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L'aversion officielle

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Je donne ici une nouvelle scène de Pour une Culutre citoyenne !, laquelle met aux prises, si j’ose dire, un jeune metteur en scène (sic) et son conseiller théâtre (sic aussi) d’une institution nationale point nommée.

Les comédiens jouant cette scène, dans le spectacle que nous avons donné, et qui, étrangement, n’a guère tourné, étaient Arnaud Frémont et Elena Lloria Abascal.

Cette scène, chaque fois, fut la plus drôle, et, dans les discussions âpres qui parfois ont pu suivre le spectacle, elle ne fut jamais considérée comme porteuse d’une exagération manifeste.

Elle suit, d’un bloc.

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7. L’AVERSION OFFICIELLE

 

 

Un bureau quelconque dans une administration de province. Il pleut.

 

 

LA CONSEILLERE. – Entrez, entrez. Paulette Frigaud, votre nouvelle conseillère théâtre.

LE METTEUR EN SCENE. – Benoît Molart, nom d’artiste Edouard Leglaire, oui, comme les supermarchés ou presque, metteur en scène de la Compagnie Résistance.

LA CONSEILLERE. – Bien sûr. On m’a dit beaucoup de bien de vous, Benoît. Enfin, de votre travail. Des collègues metteurs en scène. C’est assez rare. Ca tombe bien, on a les crédits pour promouvoir un jeune. On peut se tutoyer ?

LE METTEUR EN SCENE. – Ah oui, oui. On peut.

LA CONSEILLERE. – Tes spectacles – à ce qu’on m’a dit – sont très politiques, à la fois subversifs et citoyens. Bref, ils font l’unanimité.

LE METTEUR EN SCENE. – Mais poétiques, surtout. Je viens un peu du théâtre, mais plus je me réalise pleinement moi-même, plus je vais faire d’autres formes informelles et plus ouvertes. Mais bon, surtout plus poétiques, donc.

LA CONSEILLERE. – Tu as raison. Ce qu’on dit doit être flou. C’est ce qu’il faut pour être universel.

LE METTEUR EN SCENE. – Evidemment. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Le poétique peut tout dire et, du coup, il dit tout. Et puis, aujourd’hui, il faut soigner son réseau : c’est notre grand challenge de compagnie.

LA CONSEILLERE. – C’est vrai que le plus important, en artistique, c’est la gestion du qu’en dira-t-on. Alors, cette prochaine création ?

LE METTEUR EN SCENE. – C’est une absolue création totale. Une adaptation théâtrale, ludique et citoyenne de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé.

LA CONSEILLERE. – C’est quoi, le hasard de Stéphane Mallarmé ?

LE METTEUR EN SCENE. – Non. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Point. De Stéphane Mallarmé.

LA CONSEILLERE. – Mallarmé ? C’est un auteur contemporain ? il y en a tellement.

LE METTEUR EN SCENE. – Presque. Disons la grande avant-garde poétique du XIX°. Illisible, au demeurant…

LA CONSEILLERE. – Ah oui, Mallarmé. Je ne te voyais pas t’embarquer dans ces vieilles lunes. Attention au sens, Benoît, hein, attention. Seul fait sens désormais ce qui n’en a pas.

LE METTEUR EN SCENE. – Bien sûr. Justement, on a déjà commencé à répéter. Et ce qui se passe, c’est que le texte disparaît. Les images du poème sont géniales, le texte trop difficile, je ne traite donc que les images. Et ça, je vais vous dire, ça désacralise sacrément…

LA CONSEILLERE. – J’aime mieux ça. Tu utilises du multimédia ?

LE METTEUR EN SCENE. – Je n’ai pas les moyens. Mais oui, j’en aurais bien besoin.

LA CONSEILLERE. – Je peux peut-être rallonger l’enveloppe. Les délais de la commission nouvelles technologies sont passés, mais je peux arranger ça en défendant vivement ton projet. Il y avait un vieux con avec un Molière au décor en vidéo, on le dégagera gentiment, mais chut…

LE METTEUR EN SCENE. – Merci. Dans ce cas, je vais m’y mettre dès maintenant.

LA CONSEILLERE. – Oui, il faut être absolument moderne, Benoît.

LE METTEUR EN SCENE. – Je travaille déjà avec un jongleur ukrainien. Il jongle avec des dés géants en mousse créés par un marionnettiste chilien.

LA CONSEILLERE. – Et tout ça à Saint-Marcellin-des-Pleutres. Vive l’Europe. Les marios, les arts du cirque, c’est génial. Et ça véhicule à la pelle des messages citoyens.

LE METTEUR EN SCENE. – Rien n’est plus porteur de citoyenneté que le jonglage, je crois. C’est très fort, poétiquement. Mais j’ai aussi une chorégraphe bulgare…

LA CONSEILLERE. – Ca paraît nécessaire, en effet.

LE METTEUR EN SCENE. – Et comment. Le mouvement du corps dans l’image est d’autant plus important qu’il n’y a plus que l’image. Il faut que le spectacle soit fascinant, le spectateur privé de tout espace critique doit être plongé dans un bain matriciel d’approbation subversive.

LA CONSEILLERE. – Et sinon, il racontait quoi le texte de Malbarré ?

LE METTEUR EN SCENE. – De Mallarmé. C’est une histoire de coup de dés dans l’eau sur un navire qui sombre. Pour réaliser ça, nous travaillons en théâtre d’objets : le bateau est représenté par une cafetière. A un moment, on voit le bras d’un type qui se noie et cette séquence est jouée par un épluche-légumes géant.

LA CONSEILLERE. – Ce qui est intéressant, c’est que ça fait presque un spectacle jeune-public. Je peux peut-être là aussi vous aider à trouver des représentations supplémentaires. Elle n’est pas trop sombre, cette noyade ?

LE METTEUR EN SCENE. – Au contraire, c’est stylisé comme un geste d’espoir tout entier tourné vers l’avenir. La Compagnie Résistance travaille d’ailleurs avec une volonté artistique pédagogique et citoyenne. La poésie de Mallarmé, une fois débarrassée de son texte élitiste et bourgeois, est dans ses images simples parfaitement accessible à tous. En premier lieu aux enfants, c’est-à-dire à l’avenir. Comme quoi tout se tient. D’ailleurs, j’ai changé le titre en Jamais Dédé n’abolira le hasard.

LA CONSEILLERE. – Il y a un jeu de mots. C’est une démarche forte. Quelle tournée pour ce spectacle ?

LE METTEUR EN SCENE. – J’ai déjà une dizaine de dates partout dans la Région administrative.

LA CONSEILLERE. – Mais avec ça, c’est Paris qu’il te faut. C’est un projet standard pour une salle branchée multimédia…

LE METTEUR EN SCENE. – Je sais, oui. D’autant que j’ai un musicien. Le texte en somme est devenu musique, ça aurait plu à Mallarmé.

LA CONSEILLERE. – Pas trop classique, j’espère, le musicien ?

LE METTEUR EN SCENE. – Non, non, c’est un percussionniste marocain qui vient spécialement du Languedoc-Roussillon. Et ce qu’il produit est repris en temps réel par un informaticien.

LA CONSEILLERE. – J’imagine que ça universalise la fable.

LE METTEUR EN SCENE. – A mort, oui. C’est une invitation au voyage, au rêve, à l’émotion, une ode à la vie multi-ethnique et au partage inter-média.

LA CONSEILLERE. – C’est vraiment une totale création, Benoît. Exactement ce qu’on cherche, nous autres, au Ministère. Pile dans les cadres. Dis, tu sais que c’est l’année de l’islam en France ?

LE METTEUR EN SCENE. – Cette année ? Déjà l’année dernière, non ?

LA CONSEILLERE. – Il y a eu l’année de l’Algérie, celle de l’Iran, c’est au tour de l’islam trans-frontalier. Globalisation oblige.

LE METTEUR EN SCENE. – Où voulez-vous en venir ?

LA CONSEILLERE. – Tutoie-moi, Benoît. Grâce à ton percussionniste marocain, je peux te brancher sur ce réseau-là. Des manifestations internationales. Tu es dans le concept à mort. Jonglage, vidéo, danse, marionnettes, théâtre d’objets. Et pas de texte, donc ouverture à l’international. Leur programme n’est pas bouclé. Tout ça pour défendre l’idée d’un islam de paix, tolérant, ouvert et pacifique. Antiracisme citoyen : éloges de la presse garantis.

LE METTEUR EN SCENE. – Je ne m’étais pas attendu à rencontrer quelqu’un d’aussi cool et enthousiaste. C’est super que l’Etat lui-même abolisse les frontières.

LA CONSEILLERE. – L’Etat, désormais, c’est l’Autre. Avec une majuscule. Et l’Autre, c’est moi. Alors, il ne faut pas me décevoir, chéri.

LE METTEUR EN SCENE. – Génial. Du texte de Mallarmé, j’ai quand même gardé une phrase ; la dernière.

LA CONSEILLERE. – Dommage. C’est quoi ?

LE METEUR EN SCENE. – Toute Pensée émet un coup de dés.

LA CONSEILLERE. – Bof.

LE METTEUR EN SCENE. – Seulement, ce qui est génial, c’est que je l’ai retournée.

LA CONSEILLERE. – Ah ?

LE METTEUR EN SCENE. – Un seul coup de dés émet tout plein de pensées.

 

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Pour d'autres scène de Pour une Culutre citoyenne !, chercher dans la colonne de droite, en capitales d'imprimerie TOUT FAUT 3.

Les photos sont d'Alexandre Viala.

 

 

 

Commentaires

  • Impeccable!

  • Ils seraient mieux à poil vos deux gugusses...

  • "Bain matriciel d'approbation subversive" Avec Edouard Leglaire je positive !

  • Ah ah... Non mais vous y allez fort, vous avez dû bine vous marrer en écrivant ça, Pascal!
    "Il y a un jeu de mots. C'est une démarche forte."
    Ah ah... Bonne année, Pascal - enfin, démerdez vous!

  • Oui, Tanguy, quand je l'ai écrite, en 2006, cette saynète de La Culutre, j'avais encore l'impression d'exagérer. Quand je l'ai montée, avec d'autres, en 2008, je n'exagérais déjà plus. Je crains d'être aujourd'hui, en 2010, fort en-deçà de la réalité.

  • Bordel, c'est pas drôle du tout et pourtant ça me fait rire! On doit vraiment être en 2010...

  • Très drôle et triste en même temps car on en est là apparemment, du moins si l'on observe l'évolution du IN à Avignon, devenu de plus en plus "expérimental"!!
    Et le public, bordel!

  • À quand le retour ?

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