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markowicz

  • Tchekhov marmonne quelque chose qu'on ne comprend pas

    Voilà, c’est fini, ils ont vécu oisifs, dans une insouciance angoissée, ils ne sont pas adaptés au monde qui venait, elle a tout dépensé comme pour fuir, lui – son frère – a perdu le courage dans des bandes de billard, la cerisaie est vendue, à Lopakhine, un honnête gars, fils de moujik devenu commerçant, et les voilà donc à la toute fin de la pièce disant adieu à leur maison, leur monde.

     

    Lioubov Andreevna et Gaev sont restés seuls. Comme s’ils attendaient ce moment, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et sanglotent, tout bas, en se retenant, de crainte qu’on ne les entende.

     

    GAEV (au désespoir). – Ma sœur, ma sœur…

     

    LIOUBOV ANDREEVNA. – O ma chère, ô ma tendre, ô ma belle cerisaie !... Ma vie, ma jeunesse, mon bonheur, adieu !... Adieu !...

    Voix d’Ania (comme un appel joyeux) : « Maman !... »

    Voix de Trofimov (avec une excitation joyeuse) : « Ohé !... »

    Une dernière fois, regarder ces murs, ces fenêtres… Notre pauvre maman aimait à marcher dans cette chambre…

     

    GAEV. – Ma soeur, ma sœur..

     

    Voix d’Ania : « Maman !... »

    Voix de Trofimov : « Ohé !... »

     

    LIOUBOV ANDREENA. – On arrive !

     

    Ils sortent.

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  • La chasse au karmazinov est ouverte

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    Je rencontrai Karmazinov, le « grand écrivain », comme l’appelait Lipoutine. Karmazinov, je l’avais lu depuis l’enfance. Ses récits et nouvelles sont connus de toute la génération passée, et même de la nôtre ; moi, je les avais dévorés ; ils étaient la joie de mon adolescence et de ma jeunesse. Puis, je m’étais refroidi quelque peu à l’égard de sa plume ; les récits à thèse qu’il avait écrits ces derniers temps me plaisaient moins que ces premières créations, ses page d’origine qui contenaient tant de poésie immédiate ; quant à ses toutes dernières œuvres, elle ne me plaisaient pas du tout.

    En général, si j’ose exprimer mon opinion sur une question aussi chatouilleuse, tous ces messieurs les auteurs de seconde force, admirés, d’habitude, de leur vivant, comme presque des génies – non seulement ils disparaissent presque sans laisser de traces et, bizarrement, soudain, de la mémoire des gens sitôt qu’ils meurent, mais il arrive que, déjà de leur vivant, lorsque paraît une génération nouvelle qui remplace celle devant laquelle ils travaillaient – ils se voient oubliés et dédaignés par tous incroyablement vite. Cela survient chez nous, vraiment, d’une façon soudaine, comme, au théâtre, un changement de décor. Oh, là, cela n’a rien à voir avec les Pouchkine, les Gogol, les Molière, les Voltaire, tous ces réformateurs venus apporter leur parole nouvelle ! C’est vrai aussi que la plume de messieurs les auteurs de second ordre, sur la fin de leurs honorables jours, se tarit généralement d’elle-même, de la plus pitoyable des façons, sans que ces messieurs le remarquent le moins du monde. Il s’avère que l’écrivain à qui, pendant longtemps, on attribuait une profondeur de pensée extraordinaire et dont on attendait une influence sérieuse et extraordinaire sur le mouvement de la société, finit par révéler une telle légèreté, une telle petitesse dans sa petite idée majeure que personne ne regratte même plus que sa plume ait pu si vite se tarir. Mais les petits vieux chenus ne remarquent rien et ils enragent. Leur amour-propre, et, justement, vers la fin de leur carrière, acquiert parfois des dimensions dignes d’étonner. Dieu sait pour qui ils commencent à se prendre – au minimum pour des dieux. À propos de Karmazinov, on racontait qu’il tenait chèrement à ses liens avec des hommes puissants et la haute société, et, cela, peut-être plus encore qu’à son âme. On racontait qu’il pouvait vous accueillir, vous couvrir de prévenances, vous envoûter par sa simplicité, surtout s’il avait besoin de vous pour telle ou telle chose, et, évidemment, si vous lui aviez été recommandé au préalable. Mais, au premier prince, à la première comtesse, au premier homme dont il avait peur, il eût considéré comme de son devoir le plus sacré de vous oublier avec l’indifférence la plus blessante, comme un bout de bois, une mouche, tout de suite, avant même que vous n’ayez eu le temps de sortir de chez lui ; il considérait sérieusement cela comme le bon ton le plus noble et le plus beau. Malgré un maintien sans reproche et une connaissance parfaite des bonnes manières, il était, disait-on, si vaniteux, vaniteux à un tel point d’hystérie, qu’il n’arrivait absolument plus à cacher son agacement d’auteur même dans ces cercles de la société où l’on ne s’intéresse que peu à la littérature. Et si quelqu’un, par hasard, le surprenait par son indifférence, il se sentit maladivement blessé et cherchait à se venger.

    Voici à peu près un an, j’ai lu dans une revue un de ses articles, écrit avec une prétention terrible à la poésie la plus naïve et, en même temps, à la psychologie. Il décrivait le naufrage d’un vapeur, je ne sais où, près des côtes d’Angleterre, naufrage dont il avait été un témoin oculaire et il avait pu voir comment on sauvait les gens tombés à l’eau et on retirait les noyés. Tout cet article, assez long et bavard, avait pour but unique de le monter lui-même. On pouvait lire entre les lignes, comme le nez au milieu de la figure : « Intéressez-vous à moi, regardez comme j’étais pendant ces minutes-là. A quoi vous servent la mer, la tempête, les rochers, les débris d’un navire ? Moi, de ma plume puissante, je vous ai décrit cela suffisamment. Pourquoi regardez-vous cette noyée avec cet enfant mort dans ses bras morts ? Regardez-moi, plutôt, comme je n’ai pas supporté ce spectacle, comme je m’en suis détourné ; voilà, je lui tourne le dos ; je suis frappé d’effroi, je n’ai pas la force de me retourner ; je plisse les yeux – n’est-ce pas que c’est intéressant ? »

     

     

    Dostoïevski, Les démons, première partie, chapitre 3, traduction André Markowicz (Actes Sud – Babel)  

     

     

     

    La chasse au karmazinvov est ouverte, donc.

    Les karmazinov pullulant ces temps-ci, il est recommandé de tirer à vue.

    Plus sérieusement, c’est de Tourgueniev sans doute qu’il est question ici et Tourgueniev est un écrivain incomparablement supérieur à nos karmazinov d’aujourd’hui ; quant à Dostoïevski, je gage qu’il aurait toutes les difficultés du monde à se faire publier…

  • Le nihiliste se meut

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    En complément de la note précédente, De l’approbation du monde, qui avait pour partie trait au mouvement, et à la contemporaine et modernante revue indisciplinaire du même nom, je ne résiste pas, étant tombé dessus par hasard aujourd’hui, à recopier ces quelques lignes d’André Markowicz ouvrant la postface à sa traduction des Démons, de Fédor Dostoïevski (Babel –Actes Sud. Je rappelle au passage que Markowicz a traduit en français l’intégralité des œuvres de Dostoïevski). Elles témoignent non seulement du génie de Dostoïevski, mais elles éclairent grandement par quoi il l’est. Notons que les nihilistes, ou leurs fétides descendants, écrits par Dostoïevski gouvernent aujourd’hui ce qu’on prend encore pour l’Europe, qu’on appelle parfois l’Occident, et qui fut la Chrétienté…

     

    Il y a dans les Démons un moment où quelque chose se produit en vous qui fait que la terre disparaît. Il n’y a rien, ou plutôt il y a quelque chose, mais quelque chose de si noir et de si singulier que cela reste au-delà des paroles, au-delà des concepts, au-delà même de l’intuition. Une présence, justement, comme d’une rumeur muette, d’un chaos, et d’un chaos concret.

    Généralement, au bout de quelque temps de travail sur un texte de Dostoïevski, des lignes de force commencent à se dessiner, des motifs apparaissent, une construction logique se laisse deviner : tous les motifs de l’Idiot, par exemple, sont présents dans les deux premiers chapitres. Pour les Démons, pendant longtemps, j’ai cherché ces motifs, ces répétitions de mots, d’images qui me guidaient dans mes traductions précédentes. Le problème est que je n’ai rien trouvé du tout, aucun motif, à part un seul, lié à Piotr Verkhovenski, un motif bizarre, qui m’est resté longtemps énigmatique : il ne marche jamais, il ne parle jamais lentement, tout ce qu’il fait, il le fait au pas de course, en « coup de vent » – le russe peut jouer sur une quantité de préverbes qui permettent ces jeux à partir du verbe courir, et c’est d’abord cet usage du préverbe qui m’a frappé. Ce motif-là, une fois qu’on l’a remarqué, devient obsédant, mais que signifie-t-il ? Des observations du même genre se sont accumulées, sans que je voie mieux quel sens leur attribuer dans l’économie de l’ensemble. C’est de cette défaillance globale qu’est venue toute ma perception du roman, et c’est elle, pour finir, qui a guidé mon travail de traduction.

  • Une didascalie

     

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    Malgré le mépris latent, formidable dont elles sont environnées, et comme auréolées – texte inutile, indication irréalisable, etc.  –, j’aime les didascalies (« instructions données par un auteur dramatique aux acteurs sur la manière d'interpréter leur rôle » – c’est moi qui souligne –, selon le Trésor de la langue française).

     

    Ma préférence, ce jour, va à celle qui ouvre l’acte II de La Cerisaie, d’Anton Tchekhov.

    La Cerisaie, représentée pour la première fois en 1904 par le Théâtre d’Art de Constantin Stanislavski, est la dernière œuvre d’un Tchekhov malade, mourant, péniblement écrite de 1901 à 1903.

    Le seul acte nécessitant un décor d’extérieur ne se déroule pas, comme peut-être on aurait pu s’y attendre à la lecture du titre, dans la cerisaie. Non sans raison. La cerisaie demeure ce lieu mythique, déjà passé, auquel nul ne peut plus désormais accéder.

    La didascalie ouvrant cet acte II n’est pas seulement une description, c’est avant tout une vision. Elle est très simple, très claire, l’ordre dans lequel elle se déploie est le plus judicieux.

    Cette apparente description d’un paysage, aussi, est une chronologie. Elle raconte, sans tomber jamais au symbolisme, le passé tristement abandonné d’un monde mourant, et son avenir inéluctable, sans doute pas même clairement souhaité.

    D’un certain point de vue, cette didascalie (que je donne ici dans la traduction d'André Markowicz, Babel Actes Sud, 1992) dit toute la pièce :

     

    « Une prairie. Une petite chapelle abandonnée depuis longtemps, qui penche sous le poids de l’âge ; tout à côté, un puits, de grandes pierres, sans doute d’anciennes pierres tombales, et un vieux banc. On voit le chemin qui mène à la propriété de Gaev. A l’écart, de hautes rangées de peupliers forment une masse sombre : c’est la limite de la cerisaie. Au loin, une série de poteaux électriques, et, loin, très loin à l’horizon, les contours flou d’une grande ville, qu’on ne peut voir que lorsqu’il fait très beau, très clair. Le soleil va bientôt se coucher. »