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critique - Page 33

  • Il n'y a personne dans les tombes, de François Taillandier...

     

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    … est le troisième des cinq romans qui composent La grande Intrigue. Après Option Paradis et Telling, nous retrouvons les cousins Louise et Nicolas, leurs aïeux et descendants. Cet ensemble romanesque est une fresque morale, au sens où elle décrit en détail et sans jugement apriorique, l’immense changement dans les mœurs survenu en France, en un siècle. Récit au demeurant bien peu balzacien dans sa forme, tant la digression – alerte et fine – y tient lieu de fil conducteur, promenant son lecteur à travers les époques et les lieux, du XIX° siècle à l’Afrique, de la Province française qui va mourir à Paris, espace urbain hygiénisé plutôt que ville.

    Un monde meurt, on le voit, et la vie grouille, anarchique, sur son cadavre. L’autorité des règles anciennes a disparu. Elles éclairaient l’homme non moins qu’elles lui donnaient une ombre… Tout à présent est davantage libre et cru, comme de partout également éclairé, et l’homme a perdu son épaisseur et son mystère.

     

    Au centre de ce troisième volume, « mise en abyme » se trouve la préface à l’œuvre en cours, la préface à La grande Intrigue. Il y est essentiellement question des Evangiles, et d’un certain tombeau, demeuré vide. Il y est question de ce que c’est que le Christianisme, et de comment il autorise notre façon, ici, très simplement, de raconter.

    Au centre de ce troisième volume, au centre aussi, donc, des cinq volumes dont deux demeurent à paraître, il est question de la Résurrection.

    Et donc, de l’Espérance.

     

    Dans ce roman, tout est simple, léger, intelligent – et noir.

    Mais la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne la peuvent point comprendre.  

     

  • Journalisme

     

    Je ne suis pas un critique littéraire ; j’ai même très peu de goût pour ce genre d’activité.

    Je n’ai par exemple aucune envie d’acheter des livres pour les critiquer.

    Je n’achète que les livres que j’ai envie de lire.

    Et force est de constater que je ne les lis pas tous.

     

    Je ne suis pas un journaliste.

    Tenir un blog, pourtant, me semble une activité essentiellement proche du journalisme.

    Ne serait-ce que parce que la dernière page écrite est la première à s’afficher ; ne serait-ce que parce que si vous ne publiez pas régulièrement, vos lecteurs disparaissent…

     

    Je ressemble encore au journaliste par cela que je critique, sous la rubrique : Livres pas lus, un certain nombre de livres que, donc, je n’ai pas lus.

    A la différence du journaliste, cependant, je ne cherche aucunement à faire croire que je les ai lus ; et compris.

    En règle générale, j’ai tendance à dire du mal des livres que je n’ai pas lus, et dont j’entreprends en toute malhonnêteté la critique.

     

    Bien sûr, je ne dis pas du mal de tous les livres que je n’ai pas lus.

    Je ne dis du mal que des livres que je fais exprès de ne pas lire ; des livres que je ne veux vraiment pas lire.

    Il y a, si vous voulez, la masse énorme des livres que je ne lis pas ; et puis quelques livres qu’il me semble important de ne pas lire.

     

    Quand j’aime un livre, en revanche, je me trouve très souvent handicapé : comment en parler ?

    Admettre que, sans doute, je ne suis pas en capacité d’écrire à la hauteur du livre en question est une simple question d’honnêteté.

    Je ne suis pas un journaliste.

     

    Ouf.

     

  • Joris Lacoste, génie (fabula rasa 2)

     

     

     

    « Quand on écrit un spectacle, quelle que soit la manière de faire, on a donc une approche essentiellement utilitaire du texte ?

    « Dans les deux cas, le texte (partition ou transcription), vient en effet se subordonner au projet du spectacle. De ce fait, il n’y a aucune nécessité pour que l’écrit fasse texte, pour qu’il fonctionne selon son régime d’inscription propre, c’est-à-dire sur le plan immanent de la littérature. Rien n’assure que le texte aura suffisamment d’autonomie pour exister en tant que tel. Et c’est pourquoi on peut dire (première proposition) que si un texte de théâtre existe en tant que théâtre, il n’existe pas nécessairement en tant que texte. »

    Réponse de Joris Lacoste à une question d’Adrien Ferragus, Théâtre/Public n°184

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    [Voir aussi, sur des thémes identiques ou voisins :

    Fabula rasa ;

    Rappel : Culutre ;

    Forteresse ;

    Albert Pauphilet et les Jeux du Moyen Age ;

    Parole n'a parolé.]

     

     

     

    Dans le numéro 184 (avril 2007) de la revue au titre deux fois menteur Théâtre/Public, on peut lire une interview de l’immense Joris Lacoste par Adrien Ferragus titrée : « Le texte de théâtre n’existe pas » (1).

     

    Il nous faudra donc ici bénir (c’est hélas le seul verbe qui nous vienne du mot : bien) Alain Françon – directeur du Théâtre National de la Colline, metteur en scène d’un théâtre absurdement dit de texte, mais aux idées élargies par la fréquentation assidue, quoique peut-être excessive, de l’œuvre apocalyptique d’Edward Bond –  d’avoir su imposer, contre les forces régressives partout encore présentes, le génial Joris Lacoste au poste évidemment envié  d’auteur associé à son théâtre.

     

    Notre époque, certainement, attendait Joris Lacoste. Par tout ce qu’elle est, quoi qu’elle croie être, elle l’implorait d’exister. On pourrait même dire, pour employer des termes déjà obsolètes, que toutes les forces de progrès, dans le milieu « culutrel » qui ne se distingue presque plus en rien de la société dans son ensemble, espéraient et priaient l’ advenue de ce messie des temps neuneus.

    Mais il y a mieux : le théâtre lui-même, très téléologiquement, n’avait certainement jamais existé depuis Thespis ou Eschyle que dans la visée balistique du moment où, enfin, Joris Lacoste viendrait. Et ce moment enfin est venu, et le fracas terrifiant de vingt-cinq siècles de fureur peut enfin cesser, enfin sombrer dans un oubli immensément mérité.

    Enfin.

    Car enfin, il revenait à Joris Lacoste, sous ses airs de parfait imbécile, de révéler au monde théâtral qu’un siècle d’agonie et quarante années d’indigence définitive avaient préalablement préparé, cette chose exactement exacte : « Le texte de théâtre n’existe pas ».

    Oui, il revenait à Joris Lacoste, incarnation débile de la modernité modernante et modernulle, de prononcer enfin cette phrase libératoire, oblitérant en sa simplicité même tout le passé littéraire de l’art dramatique, l’exterminant d’un jet de salive propret.

    Imaginez un peu la tronche, dans ce nouvel enfer sur mesure que nous leur réservons, de ces vieilles merdes surannées d’Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Grégoire de Nazianze, pour ne rien dire d’Arnoul Gréban, Rutebeuf, Shakespeare, Marlowe, Molière, Corneille, Racine, Goethe, Schiller, Hugo, Tchekhov, Feydeau, Labiche, Jarry, Ionesco, etc…

     

    Car évidemment, du fond de son hypermoderne et progressiste révisionnisme révélant, Joris Lacoste nous dégueule ici (pourquoi parler, après tout ?) un texte d’une précision, d’une logique implacables ; de sorte que c’est peu dire que son texte ouvre au théâtre rien moins qu’une nouvelle ère, pour ne pas dire une nouvelle alliance, et seule l’obligation normative de beugler à tout-va mon admiration me contraint de demander que l’on date, au moins en France, selon une tradition remontant à la belle époque de Fabre d’Eglantine (Il pleut, il pleut, bergère…), précurseur en droite ligne de Joris Lacoste, an I du nouveau théâtre cette ridiculement chrétienne année 2007 – mesure à laquelle, en bonne logique, les affidés du Ministère de la Culutre, ne devraient pas même pouvoir indécemment s’opposer…  

    Mon lecteur, peut-être, a encore le très archaïque et conséquemment sinistre réflexe de se demander comment le divin Joris Lacoste a bien pu réussir ce tour de force, et d’écrou, de produire un texte hautement et éminemment logique écrasant de sa seule puissance vingt-cinq siècles d’art et d’histoire… eh bien, c’est très simple, très ingénieux (ne devrait-on pas dire plutôt : très génieux ?), en un mot : très malin, il a tout simplement osé donner ce que chacun attendait en secret, id est sa définition personnelle, telle qu’il la ressent quoi, du mot théâtre ; définition que je ne résiste pas à vous copier ici dans son intégralité :

     

    « … le théâtre consiste à faire quelque chose devant quelqu’un »

     

    Il suffisait d’y penser. C’est tout simple, mais cette phrase limpide vous ouvre sous les pieds un monde beau comme un gouffre… D’autant que la chose est contextualisée à l’extrême, et que Fabre, pardon, Joris Lacoste en son interview chef-d’œuvrale, s’appuie sur la musique, le grand art de la musique, dont chacun sait qu’elle est notre nouvelle drogue légale de consommation forcée, libératoire… Aussi ne puis-je résister à vous donner ici un extrait plus conséquent du chef d’œuvre de notre héros de la dramaturgie nouvelle (les paroles sacrées de Joris Lacoste sont en caractères italiques, celles d’Adrien Ferragus en gras) :

     

    « D’abord il faut reconnaître que le théâtre manque d’un système un peu élaboré de notation de l’action, c’est-à-dire un vrai système d’écriture et de partition. J’appelle partition un ensemble organisé d’actions données comme étant à effectuer. Ecrire la partition, c’est le vrai sens de la fonction de dramaturge : celui qui crée, organise, agence écrit l’action. Or le texte de théâtre s’est historiquement constitué comme notation non de l’action mais du contenu de la parole. Tout s’est toujours passé comme si l’essence du théâtre consistait à parler, et que la parole était du coup la seule chose digne d’être notée.

    « Ce n’est pas ta définition du théâtre ? 

    « Oh, ma définition serait la plus triviale qui soit, un truc comme « le théâtre consiste à faire quelque chose devant quelqu’un » ; où faire quelque chose peut être aussi bien réciter, chanter, raconter une histoire ou représenter un personnage, que déplacer des objets, faire du bruit avec la bouche, jouer au badminton, plaider au tribunal, tenir un cours d’archéologie médiévale, donner une interview… Le drame, la déclamation, la danse, la performance, le discours politique, le concert, la conférence, le match de foot, le défilé, etc. sont pour moi autant de modes possibles et équivalents du théâtre. Selon cette manière de voir, la notion de représentation est considérée dans sa dimension moins de contenu (représenter quelque chose) que de relation, en temps réel entre celui qui agit et celui qui regarde (être en représentation). On appellera théâtre l’art de cette relation. »

     

    N’est-ce pas intégralement magnifique, et révolutionnaire ? Qu’ajouter, sinon, pour briser encore un ou deux tabous imbéciles et encore archaïquement conservés, qu’une telle définition du théâtre fait un acteur d’un homme qui se branle dans la rue – ce que nos arriérés ancêtres eussent appelé un détraqué mental – et que même le viol en réunion, plus festivement nommé « tournante », peut être désormais inclus dans la chose théâtrale telle qu’entendue, et étendue, par Joris Lacoste.

    Rien, je dis bien : rien, ne doit pouvoir même prétendre entraver notre progrès.

     

     

    (1) On peut également lire en ligne sur ce site au joli nom modernistement masturbatoire remue.net (ici) cette magnifique interview.

  • Forteresse

     

     

     

    J’allume une cigarette. La terrasse donne sur le chevet de la cathédrale, et cette après-midi, elle est ensoleillée…

     

    – Peut-être que tu devrais sortir davantage, aller à Paris, rencontrer d’autres auteurs, et surtout : des metteurs en scène…

     

    J’entends cela périodiquement, depuis au moins dix ans.

    Il y a des gens qui me veulent du bien.

    Se méfier, mais remercier.

    Leur leitmotiv est celui d’une indifférenciation, au fond. Tout cela est très corporatiste.

    Les gens qui me veulent du bien veulent que je m’incorpore.

    Tu es un auteur dramatique ? Fais comme tous les autres auteurs dramatiques…

    Les auteurs dramatiques ont abdiqué d’être écrivain ? Abdique.

    Les artistes font vœu d’originalité, sois comme eux.

    Fais comme tout le monde, sois artiste.

     

    – Le milieu est consanguin. Au train où vont les choses, d’ailleurs, l’expression sera bientôt à prendre au sens propre. D’où le nombre de gens tarés.

    – Tu ne veux pas, quoi ?

    – Pour tout te dire, je serais plutôt enclin à rester chez moi, ne rencontrer personne du milieu cuculturel ou comme je dis : culutrel, interdire à qui voudrait le faire de monter mes pièces…

    – Misanthrope ?

    – Pas le moins du monde.

    – Admets au moins que ta mondanité est très rudimentaire.

    – Si tu y tiens vraiment. Toujours est-il que je me trouve plutôt sociable, et même poli. Je suis un type banal. La vie que je mène ici, avec ses aléas divers, ne me disconvient pas.

    – Tu es un ermite, mon vieux.

    – Non plus, non. J’ai des amis, je te jure, je déjeune souvent avec eux, je fréquente beaucoup les bars, je me mêle facilement aux conversations de comptoir. Je reçois même des gens chez moi, figure-toi… Mes préférences vont aux choses simples, et tu vas voir qu’on me le reprochera… Je bouquine, je lis, j’écris dans les bars…

    – C’est très bien, je ne dis pas le contraire. Mais tout de même, tu devrais te faire connaître un peu plus, mon vieux…

    – Mais de qui ?... Oui, je sais, Paris… Mais pourquoi devrais-je me forcer à fréquenter des gens dont, au mieux le plus souvent, je n’aime pas le travail ? Et pour quelle raison devrais-je tenter de leur plaire ? Je pense que même si je faisais cela, même si j’essayais de sourire à ces gens, mon travail leur déplairait fortement… Et dans un second temps, parce que certains d’entre eux, forcément, me paraîtront charmants (pourquoi ne me le paraîtraient-ils pas ?), je me sentirais peut-être obligé, pour leur plaire, d’écrire ce qui leur plaît et qui se trouve être selon moi, neuf fois sur dix au moins, tout à fait imbécile… Je me mettrais alors à écrire ce qui leur plaît, c’est-à-dire ce qu’ils attendent et que tout le milieu écrit déjà ; et là, enfin, je serais entré de plain-pied dans l’escalade mimétique, qui est plutôt une dégringolade, d’ailleurs. Et je te le répète : je n’ai aucune envie de me fondre.

     

    Voilà, je suis en chute libre.

    C’est du moins ce que je lis dans son regard.

    Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

    Le silence dure un peu. J’aime bien. Je le regarde, qui a détourné le regard. Il a l’air absorbé par le trafic routier autour de nous.

     

    – Excuse-moi, mais je trouve ce comportement suicidaire, vu la conjoncture…

    – Et moi, c’est la conjoncture que je trouve suicidaire…

    – Facile.

    – Peut-être, mais je trouve quand même ce monde, « notre » milieu compris, en plein naufrage. Voilà pourquoi, ne le prends pas pour toi, hein, je n’aime pas beaucoup ces invitations répétées à naufrager-ensemble. Comme on dit désormais vivre-ensemble. Comme s’il suffisait de prononcer ce sésame-là à deux balles pour s’ouvrir la porte d’un salut matériel et quelconque. Et si je n’aimais pas tout le monde, moi, par exemple ?

    – Ah, tu vois que tu es misanthrope…

     

    Il plaisante, bien sûr. Enfin… il a l’air de plaisanter : mais plaisante-t-il vraiment ?

    Léger silence, feuilles d’automne. Il fait froid, le soleil se couche…

    J’allume une cigarette. Une Dunhill.

     

    – D’un autre côté, je ne peux pas nier que le suicide soit une tentation. Depuis longtemps. La tentation, finalement, c’est ce qui cherche toujours à se présenter comme une solution…

     

    J’avale une gorgée de café, et reprends :

     

    – Pour ne pas céder à la tentation qui ne cesse de revenir, il faut que je travaille. Seul. Je peux te le dire autrement : je me préserve à la fois du suicide social, mondain et du suicide tout court par le travail. Travail de solitude. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, il y a quinze bonnes années maintenant, socialement je me suis planté. Mais socialement seulement. Au lieu de faire les pots de première des spectacles parisiens, avec le vague espoir d’alpaguer quelques secondes un quelconque metteur en scène reconnu par des ploucs en début de soirée et en fin de soirée le non moins vague espoir de troncher une actrice bio ou mieux : une (bien-nommée, alors) « relation publique », eh bien, au lieu de faire ces saloperies-là, j’ai lu et lu et relu du théâtre. Ça n’a l’air de rien, dit comme ça : mais je crois qu’on ne me le pardonnera pas : c’est une faute professionnelle grave.

    – Tu rigoles ?

    – Pas cette fois, non… Mais peu importe. Encore aujourd’hui, je préfère passer une soirée à lire Shakespeare – le plus grand génie de l’humanité, selon moi – qu’à aller voir une daube au théâtre.

    – Pourquoi serait-ce une daube ?

    – Oh, ne serait-ce que par comparaison… Il faut du temps, je crois, pour apprendre à lire du théâtre. Après quoi, les spectacles deviennent difficilement supportables. La plupart des mises en scène se constituent sur un déficit de lecture, et plus généralement : de culture, c’est flagrant ; elles s’engouffrent, sous prétexte de liberté, c’est-à-dire de course obligatoire et mimétique à l’originalité, dans des béances aprioriques. C’est tout. Les textes ne sont pas lus vraiment, servent seulement de pré-textes au spectacle. Et que vise-t-il, le spectacle ? A la renommée dans son milieu du metteur en scène. Dans cette optique, évidemment, celui-ci a bien raison de former son « goût » en voyant des spectacles dont la presse dit qu’ils sont marquants, qu’il imitera plus ou moins consciemment et plus ou moins talentueusement…

    – Et alors ? excuse-moi, mais je ne vois pas du tout où est le problème…

    – Le problème, c’est, comment te dire ? que tout est devenu horizontal. Les gens n’ont de référence que, mettons, sur les quarante dernières années, dont rien ne prouve finalement qu’elles soient aussi grandioses qu’on le dit, précisément parce que c’est depuis ces quarante années-là qu’en France, en tout cas, il n’y a plus d’auteurs.

    – Tu rigoles ? Plus d’auteurs dramatiques, en France ? Il en dégueule justement des flopées, personne ne sait où les foutre…

    – Il faut les foutre aux chiottes, et flop ! Des auteurs dramatiques, il y en a des tonnes, on devrait d’ailleurs les estimer au poids. Mais des écrivains ? Rien depuis Koltès. Je ne suis pas un fanatique de Koltès, mais il faut bien admettre que les textes tiennent, tiennent debout tout seul, sans metteur en scène derrière…

    – Novarina, peut-être ?

    – Peut-être bien, on verra.

    – On verra quoi ?

    – Comment ça se lit dans dix ans, dans vingt ans. Ce que je disais, c’est que depuis que les références sont spectaculaires et non plus littéraires, les références des metteurs en scène ont au mieux quarante ans, au lieu qu’elles pourraient avoir deux mille cinq cents ans. Mais ça, évidemment, c’est du travail, et donc ça ne se deale pas en buvant du vin rouge au bar du Théâtre National de la Colline. La révolution, je veux dire : le modèle, c’est par exemple Tchekhov par Peter Brook (je n’ai rien contre Brook, entendons-nous); ce ne sera pas Tchekhov par Shakespeare, ni Shakespeare par Stendhal puis que ce dernier, quoiqu’il ne fût pas dramaturge, s’était fendu d’un livre sur le premier (Racine et Shakespeare, rien que ça...), fait qui semble bien sûr n’intéresser personne.

     

    Des milliers, dizaines de milliers d’oiseaux dans le ciel. Des étourneaux, je crois. Ils font des figures magnifiques dans le soleil couchant, semblent jouer avec les sombres tours inachevées de la cathédrale, risquent de nous chier sur la gueule aussi. Quels signes eussent lu là nos superstitieux ancêtres païens ? Je ne sais, et d’ailleurs m’en fiche passablement…

     

    – Oui, mais soyons prosaïque, mon vieux : si ça marche ?

    – Eh bien, oui, ça marche. Bien sûr. Je n’ai pas la prétention d’empêcher quoi que ce soit de marcher, moi. Le marché d’ailleurs est fait pour ça : pour que ça marche.

     

    Il me regarde. Il a l’air consterné. Mais de quoi ? De ce que je dis, ou du fait que je dise cela ? Je ne sais trop. Les deux à la fois, peut-être.

    J’allume encore une cigarette. Toujours une Dunhill. C’est bon, respire, me dis-je.

    Il regarde son café, à présent. Les idées, les pensées, ou plus probablement : des trucs, se bousculent dans sa tête.

     

    – Mais toi, en fait, tu ne veux pas que ça marche, ce que tu fais ?

     

    Bonne question. Je passe.

    Je tire sur ma cigarette.

    Il me regarde. Je sens vaguement que de ma réponse dépend son jugement. Son jugement non pas sur ce dont nous parlons, non, son jugement sur moi.

     

    – Bien sûr que si.

    – Alors je ne te comprends pas.

     

    Voilà son piège. Il est très bien identifié. C’est celui auquel je tente d’échapper depuis le départ (je parle d’y échapper dans la réalité, pas dans la conversation).

    Si je fais ce que je fais pour que ça marche sur le marché, ce que je fais est idiot parce que ce n’est pas du tout cela qu’il faut faire.

    Si je ne fais pas ce que je fais pour que ça marche sur le marché, pourquoi vouloir être présent sur le marché ?

    Répondre, à présent.

     

    – Je préfère que ça marche, bien sûr.

     

    Sous-entendu : Non, mon vieux, je ne suis pas fou.

    Et j’ajoute :

     

    – Je préfère que ça marche, oui : mais à mes conditions.

     

    Là, il explose littéralement ; affleurant sous la maîtrise, l’explosion est visible :

     

    – Mais personne n’en a rien à foutre de tes conditions, mon pauvre ami.

    – C’est très juste. Mais je ne sache pas en ces matières quoi que ce soit à quoi je devrais de les sacrifier, mes conditions. Je n’ai aucune intention de faire du marché un autel, aucune intention de sacraliser le marché. Alors permets-moi aussi de n’avoir rien à foutre de ses petites conditions de marché que les « autres » ont si volontiers intériorisées, tous volontaires, quoiqu’ils en disent, pour se constituer ensemble en marché : ce que j’appelle quant à moi le naufrager-ensemble.

    – Tu veux dire qu’ils détestent le marché, mais se ruent dessus pour le dire ; et que ça marche ? Mais ce n’est peut-être pas si idiot, tu sais…

    – C’est exactement ça : ils disent détester le marché, mais lui collent au plus près.

    – Et tu trouves ça idiot ?

    – Idiot, peut-être pas ; mais grégaire, certainement.

    – Mais toi non plus, pourtant, tu n’aimes guère le marché, je me trompe.

    – Je ne l’aime pas beaucoup, non. Mais je n’ai rien contre. Je prends acte de son existence. Et puis quoi ? J’essaie de le décrire en rigolant, pas de faire semblant de vouloir le bannir, le combattre, l’empêcher, le freiner… Tous ces trucs d’impuissants qui font une course de vachettes pour décrocher le pompon de la gloriole médiatique. Parce que leur rivalité à la con, ça donne quoi, au final ? Un formidable et lamentable chœur d’exceptions autoproclamées. Et même un chœur national hyperconsensuel de révoltés stipendiés qui, à son tour, en tant que collectivité merdique, prétend faire exception… Et y parvient ! L’exception culturelle française existe : nous battons tous les records interplanétaires d’indigence, d’irresponsabilité et surtout : d’inculture. Vas-y, pose des questions de culture générale au directeur d’un petite salle subventionnée de province : là, tu vas comprendre. Mais comme ces tocards sont par profession la culture, ils se trouvent dispensés de toute culture réelle. Et moi, je n’ai pas envie de passer plus de temps que n’en réclame ma survie matérielle à m’occuper de ces gens-là. On reprend un café ?

    – Non.

     

     

     

  • Critiques

    – Mais, me dit en substance un lecteur, vous parlez de théâtre et ne critiquez pas de spectacles…

    – Il vaut peut-être mieux. J’en vois tout de même un certain nombre, hélas.

    – Vous avez peur de vous faire des ennemis ?

    – Non. Je n’ai pas le temps, simplement. Mais si jamais je vois un spectacle intéressant, j’en parlerai, promis.

     

    No private joke. Pour comprendre ce que j'appelle Culutre.