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Théâtre dans le théâtre

Le théâtre n’est jamais si intéressant que lorsqu’il se méfie de lui-même ; que, pour être davantage précis, lorsque son écriture même est en lutte contre sa représentation, quoiqu’elle ne la veuille interdire. Le sommet du théâtre français est ce moment classique des grands dramaturges français : Corneille, Molière, Racine. Et Rotrou.

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Oui, je sais. Sans doute paraît-il considérablement abruti, en ce début de XXI° siècle, de prétendre aimer et défendre le théâtre et de refuser, comme dans le même mouvement, de faire cas des spectacles – ou du moins, de refuser intellectuellement leur primauté quand leur domination semble tellement assurée.

Mais je prétends également trouver là position saine et solide, fondée en somme, ne cédant pas aux modes diverses de l’époque – lesquelles, avec une forfanterie de plouc ignare, se prétendent elles-mêmes iconoclastes quand elles ne cherchent pourtant rien d’autre, par des images, qu’à nous rendre idolâtres –, et ne voulant rien moins que défaire, fût-ce par l’échec…, l’espèce de journalisme universel par quoi, avec quoi et en quoi se dissout l’Occident.

Cette position pourtant n’est pas neuve. René Girard, dans l’impressionnant essai Shakespeare, les feux de l’envie, la résumait ainsi : « Les grands auteurs dramatiques, y compris Molière et Racine, ont plus d’affinités pour les ennemis du théâtre que pour ses défenseurs. Leur génie implacable rejette les platitudes de l’idolâtrie culturelle. Le très grand théâtre n’a jamais fleuri que dans les périodes où il provoquait méfiance et ostracisme. »

Mais rien n’exprime cela, au fond, comme le Saint Genest de Rotrou.

 

Les expériences du théâtre dans le théâtre sont nombreuses : on en trouve maints impressionnants exemples chez Shakespeare – d’Hamlet au Songe d’une nuit d’été –, Rostand, Tchekhov ou Pirandello, etc., mais toujours ou presque, elles sont épisodes. Chez Rotrou seul, le théâtre dans le théâtre est la pièce entière ; chez Rotrou seul, on pousse la logique aussi loin, jusqu’à son complet retournement, au point que la réalité même, finalement, semble sortir du théâtre… ; chez Rotrou seul le Verbe a cette puissance avouée (nonobstant les faiblesses mêmes de l’écriture) mais éminemment paradoxale.

 

Pour fêter les noces de Valérie, fille de l’empereur Dioclétien, et de Maximin, jeune pâtre élevé en récompense de ses exploits guerriers à la haute dignité de co-empereur, les concernés font donner un spectacle représentant la mise à mort du chrétien Adrien par Maximin lui-même. Le plus formidable comédien de l’époque, un nommé Genet, doit tenir le rôle d’Adrien.

Tel est, grossièrement résumé, le premier acte de ce Véritable Saint Genest, comédien païen et martyre, que l’on tient souvent, étant pure invention de Rotrou, pour inintéressant. Ce qu’il n’est pas.

Dans le second acte, le théâtre – spectateurs inclus – se met en place : on voit Genest disputer avec son décorateur, puis répéter son rôle – interrompu toutefois par une voix, lorsque le ciel (celui du décor ?) s’ouvre avec des flammes : « Poursuis, Genest, ton personnage ; / Tu n’imiteras point en vain ; / Ton salut ne dépend que d’un peu de courage. / Et Dieu t’y prêtera la main. » –, la représentation commencer…

Dans le troisième acte, alors que Maximin spectateur est doublé d’un Maximin de théâtre joué par le comédien Octave, on voit Adrien joué par Genest affronter ce dernier, Nathalie découvrir à son Adrien de mari, comme saint Paul ancien persécuteur récemment converti, qu’elle aussi, en secret et depuis la naissance, est chrétienne…

Dans le quatrième acte enfin, Genet investi des paroles d’Adrien sort de son rôle, au grand trouble de ses comédiens, et commence de parler en son nom et d’avouer publiquement que lui aussi devient chrétien… Mais personne ne comprend. Le désordre dans la pièce d’Adrien est à son comble, quand Dioclétien l’interrompt :

 

DIOCLETIEN. – Votre désordre enfin force ma patience :

Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ?

Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous vois ?

GENEST. – Excusez-les, Seigneur, la faute en est à moi ;

Mais mon salut dépend de cet illustre crime :

Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui s’exprime ;

Ce n’est plus un jeu, mais une vérité

Où par mon action je suis représenté,

Où moi-même, l’objet et l’acteur de moi-même,

Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême,

Qu’une céleste main m’a daigné conférer,

Je professe une loi que je dois déclarer.

 

Au cinquième acte, on retrouve Genest enchaîné, la comédienne Marcelle tentant vainement de le ramener à la raison (notons ici qu’à la différence de la femme d’Adrien, Marcelle ne songe nullement à suivre Genest mais, plus réalistement, poursuit d’obscures perspectives de carrière), et les noces de Valérie et Maximin achevées les comédiens suppliant Dioclétien d’épargner Genest ; mais l’empereur est inflexible et Genest meurt dans les tortures ; quant au mot de la fin, il revient à Maximin s’adressant à son épousée :

 

Ne plaignez point, Madame, un malheur volontaire,

Puisqu’il l’a pu franchir et s’être salutaire,

Et qu’il a bien voulu par son impiété,

D’une feinte en mourant faire une vérité.

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