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dieu - Page 15

  • Fictions pourries

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    On ne peut pas dire que la philosophie, qui s’est au fil des siècles modernes toujours plus éloignée de son étymologie, en soit venue à proposer aux hommes une façon simple de vivre. Elle aussi s’est technicisée et spécialisée, jusqu’à devenir une discipline parmi tant et tant d’autres, et n’est plus guère accessible qu’à ses techniciens et spécialistes, lesquels, barrant de leur jargon en expansion constante tout accès au profane, semblent entre eux divisés en factions rivales se livrant, comme exactement partout ailleurs, à une course aux places et aux prix. Je me pâme évidemment chaque matin, dès le réveil, devant une telle sagesse.

    2014199219.jpgJe me repose donc de ma très rare fréquentation de ces phraseurs de long par quelques saines excursions en territoires théologiques, quoique je ne sois pas davantage théologien. Et c’est justement la lecture du Contre les païens de saint Athanase d’Alexandrie qui m’a inspiré ce premier paragraphe. Dès les premières pages, jusqu’à la toute fin, en exceptant peut-être quelques passages qui m’ont semblé répondre de façon presque exclusive aux querelles et combats de l’époque, le Contre les païens déploie, dans une langue assez simple, un très grand nombre de questions philosophiques, lesquelles – miracle – sont accompagnées de leur lisible et très sensée réponse.

    Et pourtant, les questions abordées ne sont pas si simples. A preuve que nos spécialistes et techniciens s’acharnent encore dessus, vainement, et d’abord parce qu’ils ont considérablement dégueulassé les énoncés à force de les tripatouiller dans tous les sens. Il y est question de l’homme et de Dieu, de l’être et du néant, du mal (qui n’a pas de substance propre), des désirs beaucoup, des agencements machiniques et délirants des désirs (pour parler contemporain), du Verbe et de son incarnation, de l’imagination, du libre-arbitre et de la volonté de l’homme… Il a même pu me sembler, mais j’exagère sans doute, comme à mon habitude, que toute la philosophie depuis Athanase s’était en somme amusée, quitte à finir par se tripoter seule, à explorer en long, en large, en travers, et surtout n’importe comment, pondant de longs traités, changeant la définition des termes selon ses intérêts – serviles ? – du moment, plaçant une négation où il n’y en était point, etc. ; s’était en somme amusée, dis-je, à explorer, développer, embrouiller, pervertir, et cela presque à l’infini, des questions qui sont traitées simplement et clairement en quelques lignes.

    Je me suis demandé pourquoi ? C’est certainement une erreur.

    Et je me suis dit ceci : Certes Athanase n’est pas, quoique nourri de culture grecque, d’abord un philosophe. Pour raisonner, pour déployer sa logique, il s’appuie sur la Bible. Donc il fait de la théologie (quelle idée). D’accord. On peut donc se dire, Athanase n’est pas philosophe puisqu’il s’appuie ouvertement sur un texte poétique, la Bible – en l’espèce, celle des Septante –, c’est-à-dire sur une fiction, pour fonder sa logique, qui donc est théo-. 

    Mais j’aurais personnellement tendance à prendre le problème à l’envers. Et si toute pensée, parce qu’elle appartient à une civilisation, à un moment donné d’une civilisation, ne pouvait déployer sa logique profonde qu’en s’appuyant sur une fiction, je veux dire : sur une fiction de la Vérité. Et si le drame profond, insoluble parce que nié d’emblée, presque a priori, par les philosophies interminables en cours, de la pensée contemporaine était de ne pas savoir du tout sur quelle fiction au juste s’appuyer.

    Prenez-moi pour un imbécile, vous me ferez plaisir : je suis parfaitement au courant que de Dieu, nous serions passés à l’Homme. Mais cet Homme-là ne s’est pas trouvé de fiction universelle par quoi naître et sur laquelle tout le monde (ou presque) s’entende ; les déclarations de ses droits infinis et de ses quelques devoirs, du point de vue de la fiction poétique sont archinulles, de déjà confiner trop ouvertement au juridique, et d’un point de vue juridique sont d’une construction tellement niaise qu’elle devrait, si nous n’étions tombés dans la marmite tout petits, tout bonnement nous faire honte.

    De sorte que ce qui manque aux philosophes, ce n’est en aucun cas, l’intelligence, la rigueur ou le vocabulaire, c’est tout bonnement la fiction de la Vérité sur laquelle appuyer leur logique. Aussi se trouvent-ils tous contraint de palier au manque de cette fiction ; et tous y pallient bien sûr avec les moyens du bord et selon ce qui les arrange ; le plus souvent, me semble-t-il, en partant du principe que cette fiction existe, qu’elle est archi-connue, que son extension est immense, que la partie vaut pour le tout, et que donc, ils peuvent aussi bien s’appuyer sur ce morceau-là que sur ce morceau-là et inventer autant de concepts imbittables qu’ils en auront besoin ; après quoi la chose bien sûr finit en concurrence éparpillée, idiote et désastreuse, sans plus aucune unité, chacun ramenant un auteur célèbre ou inconnu, voire même tout à fait aberrant, s’appuyant sur l’Histoire selon Groucho Marx, ou le corps sans organes selon Artaud, ou la psychologie des profondeurs, ou l’ontologie poétique entr’aperçue des Grecs présocratiques, la logique maothématique selon Alain Badiou, ou sur n’importe quoi… Et me voilà revenu à mon premier paragraphe, au revoir, il est tard, je vais me coucher.

     

  • BHL est grand et BHL est son prophète

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    Je suis dans la salle d’attente. J’ai mal aux dents. Je feuillette un magazine pipolitique, le repose, m’apprête à en prendre un autre rigoureusement identique, lorsque j’aperçois, quelque part dans le désordre des canards, ces mots : Les dix command… Je songe aussitôt au Décalogue, puis, me souvenant de la mort récente de Charlton Heston, au film de Cecil B. DeMille. Je dégage les monceaux de torchons en vrac pour accéder à celui portant ce titre, et là, que lis-je enfin ? « Les dix commandements de la laïcité, par Bernard-Henri Lévy. » Et donc, je rigole.

    Dans l’hebdomadaire Marianne. Ce monde, décidément, est une merveille.

    Je feuillette – un magazine ne se lit pas – l’atroce article en question, qui commence par dire que la laïcité, of course, n’est pas une religion, poursuit sa chute en vantant à mots couverts l’idée « républicaine » d’un marché à l’américaine des religions qui se valent toutes de ne se devoir présenter là que castrées et démilitarisées, pour s’écraser je ne sais comment puisque j’ai déjà retoqué l’article, l’auteur et le canard, lesquels après un vol plané quelconque finissent échoués sur le dessus de la pile d’illustrés pipolitico-publicitaires.

    « Sacré » BHL. Encore un des ces humoristes contemporains pour attardés mentaux, fourguant d’autor sa bouillie humanitaire avariée, éclaboussant partout dans des jouissances de détraqué tout-puissant, n’ayant d’autre compétence que sa médiocrité médiacratique, d’autre légitimité intellectuelle que celle des réseaux d’affaire, puisque tout finit dans cet égout-là.

    Le bonhomme est tout à fait réputé pour s’être fait des couilles en or (1) sur la misère du monde. Il est même tout à fait capable, ce philosophe de plateau télé (avec d’autres Glucksman – père & fils – de carnaval), de vous rendre bankable n’importe quel lointain génocide.

    Mais ce n’est pas ça qui m’ « éclate » le plus, non.

    893060564.jpgCe qui me fait rire tout seul comme un crétin dans cette salle d’attente, sous le regard inquiet d’une dame âgée, c’est l’idée que ce brave couillon aurifère de BHL (2) se prend pour Dieu. Pour le doigt de Dieu, même. Puisque l’Exode dit que le doigt de Dieu écrivit les Dix Paroles… Il y a bien trop longtemps déjà qu’il ne se prend pas pour rien, notre BHL des Droits de l’Homme.

    Ça y est, c’est fait, il est Dieu. Enfin !

    Même qu’il écrit les Dix Commandements sur ce Sinaï bouseux que lui devient l’hebdomadaire Marianne. Il se prend sans doute aussi pour Moïse, dans la foulée. Parce que tout de même, cette histoire de doigt de Dieu à l’époque des Droits de l’Homme, on ne peut plus tellement y croire. En bonne logique athée – et BHL, qui vit dangereusement, est addict à l’athéeine – on devrait supposer que les Commandements, puisqu’ils furent écrits, le furent en réalité par le rusé Moïse… Pas de problème : il peut bien être à la fois Dieu et Moïse, notre BHL international. Ça ne risque pas de le gêner. A moins bien sûr que BHL ne soit Dieu, Marianne Les Tables de la Loi de la semaine qui finiront à la poubelle et le Lecteur-Républicain-Citoyen lui-même Moïse (merde, il faut bien flatter un peu son lecteur, pour autant qu’une telle comparaison puisse encore le flatter). C’est comme vous voulez, puisqu’on est en démocrassie.

    Je suis le Seigneur ton Dieu (Qui t’a fait sortir du pays d’Egypte). Tel est le premier des Commandements – de la Bible, hein, pas de BHL (mais il pense sans doute à l’adapter à sa sauce, pour un prochain succès de supermarché). Les catholiques s’arrêtent où commence la parenthèse, les juifs retiennent la phrase entière. Et alors ?

    Alors la dame âgée me prend à présent pour un cinglé complet. Un psychopathe (il faut avouer que je viens tout de même bien de lire une bonne demie page de BHL, ce qui ne plaide guère en ma faveur). Elle a peur, je le vois. On est chez le dentiste, tout de même. J’ai une chique à la joue droite et je rigole. Bon. Je prends sur moi. Je cesse de rire.

    Mais quand même murmuré-je :

    423334377.jpg– Apprends donc à compter jusqu’à quatre, BHL, sinistre couillon aurifère, ton imbécile Tétragramme n’a que trois lettres ! Et puisque YHWH (Yahvé) se doit prononcer Adonaï (id est Seigneur, en gros), comment devrait-on prononcer BHL ? Mammon ? Le Ploutocrate ? (3)

     

     

     

    (1) Peut-être était-il né avec. Mais il s’en fait souvent faire idolâtrement de nouvelles, tout à fait artificielles, et qu’il porte ostensiblement en écharpe par-dessus son décolleté, afin qu’on les lui lèche – ce qui, immanquablement, advient.

    (2) Voir (1).

    (3) Question subsidiaire : Où est passé Aristophane – dont l’ultime pièce fut Ploutos –, « notre Sauveur suprême Aristophane », comme l’écrit dans Opération Shylock Philip Roth ?

  • De l'invertissement (ébauche)

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    Ah ! Ah ! Je vais parler contre le suicide. La poésie contemporaine – cet adjectif est disqualificatif, je le rappelle – est devenue une Province de la Technique. On en est arrivé là lentement, de catastrophe en catastrophe, de romantisme triomphant en romantisme honteux. D’extases atroces, mais satisfaites, en atrocités industriées, jugées satisfaisantes dans la réalité – à preuve qu’on les poursuit, reniant chaque fois les précédentes, sur des échelles jamais vues, à des cadences infernales. Le Progrès. Jusqu’à l’humiliation définitive du poète – et peu me chaut qu’on juge immoral qu’après de telles évocations de meurtres de masse je ramène à ma phrase le seul petit poète, innocent amateur dans un monde de victimes toujours plus bankables –, humiliation consentie, quémandée, revendiquée. L’humiliation, hein, pas l’humilité – bien au contraire. Une espèce d’humiliation volontaire, selon le mode inverti qui occupe désormais le monde, dont grassement, avec des vulgarités de maquerelles, nous nous faisons titres de gloire – bons au porteur. Un néologisme pour caractériser cette accumulation-là : Invertissement. (– Tu fais quoi, en ce moment ? – J’invertis, tout bonnement. – Ah, et ça rapporte ?) Les poètes usinent précieusement de petites choses techniques, insensées, démolissent au glaviot la syntaxe. Le fait est qu’ils font des miniatures, point d’épopées ; mais des miniatures de quoi, je voudrais bien le savoir. On ne reconnaît rien, jamais. Il faut deviner ! Et lire encore n’importe quoi, en bons devins, dans les entrailles fétides de la modernité. Je suis sans doute bouché, je n’augure rien, et surtout rien de bon dans les cadavres… Ces poètes-là réputent donc leurs tristes messages encodés, encodés de ce pauvre code qu’ils seraient en définitive eux-mêmes, ces infatués du néant, et qui ne se communique pas. (– Qu’as-tu fait de ton Talent ? –  Eh bien, vois comme je suis vertueux, mais je lui ai chié dessus tout le long de la vie ! pour le protéger hein, et mes lecteurs éventuels se doivent d’être avant tout fouille-merde…) Ils ravagent le champ même de la langue, au nom que chacun fait la sienne ; et tous en font finalement une seule, et qui comme telle n’est pas. (Et je vous interdis ici de songer même à la Babel de la Bible ; les fameux Dalton de Lucky Luke, creusant pour s’évader de la même cellule du même pénitencier chacun leur propre trou exactement identique, et identique car différent, est une image bien plus juste.) C’est leur propre écrabouillis chaque fois qu’ils écrasent sur la page. Ils sont passés dessous la parole, sont retournés aux animaux en se prenant pour de petits dieux lares, et ça ne suffira pas, techniquement, de foutre à homme une majuscule de pure forme. Oh, ce n’est pas simplement un échec ou une impasse, moins encore quoi que ce soit qu’on puisse banaliser et ramener à tel ou tel particulier, et pas davantage ce n’est une aporie, non, c’est une extermination qui voue chaque langue à sa disparition paradoxale, ensevelie sous des mégatonnes de discours secondaires. Il faut désormais des tombereaux de citations ineptes, généralement de philosophes ou assimilés, ces favorites tarifées du tyran, lesquelles élèvent avec une candeur trafiquée de pervers sexuel leur athéisme au rang d’acquis social, pour défendre dans le vide de petits monceaux de syllabes qui font regretter de ne pas s’être plongé plutôt dans un magazine féminin, par exemple, ou dans un merveilleux roman – contemporain lui aussi. Les poètes dont je parle ce soir sont de droit, et tels sont aussi bien n’importe qui, et j’appelle donc ici poète exactement n’importe qui – l’invertissement toujours –, non qu’il se soit agi jadis de naissance mais bien plutôt d’une élévation et finalement d’une noblesse, en aucun cas d’un droit ; et voilà bien ce qui effraie ma chronique. Ils sont n’importe qui, dis-je, et l’époque recrute large, arguant d’une clause égalitaire qui justifie les abrutis, n’admettant de les discriminer que pour les propulser à d’inenvisageables sommets (mais que sont-ils vraiment, ces sommets de l’invertissement ?). Ils sont n’importe qui, ils parlent n’importe comment pour dire n’importe quoi, et ils s’en contrefoutent eux-mêmes, pourvu que ça serve, que ça invertisse et donc rapporte. Oui, je parle aussi, dans ce toujours même paragraphe, de l’argent, mais pas seulement ; je parle de son mode de collusion avec cette espèce de post-nazisme qui ne menace guère de submerger les basses terres de notre époque, parce qu’elles sont déjà intégralement noyées sous lui. Et je vais pour finir vous dire ce qu’ils font, ces poètes qui n’en sont aucunement, faute d’œuvre, eh bien c’est pourtant simple, comme ils peuvent, avec leurs pauvres moyens d’impuissants et leur nombre de plus en plus élevé, ils ne font rien moins que désincarner le Verbe (y parviennent-ils vraiment ?). Et le plus affligeant, et le plus amusant aussi, c’est qu’ils ne me contrediront pas. Ils sourient, même, flattés sans doute de cette reconnaissance. Et moi aussi, je souris – en me posant cette navrante question : qui ai-je donc imité ?

    Je crois que maintenant, vous devriez lire ce texte.

  • Force manque

    Paroles d’un lâche :

    Sans cette veste, nous ne serions toi et moi qu’animaux ; et parce que tu portes cette veste à bon droit, mon frère, à bon droit je vais t’assassiner. Ta veste est identique à la mienne, je le sais bien : seuls y diffèrent les insignes de nos dieux. Je vois à présent ton visage, et dans l’instant de métal et de feu où je te tue enfin, mon frère, je crains que nos dieux ne nous soient pas insignes, mais leurs insignes nos dieux. Ô Christ, prends pitié. Ton corps est chu et le mien non, pourtant – mystère – le mien ne l’est pas moins. Et pour le reste, Seigneur, prie-toi toi-même car moi, je n’en ai plus la force, et dévale ma fuite.

  • Une clope de Pâques

     

     

     

     

     

    A six heures trente, je suis sorti de la maisonnette de vacances à l’équipement standard tout au bout de la petite ville et, sous un crachin léger de neige fondue, j’ai regardé longuement le paysage désolé devant moi, la rivière grise et rapide aux reflets marron noir, les arbres encore d’hiver, le pont métallique d’un vert atroce sur le chemin de fer qui semble-t-il ne sert plus, les maisons vieilles parsemées sur les monts ternes. Sous le ciel gris pâle aux nuances de plomb, la vue déployait cette sérénité de la tristesse, immense et majestueuse, finalement reposante. Cette vallée du Lot, à tout prendre, et à rebours de l’imagerie touristique, aurait pu aussi bien être une vallée d’Ardennes ou du Jura, des Vosges ou de Haute-Marne, tant est présente cette parenté de pauvreté et, à travers elle, cette humilité somptuaire des hommes qui travaillent la terre, qui travaillent à la terre et ressemblent à leur terre, ce monde ancien, déjà cassé, que nous voulons détruire encore, ce monde simple et dur dont, compliqués et mous pour rien, nous sommes l’antithèse, ce monde qui ne nous fait plus même honte, ce monde que nous voulons oublier et que donc, nous ne voyons déjà plus, ce monde de silence que notre indifférence de bruit et de fureur ravage absolument, ce monde témoignant aujourd’hui du passé de nos pères et dont nous ne voulons plus rien savoir ou aimer, tant nous sommes occupés et possédés à jouir sans retenue de nos déprédations bariolées. Pas davantage que nous ne voulons aimer ou savoir ce monde ancien, nous ne parvenons ordinairement à comprendre la haine lente qui nous meut, la haine insue qui nous commande, nous qui en elle nous mouvons comme naturellement, cette haine désormais qui est l’air même que nous respirons. Il y a sur la rivière une digue de grosses pierres que des mains d’hommes ont jadis assemblée, une grue de chantier de métal gris aux terminaisons jaunes, et partout alentour dans ce dimanche de Pâques qui dort, des tâches de verdure morne dans un pays marron gris.

    Mon café à la main, j’ai allumé une cigarette et je me suis dit que les paysages tristes et souvent anodins des campagnes de France étaient ce qui restait de la vieille Chrétienté ; que ce paysage sous mes yeux, comme tant d’autres, était plus chrétien en tout cas que cette église désaffectée puis réaffectée à autre chose, et peu importe quoi, dans laquelle, hier, nous avons joué notre spectacle, Ce que j’ai fait quand j’ai compris que j’étais un morceau de machine ne sauvera pas le monde ; que ce festival pour lequel j’étais là, pour lequel mes compagnons endormis et moi avions fait ce voyage, que ce festival de vulgarité et d’abjection qui avait en sa programmation coincé mon produit de consommation culturelle entre les compagnies aux noms évocateurs : Mornifle et La Torgnole, était en somme sinon le plus imbécile des fleurons de notre époque, du moins le plus significatif et le plus voué à l’expansion et donc aussi le plus assassin. Je me suis dit aussi que je travaillais décidément au cœur même de la haine et de la destruction, dans la plus grande entreprise de déculturation, fonctionnant maintenant, depuis deux bons siècles qu’elle est sur le marché, à son rythme de croisière, et qui prend donc le nom désormais monstrueux de culture ; laquelle entreprise ne se contente pas seulement d’installer ses chapiteaux mortifères à côté des églises, mais vient faire au-dedans éclater sa parole de néant, sa sinistre parole nivelant d’une autorité qu’elle ne s’avoue pas détenir toutes les aspérités réelles de la vie, son abjecte parole horizontalisant de force toute velléité même de verticalité, sa parole enfin criminelle de préparer ainsi la voie au tout proche discours de haine enfin avouée qui finira d’achever cette civilisation à l’agonie, allah akbar. Je me suis dit encore que mes petits sabotages internes à cette machine de mort, si tant est déjà qu’ils ne sont pas l’excuse d’un cerveau débile, ne serviraient de rien tout simplement parce que cette machine dysfonctionne pour fonctionner, et que, même si je le sais, même si je le dis, même si je le hurle, ce ridicule dysfonctionnement picrocholin ne donnera pas même un hoquet à cette machine, ne suspendra pas un millième de seconde sa destruction de croisière. Et dans le même temps, ce paysage me reposait, et pas seulement de mes trois heures de mauvais sommeil pourri d’alcools ; ce paysage me reposait de moi, il me lavait ; plus, ce paysage simple et grandiose, à l’éradication totale duquel je travaille, et qui agonise sous notre travail de fossoyeurs ludiques et forcenés, trouvait encore, du fond de sa douleur, la force de pardonner son assassin. J’ai lancé le mégot dans l’herbe, et je suis rentré boire un autre café, faire mon sac, réveiller mes compagnons… Adieu Figeac et les rives du Célé, nous avions la France à traverser, ce jour de Pâques.