Et je crois que, dans une certaine mesure, c’est ce que l’islam apporte de positif à l’Occident. La laïcité permet très bien ça et c’est bien. »

    « – Evidemment, il y a le rapport à la nourriture aussi, à la faim dans le monde. On n’est jamais assez sensibilisé à ça. Il faut que le spectateur se sente coupable. Puisqu’il l’est. Et puis Youssouf est sans-papiers. Il vit dans des conditions effroyables, avec sa famille. Nous soutenons d’ailleurs sa régularisation… »

    « Ouais, le film sera diffusé tous les soirs à la télé. Des photogrammes seront présentés à Beaubourg. Mais le film, lui, tous les soirs. C’est important, que les gens voient ça. On me demande souvent si je n’ai pas honte de faire des pubs pour des produits de l’agro-industrie. En plus, c’est du bio. Mais non. Tant que je peux faire passer mes messages, tant qu’on va dans le bon sens… En plus, ils paient vachement bien chez Europack et nous, une fois les frais dégagés, ça nous permet d’aider un peu Youssouf, alors… »

    Conclusion d’Alain Potent :

    « – Non, les gars, c’est vachement bien, ce que vous faites… Vraiment… »

  • Bienpensance et "pédagogie" versus espérance

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    En causant avec elle, Winston se rendit compte à quel point il était facile de présenter l’apparence de l’orthodoxie sans avoir la moindre notion de ce que signifiait l’orthodoxie. Dans un sens, c’est sur les gens incapables de la comprendre que la vision du monde qu’avait le Parti s’imposait avec le plus de succès. On pouvait leur faire accepter les violations les plus flagrantes de la réalité parce qu’ils ne saisissaient jamais entièrement l’énormité de ce qui leur était demandé et n’étaient pas suffisamment intéressés par les événements publics pour remarquer ce qui se passait. Par manque de compréhension, ils restaient sains. Ils avalaient simplement tout, et ce qu’ils avalaient ne leur faisait aucun mal, car cela ne laissait en eux aucun résidu, exactement comme un grain de blé, qui passe dans le corps d’un oiseau sans être digéré.

     

    Orwell, 1984