Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livres - Page 50

  • A propos de thèses dans la littérature, un aphorisme de Cioran

    Je ne suis pas un inconditionnel de Cioran.

    Mais tout de même…

    Cet aphorisme à lui seul écrabouille l’angélisme consternant dont on fait la prétendue littérature de notre basse époque. Livres incapables de dire quoi que ce soit, et qui bafouillent dans des extases de nourrissons perpétuels… 

    135634458.jpg

    La pensée qui s’affranchit de tout parti pris se désagrège, et imite l’incohérence et l’éparpillement des choses qu’elle veut saisir. Avec des idées « fluides », on s’étend sur la réalité, on l’épouse ; on ne l’explique pas. Ainsi on paye cher le « système » dont on n’a pas voulu.

    Emil Michel Cioran, Syllogismes de l’amertune

  • Notation, étymologie, symbole : un paragraphe de Cicéron

    1144707548.jpg

     

    « On tire aussi beaucoup de l’étymologie (notatio). Cela consiste à faire sortir son argumentation du sens d’un mot, ce que les grecs appellent « etumologia » *, c’est-à-dire en un mot, ueriloquium (1). Mais nous, fuyant un mot nouveau insuffisamment harmonieux, nous appliquons à ce groupe de phénomènes le mot notatio, parce que les mots sont le signe (nota) des choses. Aussi Aristote emploie-t-il de même en grec « sumbolon » *, qui correspond au latin nota. D’ailleurs, comme la chose est claire, il faut moins s’inquiéter du nom. »

     

    Cicéron, Topiques, § 35

    Les Belles Lettres, 2002, première édition 1924, texte établi et traduit par le (naguère) célèbre Henri Bornecque.

     

    * En grec dans le texte (je ne dispose pas d’une police grecque).

    (1) Mot à mot « véritable acception du terme ». (Note de H. Bornecque.)

     

     

  • Monde ancien (petit passage chez Guillaume Apollinaire)

    1172941236.jpg

    – Ont succédé à la grandeur mythique du service et de l’humilité, les bassesses concurrentes de la servilité et de l’humiliation. Cela sépare le monde ancien du monde moderne, le monde sous Dieu du monde du que dalle incessamment renouvelé.

    C’est ce que j’ai balancé comme ça, ce matin, au petit déjeuner.

    – D’un autre côté, le monde moderne a commencé il y a bien longtemps déjà d’être vieux. Peut-être même est-il né vieux. C’est peut-être cela que voulait dire Apollinaire…

    Silence consterné de la cafetière. Je suis sorti fumer une cigarette. Avec un vieux Pléiade.

    Je pensais au début de « Zone », le premier poème du (mal plutôt que trop) célèbre Alcools.

     

     

     

    A la fin tu es las de ce monde ancien

     

    Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

     

    Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

     

    Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes

    La religion seule est restée toute neuve la religion

    Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

     

    Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme

    L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X

    Et toi que les fenêtres observent la honte te retient

    D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin

    Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

    Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

    Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières

    Portraits des grands hommes et mille titres divers

     

     

    Rien de cela n’a vieilli (c’est bien plutôt notre regard sur ces choses qui a vieilli). Le poème est de 1912…

    Si ce poète immense avait survécu un peu davantage à la Grande Guerre, Breton et ses sbires n’eussent pas pu lui voler tout, et tout pourrir, à commencer d’ailleurs par le trop fameux substantif qu’il avait inventé pour expliquer son drame (patriotique et incitant les gens à repeupler la France) Les Mamelles de Tirésias : « surréalisme ».

     

     

    « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue, qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. »

     

     

    Mais Apollinaire mourut vite. Et Breton vint, pour lui piller son œuvre et interdire à ses ouailles le théâtre (premier accès totalitaire de haine du théâtre au vingtième siècle – de la part d’un artiste ou prétendu tel, du moins).

     

    J’avoue essayer d’imaginer parfois, mais sans du tout y parvenir, à quoi aurait pu ressembler, à quoi pourrait ressembler une conversation entre Guillaume Apollinaire et Charles Péguy…

     

    Et moi qui ne suis guère féru de poésie, je trouve chez Apollinaire une fluidité claire, cette liberté que je ne trouve presque nulle part ailleurs : l’idée peut-être qu’écrire un poème n’est pas une chose grave.

     

    Une chose encore. (Voilà à quoi mène de balancer des âneries dès le petit déjeuner.) Deux vers, venus de «  L’Adieu du Cavalier », tiré des Calligrammes, dont le seul premier est plus que rabâché :

     

     

    Ah Dieu ! que la guerre est jolie

    Avec ses chants ses longs loisirs

  • Petit frère, d'Eric Zemmour

    111305934.2.jpg

    Yazid tue Simon.

    En novembre 2003, dans le XIX° arrondissement de Paris, France, dans un parking.

    C’est un « fait divers ».

     

    (Comme on dit. A tort. Un « fait divers », ça ne veut rien dire.

    Quand un journal regroupe en une seule rubrique, parce qu’ils apparaissent mineurs ou superfétatoires, plusieurs faits reliés entre eux par rien (ou par rien d’autre que de les ranger là ensemble), il est tout à fait fondé à nommer cette rubrique : faits divers.Mais quand, pour une raison ou une autre, cette raison serait-elle un roman, on isole de nouveau un de ces faits, eh bien que voulez-vous ? ce fait demeure un fait, tout bonnement ; n’a aucune raison de devenir un « fait divers ».)

     

    Yazid tue Simon, donc.

    C’est un fait.

    Ce fait est le point de départ du roman.

    C’est également son point d’arrivée.

    Le roman commence par le récit du meurtre, s’achève par celui de l’enterrement.

    Entre les deux, il y a l’enquête.

    Qui remonte le temps. Qui remonte vingt ans.

    L’enquête, ici, n’est pas menée par la police.

    Enfin, pas par la « vraie » police, je veux dire : la police officielle.

    Le roman n’est pas un roman policier.

    Non, c’est bien pire.

    L’enquête, ici, est menée par un journaliste, un journaliste « médiatique » (ce qui laisse entendre, comme si la presse écrite elle aussi n’était pas un média, que le bonhomme passe à la télévision, voire même y produit quelques émissions, etc…), à la demande d’un Ministre qui, d’ailleurs, n’est pas Ministre de l’Intérieur, mais qui pourrait le devenir ; enfin, qui aimerait bien…

    Le Ministre est de droite (comme on dit), le journaliste de gauche (idem). Ceci dit, le journaliste n’enquête pas pour « révéler » (comme on dit), mais pour étouffer (?).

    Voici comment commence l’enquête (p.22) :

     

    « – Tu comprends bien qu’il ne faut pas qu’on dise qu’à Paris des Arabes tuent des Juifs. Tu imagines les unes des journaux. Et le plaisir de nos chers amis américains. CNN, tout ça. Trop contents… Moi je ne peux pas bouger. Mais toi vas-y. Va voir. Fais parler les uns et les autres, mène ton enquête. Regarde ce qui s’est vraiment passé. Raconte-moi. Après tout, tu es aussi journaliste, merde.

    – Et Juif.

    Il esquisse un sourire gêné.

    – Je vais y aller dès demain. Je te tiens au courant. »

     

    Et comment elle finit (p. 330) :

     

    « – Tu sais je n’ai rien fait d’extraordinaire. Tout le système politique, judiciaire et médiatique s’est spontanément mis à mon service. Je n’ai rien eu à demander, encore moins à exiger ou menacer ; je n’ai eu qu’à surveiller que chacun faisait ce que tout le monde désirait. Comme si l’autruche médiatique préférait se mettre la tête sous le sable. Encore une minute, monsieur le bourreau ! Même le journaliste israélien a fini par rentrer au pays. Dégoûté.

    – Excellent ! Excellent ! »

     

    Yazid tue Simon.

    Prenons les cartes d’identité (fictives, puisqu’il s’agit d’un roman) des personnages.

    Yazid, qui est Français, tue Simon, qui est Français.

    C’est une histoire entre Français.

    Mais ça ne veut plus rien dire. Et plus personne n’y croit.

    Ce n’est pas la carte qui ne veut plus rien dire, c’est l’identité.

    Il n’y a plus d’identité, il n’y a que des différences. Du moins est-ce le Credo fondamentalement séparatiste, communautariste de la religion en cours.

    Ce qui pèse lourd, pour le Ministre comme pour tout le monde finalement, c’est que Yazid est Arabe et que Simon est Juif.

    Yazid, qui est Arabe, tue Simon, qui est Juif.

    Voilà pourquoi l’affaire (le crime) doit être étouffé.

    Il ne faut pas qu’on dise qu’à Paris des Arabes tuent des Juifs.

    Les Français, au fond, personne n’y croit. (C’est fini.) A commencer par le Ministre, donc. (Non sans raison, qui sait ?)

    Il est trop tard.

     

    L’enquête de notre narrateur « antiraciste » va venir explorer tout cela, très concrètement, dans cet immeuble parisien du XIX°  au nom champêtre « La-Grange-aux-Belles ».

    Le lecteur apprendra comment un immeuble où des gens d’origines et confessions différentes venus en France dans les années 1980 parvenaient à s’entendre, à vivre somme toute chichement mais décemment, finit vingt ans plus tard par être le théâtre de cet assassinat ; comment chaque personne (ou presque) fait repli sur sa communauté d’origine (réelle ou supposée) ; comment dès lors la rivalité mimétique joue à plein, monte aux extrêmes, insensiblement d’abord, puis de plus en plus vite.

    Jusqu’au meurtre.

    Jusqu’à ce prodrome de la guerre civile qu’est le premier meurtre.

    Prodrome romanesque puisque, je le rappelle, ce livre est un roman.

    Petit frère. N’entend-on pas là, très assourdi par la distance et le contexte, un écho de l’histoire de Caïn et Abel ?

    Quand je dis que chaque personne (ou presque) fait repli sur sa communauté d’origine (réelle ou supposée), c’est inexact.

    Le catholicisme, ou le christianisme, ne fait plus communauté. C’est fini. (On le savait, remarquez.)

    Mais le fait d’être Français non plus finalement. (Plus là, en tout cas. Peut-être ailleurs, en province, dans les milieux ruraux, je ne sais pas. Mais plus là, à Paris, dans le XIX°.)

    Plus encore que le concierge de l’immeuble débarqué de son Orléanais natal, Charles Boucher, qui voit lentement se dégrader les conditions de vie de son immeuble (p. 177-118)…

     

    « […] après avoir fermé le jardin, on avait installé les codes, édifié une porte blindée à l’entrée de sa loge, puis muré l’ancien passage entre les caves des différents immeubles. L’héroïne avait complété le haschich, les téléphones portables étaient plus maniables que les BMW ; un jeune camerounais avait été pris chez lui avec 50 000 francs ; les frères Mokhtari, au gré de leurs fréquents passages en prison, avaient pris du galon […]. (…) Il reconnaissait le vendredi aux innombrables djellabas d’un blanc immaculé que revêtent les hommes, à leurs babouches dorées aux pieds et leurs petites calottes de tricot blanc sur la tête. Il attendait la retraite pour se retirer dans la campagne verdoyante de l’Orléanais. »

     

    … me paraît réussi, émouvant, pathétique, le personnage (pourtant fugace) de son fils, Kevin Boucher, qui (p. 220-221) :

     

    « voulait « faire ramadan ». Il l’avait annoncé à ses parents sur le ton d’un enfant-roi de dix ans. Kevin Boucher avait la peau rose de son père et les yeux bleus de sa mère. Kevin Boucher en avait assez d’être traité de « cochon de Français ». De halouf. Kevin Boucher en avait assez d’être « traité ». Il souhaitait, dans les toilettes, boire au robinet des « musulmans » et ne plus être relégué à celui honni des « Français ». »

     

    Yazid, qui est Arabe, tue son ami d’enfance, Simon, qui est Juif.

    C’est encore beaucoup trop simple, évidemment.

    Yazid, qui est un petit dealer « rebeu » mis au « chômage » par ses propres chefs, qui vient de faire un séjour en hôpital psychiatrique (ce qui permettra de ne pas donner de suite pénale au crime), qui est récemment retourné à la mosquée, qui est manipulé par l’imam Al-Mansour à la voix douce mais qui lui bourre littéralement le crâne à l’antismétisme islamique (ou islamiste si vous y tenez, mais bon) tue son ami d’enfance Simon, qui est Juif, qui réussit comme DJ et qui donc commence à avoir du pognon (voire même, fin du fin, je ne sais trop quelle Audi TT), qui sans cesse voyage de Paris à Miami etc., qui n’a plus besoin de son ami Yazid pour porter le matériel et accessoirement fourguer de la came aux bobos…

    Yazid qui a échoué, tue Simon qui réussit.

    Yazid qui est Arabe, tue Simon qui est Juif.

    Yazid qui est à présent musulman tendance lourde, tue Simon qui s’en fout d’être juif.

    Même s’il prend, grâce à son boulot de DJ, sa carte verte pour les « States ». Tout en défendant les Arabes, prenant toujours l’exemple de son copain Yazid, qui est comme son grand frère. Mais, comme le lui dit un de ses nouveaux « amis » Juif français émigré à Miami en entendant qu’il faut rester optimiste (p. 208) :

     

    « Dans les années trente aussi il y avait des optimistes et des pessimistes. Les pessimistes ont fini à Hollywood et les optimistes à Dachau. »

     

    (C’est amusant, cette histoire de majuscule qu’il faut mettre, ou pas, au mot Juif.

    Si je dis que Yazid est Arabe et que Simon est Juif, il n’y a pas de souci : je mets des majuscules partout.

    Si je dis que Yazid est musulman (et que donc, je parle de confession religieuse), faut-il écrire que Simon est Juif, ou qu’il est juif ? En bonne logique, qu’il est « juif ».

    Ce qui est compliqué, ce qui défie la logique, ou du moins : la symétrie, c’est que Yazid n’est pas Arabe : il est de nationalité française, et de religion musulmane. Sa mère Aïcha, entrée en France enceinte de lui, est Marocaine, et si Yazid était né de l’autre côté de la Méditerranée, lui aussi eût été Marocain. En aucun cas Arabe.

    Mais il y a l’usage : un maghrébin (pas de majuscule, ce n’est pas une nationalité), en France, qu’il soit ou non Français, on l’appelle un Arabe. C’est comme ça. C’est l’usage. Ca vient – j’imagine – de la couleur de la peau, qui se repère évidemment, tandis que la nationalité, elle, ne se repère pas « au premier coup d’œil »…

    Tout cela est très compliqué.

    L’auteur du roman lui-même a tendance à mettre une majuscule au mot « Juif » (moi aussi, du coup). Mais pas là, par exemple (p.331) : « – Tu sais ce que disait mon père : un Juif riche est un riche, un Juif pauvre est un juif. » (C’est le Ministre qui parle, mais c’est moi qui souligne.)

    Qu’est-ce qu’un « Juif de France » ? (Et l’ « islam de France » ?)

    Majuscule ou minuscule ? « L’usage est partagé pour le nom Juif. » dit Grevisse (1993) en son Bon usage.

    Il n’y a pas à dire : un Albanais du Kosovo, c’est plus simple.

    Après tout, il suffit de faire un sort à l’idée d’Etat-Nation. Rejeter l’idée de Nation – de natio, dérivé de nasci, naître –, en la voulant confondre à je ne sais quel nationalisme, pour défendre mordicus l’idée légitime de droit du sol – jus soli accordant la nationalité à toute personne physique née sur le territoire national –, c’est se priver de l’âme, et dévoluer en Administration l’Etat et la Nation. D’où cette espèce de guichet de service qu’est devenu l’Etat sans Nation mais accroché à la prime administrative à la naissance…

    Bref, on comprend que l’auteur, roman oblige, utilise les dénominations les plus simples, les plus communes : un Juif, un Arabe.)

     

    Le grand intérêt du roman, c’est que l’enquêteur béhachélien, antiraciste professionnel, n’est pas étranger sinon au meurtre, du moins à la dégradation des conditions qui l’ont « permis » (p.326).

     

    « Parfois, quand j’observais l’évolution de la situation française et la montée du « fascislamisme », que je dénonçais désormais sans me lasser, il m’arrivait de m’interroger. Avions-nous déclenché la bonne guerre ? Avions-nous livré les bonnes batailles ? »

     

    Ou (p. 329) :

     

    « Qu’est-ce que la gauche aujourd’hui ? Suis-je encore de gauche ? Mon progressisme n’a-t-il pas été le paravent commode à l’abri duquel j’ai pu faire fortune ?

    […]

    Je me sens responsable de la mort de ce petit. Et de tant d’autres qui risquent de venir. »

     

    Il semble bien qu’avec le temps aussi, indépendamment de leurs réussites respectives et des rôles qu’ils doivent tenir dans la comédie des apparences, les opinions profondes du Ministre et journaliste se soient inversées ; le journaliste doute du Bien différentialiste et multiculturaliste qu’inlassablement il a promu – et sans doute pour cela commence d’écrire en secret le récit de cette affaire qu’il a pourtant charge d’étouffer –, le Ministre adopte dans sa pratique de Maire d’une ville de banlieue toutes les pratiques de Dialogue pseudo-consensuelles qu’il a longtemps combattues. Etc.

     

    L’auteur ouvre son roman avec une citation de Finkielkraut : « L’antiracisme est le communisme du XXI° siècle ». Le narrateur l’achève par une citation du Talmud : «  Celui qui fait preuve de miséricorde envers le cruel se conduira bientôt avec cruauté envers le miséricordieux. »

     

     

     

     

     

    Petit frère est un bon roman.

    Certains ne manqueront pas, n’ont pas manqué de dire qu’il est à thèse.

    C’est assez malhonnête.

    Je ne doute pas pourtant que Zemmour ait des opinions (mais une thèse ?) ; elles sont assez connues, apparemment.

    Cette thèse, si elle est, est tue. Aucune solution, dans ce bouquin.

    L’auteur en son roman ne trouve guère de porte-parole.

    Son narrateur même ne professe pas les opinions de l’auteur.

    (On peut peut-être dire que les remords du narrateur tombent dans les opinions de l’auteur.)

    Mais qui veut nous faire croire à l’existence d’un auteur neutre, hors du monde et comme objectivé ?

    N’ayant pas un personnage par lequel s’exprimer, l’auteur est contraint de s’exprimer en tous.

     

    (Au théâtre, j’appelle ça la dramaturgie. Je me laisse parfois aller à dire en plaisantant qu’écrire du théâtre commence quand on met ce qu’on pense soi-même dans la bouche d’un imbécile.

    Et sinon dans la bouche d’un imbécile, dans celle d’un personnage point unique, c’est certain. Il me semble parfois que la dramaturgie, technique mise à part, est commune au roman et au théâtre – cf. les notes de Corneille sur ce qu’il appelle le roman dans la pièce.)

     

    Petit frère est un bon roman.

    Il y manque donc beaucoup de choses : toutes celles que j’aurais aimé apprendre sur les personnages, et que je n’ai pas apprises. Manques qui se transforment en questions…

    Au vu de ses prétentions légitimes – décrire une « société » à son moment « critique », et plus encore les causes de ce moment que ses effets –, le livre est un peu court.

     

    Le livre est chez Denoël.

  • Acte du Procès de l'Homme

    C’est une pièce de théâtre. En voici les personnages :

     

    La Justice.

    La Miséricorde.

    La Conscience.

    L’Ange gardien.

    L’Homme.

    Lucifer.

    Le Monde.

    La Chair.

     

    L’auteur de la pièce est inconnu. Un espagnol du XVI° siècle.

    Quant au texte, il ne fait guère plus d’une dizaine de pages. Dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, du moins. On la trouve dans le volume titré Théâtre espagnol du XVI° siècle. Elle est traduite par Jean Canavaggio.

     

    La pièce appartient à un recueil d’autos anciens, dont en notice Canavaggio nous dit ceci :

     

    « Entre les rares débats liturgiques que nous a légués le Moyen Age castillan, et l’auto sacramental qui s’épanouira au Siècle d’or, l’Espagne de la seconde moitié du XVI° siècle voit fleurir un théâtre religieux abondant, mais de qualité inégale, et partagé, semble-t-il, entre des courants divers. Le vestige le plus important de cette production mal connue est un recueil de pièces anonymes en un acte, communément appelé Codice de autos viejos de la Biblioteca nacional de Madrid. »

     

    Quatre-vingt seize pièces au total, cinquante mille vers.

    De ces autos anciens, trois sont publiés par la Pléiade : L’auto du sacrifice d’Abraham, L’auto du martyre de sainte Barbe et L’auto du Procès de l’Homme.

    (Je voudrais simplement préciser ici que je ne comprends pas le refus des spécialistes et traducteurs de rendre le terme auto par celui d’acte. Un auto da fe, qu’on brûle ou non des livres, est un acte de foi. L’idée d’acte, comme chacun sait, n’est pas étrangère au théâtre ; celle d’acteur encore moins, etc. Le Dictionnaire dramatique de La Porte et Chamfort (1776) consacre d’ailleurs une belle page à ces « Drames Saints » que sont les Actes sacramentaux.

    Je me suis donc permis de rétablir ici, au moins dans le titre de ce billet, le mot acte. )

    Voici la notice à L’Acte du Procès de l’Homme, toujours par Jean Canavaggio :

     

    « L’auto de la Residencia del hombre est une version développée d’une farsa sacramental du même titre, également incluse dans le recueil édité par Léo Rouannet. A la différence des deux autos précédents, cette pièce est indépendante de tout support historique ou légendaire. Son caractère allégorique apparaît d’emblée, tant sous les espèces de personnages qui sont des entités abstraites, qu’à travers un symbolisme juridique qui s’affirme dès le titre de l’œuvre et se manifeste dans les moindres détails jusqu’à la sentence finale. (La Residencia était, dans l’ancienne Espagne, le compte-rendu qu’était tenu de faire un juge de l’administration de sa charge). Le didactisme qui en résulte ralentit sans aucun doute la progression dramatique. Seules, les ressources du parler quotidien confèrent un certain relief aux interventions de l’homme, tout en faisant coïncider la hiérarchie morale des justes et des pécheurs avec la hiérarchie sociale et culturelle des juges et des accusés.

    Selon Rouannet, le sujet de cet auto dérive d’un débat célèbre dans toutes les littératures du Moyen Age, qui met en scène la damnation de l’homme et sa rédemption. Il est connu en France sous le nom de Procès du Paradis. C’est à cette tradition (dont procèdent d’autres pièces du recueil) que l’auteur aurait emprunté le symbolisme de l’intrigue, ainsi que les figures de l’homme, de la Justice, de la Miséricorde et de Dieu le Père. Quant à la trilogie classique des trois inséparables ennemis du genre humain – le Monde, la Chair et le Démon – il s’agit d’un lieu commun du drame liturgique européen.

     En dépit de cette filiation, l’originalité de cette pièce mérite d’être soulignée. Contrairement à ce qui se passait dans le débat médiéval, l’accusateur de l’homme n’est pas ici le diable, mais la Conscience ; quant à son défenseur, ce n’est plus la Vierge, mais l’ange gardien. De leur côté, Lucifer, le Monde et la Chair n’interviennent qu’à titre de témoins. Cette réélaboration du schéma primitif correspond à une évolution capitale : en effet, le thème central de l’auto n’est plus le péché originel, mais le péché en général qui, à la différence du précédent, peut être effacé par la contrition et la pénitence. A l’exaltation de l’Incarnation et de la Rédemption se substitue dès lors celle de l’Eucharistie, à quoi tend toute l’action dramatique et qui en constitue l’aboutissement. En ce sens, cette pièce sacramentelle destinée à la célébration de la Fête-Dieu illustre parfaitement, au sein du Codice de autos viejos, la recherche encore tâtonnante d’une formule dont l’auto caldéronien représentera la transfiguration. »

     

    Je vais maintenant essayer de découper en scènes ces dix pages, afin de vous en conter l’édifiante (au sens propre, merci) histoire :

     

    1. (C’est le jour de la Fête-Dieu, n’oublions pas.) D’abord, Justice et Miséricorde entrent (en chantant). C’est une scène d’exposition. Justice et Miséricorde annoncent qu’elles jugeront l’Homme, Justice qu’elle sera inflexible et Miséricorde… miséricordieuse.

     

    2. Ensuite, viennent l’Homme, la Conscience et l’Ange gardien. Dispute. L’Homme ne veut pas écouter ces deux filles-là, entend n’en faire qu’à sa tête. Dieu a lui donné le libre-arbitre, aussi n’est-ce pas leur volonté (à elles) qu’il veut accomplir, mais la sienne. « Je veux me divertir tout le temps que je vivrai (…). » Conscience décide de porter plainte, s’en va, laissant avec l’Homme l’Ange gardien qui se doit de lui demeurer attaché.

    (Note 1. Cette scène nécessite que la scène même – le plateau – figure un autre espace, et que les personnages Justice et Miséricorde n’y soient pas ; ou y soient comme n’y étant pas.)

     

    3. Conscience arrive au tribunal de la Justice. Elle est entendue par Justice et Miséricorde. Qui après examen, acceptent de juger l’Homme. Conscience part quérir l’Homme, tandis que Justice et Miséricorde discutent de la volonté de Dieu.

     

    4. Retour de Conscience, tenant l’Homme au collet, et accompagnée de l’Ange gardien. Ils s’acheminent vers le tribunal (voire note 1). Après que l’Homme promet de s’y rendre Conscience s’avise de les devancer afin d’y préparer l’exposé de ses griefs.

     

    5. L’Homme immédiatement entre au tribunal où déjà tout est prêt pour le jugement. Conscience accuse. L’Homme prend son Ange gardien pour avocat. Conscience demande à entendre trois témoins : La Chair, le Monde et Lucifer (et sort immédiatement les chercher). L’Homme s’indigne du procédé, l’Ange demande aux juges qu’il considère que les témoins ne sont pas dignes de foi (« ce sont les péchés en personne ! »).

     

    6. Retour de Conscience accompagnée des trois affreux. Ils vont vers le tribunal (voir note 1). Conscience derechef (elle est vraiment très motivée) décide de les devancer. Plan de bataille de Lucifer pour faire condamner l’Homme.

     

    7. Dans la foulée (aucune séparation formelle : les trois sont entrés au tribunal, qui statue illico) la Conscience présente ses témoins. Lucifer dit qu’il veut seulement dire la vérité. L’Ange gardien dit des trois témoins qu’ils sont en réalité complices et coaccusés. La Conscience justifie son choix. Sous couvert de dire la vérité, Lucifer charge l’Homme qui selon lui, refuse d’aimer Dieu et constamment L’offense. Le Monde enfonce le clou (si je puis dire) : orgueil, cupidité, vanité, avarice. La Chair en remet une couche (métaphore non filée) côté dépravations, débauches, etc. L’Ange gardien supplie l’Homme de s’amender. L’Homme hésite (et négocie) : « si je me confesse sur le champ (…), annulera-t-on ce procès de mes fautes et de mes erreurs ? ». L’Ange répond que oui. Confession « sincère » de l’Homme. Promesses. Miséricorde, en somme, demande que cesse la rigueur.

     

    8. Sentence (seule vraie séparation formelle dans le corps de l’Acte). Justice prononce que L’Homme, grâce à sa confession, « a part à la gloire divine, qu’il mérité le pardon de sa désobéissance et qu’il peut désormais entrer en grâce. » Il est certes absous d’une « juste accusation », mais Conscience est exhortée « à le harceler, l’instruire et le persuader sans cesse ». L’Homme accepte la sentence, promet de l’observer, file faire la fête (puisque c’est la Fête-Dieu).

     

    La pièce est finie.