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Theatrum Mundi - Page 90

  • Une lettre du salon

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    C’est un soir.

    Voici ce qu’il écrit sous la lampe :

     

    Mon amour. Est-ce que tu sais que je ne suis plus là que par devoir ? J’allais dire par fidélité, mais non. Est-ce que tu sais que Dieu seul, ou bien l’idée de Dieu, puisque tu préfères, m’empêche de me passer par la fenêtre ? Est-ce que tu as remarqué qu’il y a longtemps, je suis mort. Te souviens-tu que nous nous sommes aimés ? J’ai passé sur moi-même comme une armée en marche. J’ai écrabouillé longtemps le désir sous ma botte, il a salement couiné avant de crever d’un coup. J’ai mis toute ma force à cela, les dents serrées, sans ménager ces larmes qui n’auront pas coulé, et j’étais plutôt fort, je trouve. Je me suis abruti de fatigue jusqu’à ce qu’il n’y ait plus même de fatigue. J’ai bien calmé la brute, et l’ai exterminée toute, même. Quand j’avais peur, vois-tu, je n’avais peur de rien. Je passais par-dessus. Les filles me giflaient pour un mot. Les types ne me cassaient même pas la gueule. J’étais un western ambulant. Un bloc compact de violence. J’étais remuant, je tenais tête à tout, j’allais plutôt mal, j’enjambais les préliminaires et vomissais les conclusions. Cela me semble les souvenirs d’un autre. Je passais ma main dans tes cheveux. Tu souriais. Et comment dire ? Nous avions le temps de cela, oui. J’ai l’impression d’avoir vécu plusieurs années avec toi, corps emmêlés sur ce parquet. (Tu vois, ce n’est pas vraiment une lettre, plutôt une chanson populaire mal foutue.) Et maintenant je suis là, dans ce salon aux couleurs chaudes, à noter sur des feuilles ces pauvres phrases et toi, quand je relève le nez, je te vois. Tu es là, toute jolie, tellement loin, en train de regarder un magazine. Aucun mot ce soir ne franchira mes lèvres, aucun rire. La musique que tu as choisie, pas seulement écoutée, de sa dégradation en ambiance meublera le silence. Il ne fait pas mauvais ici ; bien au contraire, même. Il y a des choses à faire. J’ai l’impression de voir tout cela de très loin, comme l’enfant qui tient à l’envers la longue-vue. La mort ne viendra pas vraiment. Seulement la douleur. Le corps qui hurle. Et sur lequel il faut encore marcher. Pour achever le travail. Je vais bien.

     

    Il pose son stylo, se lève, ramasse difficilement un jouet d’enfant, le range, se rassied, pose les mains bien à plat sur la table et demeure immobile.

    Il prend la feuille, la chiffonne, la lance négligemment dans la poubelle. Puis quitte la pièce en claudiquant légèrement.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Un contrepoint romantique : Raison garder.

     

  • Les charmes du roman

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    Si le roman domine, en quantité, la production industrielle de chose littéraire, c’est avant tout parce qu’il est la seule forme, le seul genre, qui supporte le mieux d’être lu n’importe comment ; il est aujourd’hui écrit, de façon presque exclusive, pour être lu par des gens qui ne savent pas lire du tout, et qu’on encourage vivement à persévérer dans la médiocrité, à l’approfondir en quelque sorte. Bref, le roman, au sens où il y a rentrée littéraire, est fabriqué par des gens qui, plus ou moins consciemment, et avec une honnêteté intellectuelle inverse à leur niveau de conscience, écrivent mal, et consommé par des gens qui, à n’en pas douter, lisent encore plus mal (cette logique admet en effet, presque en creux, que les lecteurs qui lisent mieux que les écrivains n’écrivent abandonnent vite ce passe-temps idiot en quoi consiste, donc, de lire la production romanesque actuelle) ; il y a là une manière d’harmonie appelant à la surenchère propre à notre époque, et cela est tout à fait charmant.

     

     

  • Regards

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    C’est amusant, à la fin.

    Les images ont tout envahi, semblent évidemment autorisées. On peut tout montrer, fiction ou réalité ; guerres, viols, meurtres, charniers, opérations médicales. La parole en revanche semble presque interdite. Il faut, dès lors qu’on s’attache à certains sujets graves, et la mode peut fort bien réputer grave, à n’importe quel moment, n’importe quel sujet, délaver des euphémismes qu’auront précédés de plâtreuses circonvolutions oratoires.

     

    Badinons donc.

    Il faut bien vivre avec son temps.

     

    La pornographie règne, dans toutes ses dimensions ; non moins qu’elle est indifférente. La parole, elle, n’a jamais été tant crainte ; au point qu’il nous la faut bannir.

    Renouvellement et originalité incessants d’un côté. Identité – dans les deux sens – de l’autre.

    Pouvoir d’un côté. Puissance de l’autre.

     

    Silence.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Beigbeder-Polanski (le meilleur choix de la rentrée littéraire journaleuse)

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    Je me promène dans une quelconque librairie d’agitateurs de néant industriels. Je passe en revue les différentes épluchures de la rentrée littéraire. Tant de noms inconnus ; quelques noms mieux connus, dont journaux et magazines se repaissent. Je peux flâner là sans risque de dépenser mon argent ; c’est déjà ça.

    Je prends un livre au hasard, lit quelques lignes de la quatrième de couverture, le repose. Quand je songe à ce qu’un homme doit aujourd’hui s’abaisser pour publier un livre, je doute franchement de pouvoir trouver en son livre autre chose qu’un simple respect des canons de l’époque ; et rien ne me dégoûte comme ces canons-là. Je peux me tromper, bien sûr ; et même, je le souhaite.

    De plus en plus, je me méfie des gens qui lisent ; au point que quand on me dit d’Untel qu’il est un vrai lecteur ou pire, un gros lecteur, j’appréhende. Je trouve que beaucoup de gens réputés lire lisent n’importe quoi ; ce qui d’ailleurs n’importe pas, puisque pour la plupart ils lisent n’importe comment.

    Je me trouve n’avoir rien à faire dans cette librairie.

    Mais enfin, quelque prévenu que je pense être, le bidonnage médiatique fonctionne, tête de gondole aidant. En fait de tête de gondole, j’ai le VGE dans la main. Je m’en rends compte et je repose l’ordure. Je ne vois aucunement dans l’existence de cet auteur et de cet homme, ni dans la manière spécifique dont il est dépourvu de tout amour-propre, un signe quelconque de décadence. La décadence tient seulement au fait qu’il soit parvenu, étant ce qu’il est, à rendre ridicules autant d’institutions qui étaient, peu de temps auparavant, quoique très critiquables, encore à peu près respectables ; qu’il s’agisse de la République française ou de l’Académie. Même l’Union Européenne, pourtant prête à avaliser ou fabriquer n’importe quelle indigence intellectuelle, semble avoir été quelque peu effrayée à l’idée de se doter d’une constitution à l’eau de rose ; mais il faut dire, à sa décharge, que des peuples s’en étaient mêlés, chose qui paraît tout de même quelque peu archaïque et rétrograde dans une démocratie.

    Dix minutes plus tard, je me surprends à avoir lu, complètement fasciné, les quinze premières pages du dernier Beigbeder. Un roman français. Je ne suis guère étonné qu’on puisse écrire aussi mal et ne suis point tenté de voir là non plus un signe particulier de décadence. La décadence tient plutôt au fait que l’on publie de telles insignifiances. Tout chez Beigbeder sent le déni de réalité ; c’est un anti-romancier. Une fatuité imbécile gouverne chaque phrase.

    Je feuillette d’autres livres, qui ne me paraissent pas aussi bons dans la médiocrité satisfaite. Car il faut tout de même rendre à ce pauvre Beigbeder ce qui lui revient : il est très en avance dans la bêtise. A tel égard que son titre simple, pour ainsi dire post-sollersien, semble tout désigné à servir d’étalon à ces autres romans qui l’environnent. On pourrait le placarder sur chacun d’eux. Un roman français. Un beigbeder, en somme. 654 (ou je ne sais combien) beigbeders pour cette belle rentrée littéraire – une vraie foire aux bestiaux.

    – Tu fais quoi, en ce moment ?

    – J’écris un beigbeder.

    – Tu crois que tu vas y arriver ?

    – Je ne sais pas. C’est dur. D’autant que j’aimerais bien le dépasser.

    – Tu es fou. Tu es bien trop ancré dans la réalité. Tu n’es pas assez bête, pas assez nul encore ; mais surtout, tu n’es pas encore assez satisfait de tout cela.

    – Oui. J’ai bien conscience que c’est beaucoup de travail. D’ailleurs, je trouve que tu ne me méprises pas assez, pas encore assez.

    – Cela viendra peut-être. Continue. Le mépris aussi se mérite.

    – Figure-toi que je vais pulvériser tout. Mon personnage, qui se trouve être moi, est victime d’un régime policier terrifiant ; oui, il a traversé un village à 185 km/h au volant de sa BMW, écrasant au passage une grand-mère et deux enfants. Et ces salauds de flics le coffrent ! Ah, ah ! Qu’est-ce que tu dis de ça ?

    – Certes, c’est très mauvais. Mais ton personnage est simplement un fou dangereux. Tout le monde prendra parti contre lui. Et puis, ce n’est pas réellement autobiographique, donc ça ne compte pas. Non, la garde-à-vue pour une innocente ligne de coke de notre maître-étalon Soljenitsine-Beigbeder est bien meilleure, crois-moi.  

    Je songe au vieux Flaubert. Ce sont ses personnages à présent qui écrivent. Bouvard et Pécuchet. Ils se sont entichés du beigbeder et comme rien n’est plus facile à faire qu’un mauvais beigbeder, ils n’ont pas eu la chance d’y échouer – puisque leurs échecs répétés, dans toutes les autres activités auxquelles ils s’essayaient jadis, étaient en somme un trait d’humanité touchant, propre à rendre sympathiques ces deux pitoyables imbéciles ; et ils se retrouvent là, multipliés à l’infini certes mais quintessenciés en un seul nom, étalés sous mes yeux sous forme de livres dans cette espèce de supermarché à bouquins de merde.

    Je regrette amèrement, à l’heure où j’écris ces lignes en écoutant avec joie le Requiem de Mozart, de n’être pas tombé sur le dernier fascicule beigbedesque d’Amélie Nothomb. Je ne doute pas que j’en eusse fait mes délices ; mais passons.

    Et puis, tout à coup, Polanski !

    Enfin, pas Polanski lui-même ! Polanski arrêté ! Et le chœur des vierges qui démarre aussitôt comme un seul homme (si j’ose dire) !

    Il faut dire ce qui est : on ne l’entend guère, Polanski.

    Polanski est arrêté en Suisse ! Pour un viol d’enfant, plus de trente ans après les faits ! Et pour avoir fui la Justice de son pays, un atroce régime totalitaire (les Uhéça, si j’ai bien compris) ! Et voilà tout à coup Beigbeder évacué, avec sa minable garde-à-vue pour ligne de coke ! La réalité dépasse l’affliction ! Et l’inverse aussi ! Et voilà tous nos beaux pipolitiques partis en conneries comme jadis en croisades !

    Les intellectuels français, Ministre de la Turlute en tête, montent au créneau ! Quoi ? Arrêter un artiste pour un viol ? Qu’est-ce que c’est que cette dictature !

    L’exercice passe au-delà du talent de Beigbeder ; le pauvre garçon est dépassé. Polanski a droit a un véritable tsunami médiatique. Il ne s’agit plus de démontrer qu’un artiste arrêté par la police pour consommation de stupéfiants est victime d’un régime policier ; la chose semble immédiatement à la portée du premier imbécile déconnecté de la réalité venu !

      Non, il s’agit à présent de démontrer au monde que l’arrestation d’un artiste de stature internationale pour viol d’enfant et délit de fuite est une monstruosité pure ! La meilleure preuve en est que l’artiste a pu faire ses meilleurs films pendant cette cavale, que sa femme a été assassinée et qu’il fut un survivant du ghetto de Cracovie !

    Je veux bien ne pas douter des deux derniers points, et même, soyons con, admettre le premier, ce qui revient à le concéder à la rumeur (je ne suis pas bien certain d’avoir vu un Polanski depuis le très surestimé Rosemary’s baby).

    Et là, on se bouscule au portillon ! BHL, Ormesson, Bruckner, Matzneff, Kouchner, Mitterrand Junior ! Et tant d’autres ! Même Milan Kundera, paraît-il, pétitionne ! Il ne manque, Dieu sait pourquoi, que Bertrand Cantat (lui au moins, il aurait pu nous éclairer) !

    Matzneff, charmant garçon, dit qu’il faut pratiquer je ne sais quelle « suspension du jugement ». Mais je veux bien, moi.

    Qu’on ne se méprenne pas, je ne juge pas Polanski. Je ne suis pas au courant des faits précis, ni de rien, et je n’en présume absolument pas. Ni dans un sens ni dans l’autre.

    BHL, avec son aplomb coutumier, dit exactement n’importe quoi sur le droit ; que toutes les sociétés civilisées sont organisées autour de la prescriptibilité des crimes (sauf les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité) ! Et donc que le droit pénal américain est illégal et irrecevable devant BHL ! Et qu’il faut le faire céder !

    Et qu’en plus la victime a pardonné ! A grands coups de dollars, mais peu importe ! Et d’ailleurs, que Polanski a toujours nié.

    Les pauvres pitres !

    Que la Suisse, aplatie déjà, non moins d’ailleurs que la France, devant le démocrate Khadafi, s’aplatisse aussi devant la demande américaine d’arrestation, alors que Polanski visite depuis longtemps ce pays où il possède, si j’ai bien compris, un chalet, je veux bien l’admettre, moi ; et même qu’il y a sans doute là-dedans de vasoullieux arrière-fonds de politique internationale et de secrets bancaires…

    Il y a juste que Polanski doit répondre de ses actes (que ce soit du viol d’une enfant ou de sa fuite) selon le droit américain en vigueur et que je ne vois pas pourquoi la Justice américaine, devant la notoriété du bonhomme, s’abstiendrait de l’appliquer ; être acquitté s’il est innocent et condamné s’il ne l’est pas. Cinéaste ou pas ; veuf ou pas ; survivant des atrocités du XX° siècle ou pas.

    Mais comment vous dire ? Je me fous de Polanski comme de mon premier beigbeder (que je n’ai toujours pas lu, d’ailleurs). Je comprends même très bien qu’il se soit tiré, Polanski, quand il a vu qu’il risquait cinquante ans de taule. Ce qui est intéressant, c’est la demande partout étalée d’impunité ; et l’incompréhension.

    D’ailleurs, cette demande-là aussi, si l’on veut, se tient. Elle se fonde sur une défense du crime. Mais alors il faut défendre le crime, et pas nous bassiner de morale à la con (oh, les gentilles victimes ! oh, les méchants bourreaux !) comme on le voit faire depuis trente ou quarante ans. Mais alors il faut y aller carrément, et dire tout net qu’un artiste reconnu, parce qu’il est artiste et parce qu’il est reconnu, peut faire exactement ce qu’il veut, en toute impunité ! Moi, je trouve que ça peut très bien se tenir !

    On peut tout à fait défendre que certaines minorités devraient avoir droit à des privilèges ! On peut tout à fait défendre la féodalité ! Cela s’est déjà vu ! De l’Ancien Régime jusqu’à l’Union Européenne ! Je n’ai rien contre, même. Mais ce n’est pas tellement l’ordinaire dada de ces gens-là, les BHL et consorts ; ils exercent ordinairement leurs privilèges sans avoir même à les défendre.

    Il n’y a plus que Beigbeder pour tenir des propos dans ce genre-là (je crois qu’il ne s’en rend pas bien compte, tant la réalité lui est étrangère). Mais son échelle est toute petite. Il a seulement l’air de reprocher à l’Etat de ne pas lui avoir fourni un bon souvenir de ses deux nuits de garde-à-vue (ni whisky ni fauteuil club), le pauvre lapin. Et il ne comprend pas, mais vraiment pas, comment notre beau pays a pu en arriver là ! Alors qu’il n’avait rien fait (quoi ? c’est illégal, la coke ?).

    Pour clore ce billet, vraiment parti de traviole, il ne me reste plus à souhaiter que Polanski soit innocent du viol qu’on lui reproche ; qu’il le prouve ; en soit acquitté ; et prenne vingt ans quand même pour avoir fui la justice de son pays !(*)

     

     

     

     

     

     

    (*) Comme mon avis n’a aucune espèce d’importance, je me permets de plaisanter jusqu’à la dernière ligne. Quant au sous-titre de ce billet, «  le meilleur choix de la rentrée littéraire », il est seulement expliqué par le fait que je n’ai acheté aucun livre – je m’en suis tellement voulu d’en avoir acheté un l’année dernière.

     

    Edit : Sur Polanski, ou plutôt sur les réactions à l'arrestation de Polanski, lire aussi sur Stalker Le bal des dégueulasses.

     

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