critique - Page 12
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Consommation culturelle
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Bousier
Il est plus simple de se rappeler ce que Hegel a dit des comédies d’Aristophane : « Si on n’a pas lu Aristophane, on peut difficilement savoir de quel contentement l’homme peut se satisfaire, à quel point sa gaieté est vigoureuse et immodérée. »
La formule de Hegel nous rappelle les obstacles qu’il faut franchir en lisant les comédies d’Aristophane. Car si nous désirons comprendre, apprécier et aimer les comédies d’Aristophane, il est nécessaire que nous soyons d’abord dégoûtés par elles. Les moyens qu’emploie Aristophane pour nous faire rire incluent la médisance ou la calomnie, l’obscénité, la parodie et le blasphème. A travers ce brouillard épais et nauséabond, nous voyons des paysans rustiques, pris de boisson ; de bonnes natures ; jaugeant les femmes, libres ou esclaves, comme ils jaugent un cheval ou une vache ; dans leurs moments les meilleurs ou les plus gais, ceux qui ne sont dupes de personne, fût-il un dieu, une femme ou un glorieux capitaine, mais moins enragés qu’amusés d’avoir été si souvent trompés par eux ; aimant le pays et ses coutumes ancestrales et éprouvées, méprisant le genre nouveau et sans racine qui fleurit en l’espace d’une journée dans la cité, parmi les fanfarons survoltés ; incroyablement familiers du beau, de sorte qu’ils l’apprécient chaque allusion à la moindre tragédie d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ; et incroyablement experts en beauté, de sorte qu’ils ne tolèrent pas une parodie qui ne soit pas, à sa manière, aussi parfaite que l’originale. Le public d’Aristophane est composé d’hommes d’une telle naissance et d’une telle stature – ou en tout cas la partie la meilleure ou qui fait autorité de son public (ce qui est le cas pour tout poète non méprisable). Le public auquel s’adresse Aristophane ou qu’il invoque est la meilleure démocratie qui soit, telle qu’elle fut décrite par Aristote : la démocratie dont l’assise est la population rurale. Aristophane nous fait voir ce public dans sa plus grande liberté et sa plus grande joie, de sa périphérie fruste et vulgaire à son centre d’une délicatesse sublime ; nous ne le voyons pas aussi bien, même si nous le sentons bien, pour ce qui est de ses chaînes et de ses limites. Nous ne voyons qu’une moitié de l’humanité, apparemment la moitié inférieure, en fait la moitié supérieure. L’autre moitié appartient à la tragédie. La comédie et la tragédie ensemble nous montrent la totalité de l’homme, mais de telle manière que la comédie doit être sentie dans la tragédie et la tragédie dans la comédie. La comédie commence au plus bas du bas alors que la tragédie demeure au centre. Aristophane a comparé la muse comique ou plutôt le Pégase du poète comique à un bousier, une petite bestiole méprisable qui est attirée par tout ce qui sent fort, qui semble combiner la prétention avec une distance absolue à l’égard d’ Aphrodite et des Grâces – monture qui, quand on peut la décider à s’arracher de la Terre, monte plus haut que l’aigle de Zeus : elle permet au poète comique d’entrer dans le monde des dieux, de voir de ses propres yeux la vérité en ce qui concerne les dieux et de communiquer cette vérité aux mortels. La comédie s’élève plus haut que tout autre art. Elle transcende tout autre art ; elle transcende en particulier la tragédie. Dans la mesure où elle transcende la tragédie, elle présuppose la tragédie. Le fait qu’elle présuppose et transcende la tragédie trouve sone expression dans les parodies de tragédie qui sont si caractéristiques de la comédie d’Aristophane. La comédie s’élève plus haut que la tragédie. Seule la comédie peut représenter les hommes sages : des hommes comme Euripide ou Socrate, des hommes qui en tant que tels transcendent la tragédie.
Ce n’est pas pour nier que la comédie d’Aristophane abonde en éléments ridicules du plus bas niveau. Mais cette comédie ne tourne jamais en ridicule ce que seuls des hommes pervers pourraient trouver ridicules. Elle reste dans les bornes de ce qui est par nature ridicule. Il y a des fessées mais non des tortures ou des meurtres. Ce qui provoque véritablement la terreur doit être absent, et tout particulièrement ce qui provoque la plus grande peur : la mort, c’est-à-dire le fait de mourir – distinct du fait d’être mort dans l’Hadès. Doivent être aussi absents ce qui provoque la compassion et ce qui est vraiment noble.
Leo Strauss, « Le problème de Socrate », preimière conférence, dans La renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard, collection Tel, traduit par Pierre Guglielmina
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De la lecture
Voici l’image la plus nette de l’état de damnation, sous la plume de l’errant chérubinique :
« Vraiment pauvre est celui qui ne tend plus vers rien.
Que Dieu même se donne à lui, il ne Le prend. »
On m’objectera que, dans l’esprit de Silesius, il n’y a là rien d’autre que la nécessité extatique d’abolir, pour trouver Dieu, toute volonté propre. Rien d’autre encore qu’un paradoxal distique dont l’énormité de la proposition, en offrant à l’esprit du lecteur l’ascension du rugueux avers de la déraison, veut suspendre le fade processus de cristallisation de son contraire, et faire souffler sur la raison le vent froid de la folie.
Juan Asensio, La Chanson d’amour de Judas Iscariote
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Fiction ? Vous avez dit fiction ?
Un certain nombre de romans banals gagneraient à être ramenés, par exemple, à maximum dix lignes dialoguées, paraissant ainsi pour le symptôme qu’ils sont ; l’époque gagnerait à être dite en une compilation ordonnée de ces dialogues : on pourrait ainsi aller où le roman ne peut. Un tel livre essuierait bien sûr le feu dérisoire de tout le système éditorial. Je plaisante.
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Le point à la mi-temps
Le théâtre est fait pour être joué. Bien sûr.
Mais il est d’abord, ne serait-ce que chronologiquement, fait pour être lu ; au moins par des metteurs en scène et des comédiens. Et au-delà, par tout lecteur de bonne volonté – s’il reste quelque part un honnête homme.
(Un bon texte de théâtre n’est pas plus difficile à lire qu’un bon roman, mais il est certainement plus facile de mal lire un roman, même bon – chiffres de vente obligent, les romans sont mêmes, de plus en plus, écrits tout exprès pour être mal lus par de mauvais lecteurs… tandis que le théâtre est, lui, de plus en plus, de moins en moins écrit pour servir littéralement de pré-texte à des metteurs en scène à prétentions démiurgiques qui feront de toute façon autre chose avec…)
La ligne de fracture dans la mise en scène de théâtre sépare finalement ceux qui se pensent comme des interprètes du texte de ceux qui se pensent comme des créateurs. Et il est évident qu’en termes de visibilité, de reconnaissance, de politique culturelle – si ces deux mots, ensemble et séparément, conservent un sens – les seconds ont suffisamment gagné pour avoir fait cesser sur ces matières tout débat, vae victis.
On peut éventuellement repérer les premiers, c’est un simple indice, à ce que, forts de plus de deux mille ans d’histoire, ils raisonnent encore en termes de tragédie et de comédie quand leurs vainqueurs du second groupe n’ont plus à la bouche que les mots de spectacle, de pluridisciplinarité, etc. et pour seule destination chorégraphique que la stérilité pécuniaire de l’art contemporain (cette fin de phrase va plaire…).
Comme il n’est plus réellement possible aujourd’hui d’exprimer dans ce pays autre chose que la doxa journalistique, que la tragédie est suffisamment réputée impossible pour que personne ne s’y essaie, que la comédie n’est réellement elle-même, c’est-à-dire un danger politique majeur, que de présupposer et transcender cette tragédie par bonheur tout à fait absente donc, il ne reste plus à nos vainqueurs qu’à colorier le néant à grand coups de formes expérimentales vides et neuneues qu’ils réputeront subversives à loisir (nouveau théâtre public) ou à industrier des bluettes confondantes de vulgarité, mal écrites et pas drôles, qu’ils nommeront publicitairement « comédie », ce qui est une falsification totale (théâtres privés parisiens). L’heure est en somme à la domination des abrutis roués.
Le théâtre est fait pour être joué. Bien sûr. Il n’est pas du tout certain, au demeurant, que ce soit réellement possible aujourd’hui. D’ailleurs, vous n’avez qu’à vous dire, en prenant une carte de la décentralo culturelle, que je plaisante. Quoi d’autre ?
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Entre la Toussaint 2008 et le 30 juin 2009, j’ai écrit, plus ou moins sur commande, une pièce intitulée Créon, qui inverse les données initiales du mythe d’Antigone (Antigone règne, Créon s’oppose à elle, aucune fin connue à laquelle parvenir ne demeure), et devrait être représentée pour la première fois en mars 2011 (j’imagine que j’y reviendrai). Pour autant que ce soit possible, ce texte tend à être une tragédie.
En septembre 2009, j’ai écrit, sur commande, une saynète de vingt-cinq minutes intitulée La morale du Héron, sur les rapports France-Afrique/Françafrique, qui a été mise en scène – en prologue à un texte espagnol de qualité dramatique discutable, en décembre de la même année par la compagnie commanditaire.
En janvier 2008, j’ai mis en scène une comédie écrite en 2005, Pour une Culutre citoyenne !, portrait à charge, saynète après saynète, du milieu culturel. Charge trop lourde. Malgré l’adhésion très manifeste du public, il n’a pas été possible de tourner ce spectacle. Freins institutionnels puissants. Peur.
(Je note qu’une saynète détachée de l’ensemble, Saturne, le touriste et son bébé, écrite pour mon vieux camarade Arnaud Frémont, avait été créée auparavant, pour une seule représentation, en janvier 2006, dans un petit festival de marionnettes qui ne nous aurait pas accueillis s’il avait su ce que nous allions produire.)
Au mois d’octobre 2006, j’ai écrit pour Fabien Joubert un texte réaliste, tissant une trentaine d’anecdotes de la vie d’aujourd’hui, mais tellement noir à la lecture que nous avons su aussitôt qu’il était tout à fait inutile de le faire lire à de supposés producteurs ; à ce jeu conventionnel-là, nous ne pouvions que perdre une ou deux années qui déboucheraient, au mieux, sur rien. Nous avons donc décidé de monter ce texte, Ce que j’ai fait quand j’ai compris que j’étais un morceau de machine ne sauvera pas le monde, sans production : un acteur, une chaise, du temps – le luxe, en somme. Le talent de Fabien imprégna ce texte très dur de son humour subtil et nous fit produire, quelques personnes s’étant bénévolement jointes à nous, un spectacle presque aussi drôle que violent, ou l’inverse – que nous avons pu jouer une cinquantaine de fois entre 2007 et 2009, malgré ces freins à la vente que constituent un certain nombre de références peu élogieuses à quelques problèmes contemporains, lesquelles références nous ont bien fait frôler un procès imbécile. Peur encore.
Un mois avant d’écrire ce monologue, en septembre 2006 donc, j’avais achevé d’écrire une commande sur les banlieues amoureusement intitulée Territoires de la merde. Une comédie. Mes commanditaires d’alors – producteur et metteur en scène – qui avaient d’abord refusé son titre la refusèrent totalement dès réception – dans les huit heures.
Je ne suis pas prêt de voir cette pièce représentée où que ce soit dans ce pays ; elle est pourtant, d’un simple point de vue pratique, très montable. Il est tout simplement à craindre qu’aucun directeur de salle ne voudra prendre le risque de la produire, qu’aucun metteur en scène, non plus, ne tentera une telle chose.
Pour passer cette censure censée n’exister pas, l’idée m’est venue de la répéter avec quelques comédiens volontaires, dans un lieu fermé au public, puis les répétitions achevées, de la filmer en l’état et de diffuser ce film sur internet, tout ou partie, et éventuellement de vendre des DVD (techno-samizdat).
Faire avec Territoires…ce que nous avons fait avec Ce que j’ai fait... est peut-être possible, mais certainement pas souhaitable (ni économiquement viable). C’est, entre autre chose, dans cette optique que j’ai remis les mains dedans, ces trois dernières semaines…
J’en suis là. Voilà, c’est tout.
C’est la mi-temps.