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critique - Page 35

  • Tasmanie, de Fabrice Melquiot

     

    Louable tentative de mordre par un auteur qui, sous anesthésie culturelle totale, s’est préalablement fait ôter toutes ses dents.

    (La pièce de Melquiot, ne disant pour une fois pas tout à fait rien, et même n’étant pas dépourvue d’une certaine actualité triviale qui lui doit servir de pensée, il est à craindre que les eunuques ordinaires du théâtre public ne se ruent pas à la monter.)

  • Une didascalie

     

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    Malgré le mépris latent, formidable dont elles sont environnées, et comme auréolées – texte inutile, indication irréalisable, etc.  –, j’aime les didascalies (« instructions données par un auteur dramatique aux acteurs sur la manière d'interpréter leur rôle » – c’est moi qui souligne –, selon le Trésor de la langue française).

     

    Ma préférence, ce jour, va à celle qui ouvre l’acte II de La Cerisaie, d’Anton Tchekhov.

    La Cerisaie, représentée pour la première fois en 1904 par le Théâtre d’Art de Constantin Stanislavski, est la dernière œuvre d’un Tchekhov malade, mourant, péniblement écrite de 1901 à 1903.

    Le seul acte nécessitant un décor d’extérieur ne se déroule pas, comme peut-être on aurait pu s’y attendre à la lecture du titre, dans la cerisaie. Non sans raison. La cerisaie demeure ce lieu mythique, déjà passé, auquel nul ne peut plus désormais accéder.

    La didascalie ouvrant cet acte II n’est pas seulement une description, c’est avant tout une vision. Elle est très simple, très claire, l’ordre dans lequel elle se déploie est le plus judicieux.

    Cette apparente description d’un paysage, aussi, est une chronologie. Elle raconte, sans tomber jamais au symbolisme, le passé tristement abandonné d’un monde mourant, et son avenir inéluctable, sans doute pas même clairement souhaité.

    D’un certain point de vue, cette didascalie (que je donne ici dans la traduction d'André Markowicz, Babel Actes Sud, 1992) dit toute la pièce :

     

    « Une prairie. Une petite chapelle abandonnée depuis longtemps, qui penche sous le poids de l’âge ; tout à côté, un puits, de grandes pierres, sans doute d’anciennes pierres tombales, et un vieux banc. On voit le chemin qui mène à la propriété de Gaev. A l’écart, de hautes rangées de peupliers forment une masse sombre : c’est la limite de la cerisaie. Au loin, une série de poteaux électriques, et, loin, très loin à l’horizon, les contours flou d’une grande ville, qu’on ne peut voir que lorsqu’il fait très beau, très clair. Le soleil va bientôt se coucher. »

     

  • Alina Rayée certes, mais Yannick Haenul

     

     

    Il ne peut pas y avoir d’affaire Reyes-Haenel, ou Haenel-Reyes.

    Ou plutôt : cette affaire, puisque de bonnes âmes ont décidé de la lancer sur le marché, ne peut pas être réputée une affaire littéraire.

     

     

     

    Je ne doute pas une seconde, pourtant, que Yannick Haenel ait emprunté grand nombre de thèmes à Alina Reyes, avec parfois même une étonnante proximité de « style », ou plus exactement : de rédaction.

    Mais enfin, livre ou blog, Alina Reyes avait publié, et donc rendu publics, ses écrits et donc aussi, comme elle dit, son « imaginaire ». Et que je sache, Yannick Haenel ne les lui a pas par ruse ou effraction dérobés. Pour quelle raison alors Alina Reyes se plaindrait-elle qu’ils aient marqué, influencé, inspiré un lecteur ? N’y a-t-il pas là, en soi, une sorte d’hommage – bas et laid, certes, mais enfin, qu’attendre d’autre ?

     Si un lecteur attentif lui avait écrit, après lecture de ses livres ou de son blog, que sa prose avait modifié pour lui-même sa façon de voir les oiseaux, Notre-Dame de Paris, etc., Alina Reyes se serait-elle formalisée, énervée ? Un écrivain peut-il être jaloux de ce qu’il est lu, et peut-être même très bien lu ? Je ne sais pas. Il peut, plus certainement, être jaloux du succès médiatiquement orchestré d’un livre concurrent empruntant aux siens propres un grand nombre de thèmes. C’est humain.

    Alina Reyes, d’ailleurs, après avoir initialement plutôt bien supporté le « pillage », avait commencé par se plaindre seulement d’une « omerta », laquelle n’est en réalité rien d’autre qu’une très  banale absence de couverture médiatique.

    Yannick Haenel prétend ne jamais avoir lu un livre d’Alina Reyes. Il ment peut-être. Et alors ? Il prétend bien, parce qu’il en rabâche à longueur de pages trois ou quatre mots-clés, avoir lu Heidegger, et certainement aimerait faire croire que son livre est un « application » romanesque de la philosophie du « Souabe ». La mauvaise foi peut être aussi ridicule qu’elle peut être sympathique, mais elle ne suffira de toute façon pas à faire un écrivain.

     

    Je me demande parfois, très simplement, si un très grand nombre de nos auteurs français, n’ont pas exactement le même mode de vie, les mêmes fréquentations et les mêmes asservissements, les mêmes réseaux et les mêmes choix à faire impérativement entre trois ou quatre opinions également infondées, le même périmètre de déambulation parisien, le même horizon bouché sous un ciel de plomb, en un mot : le même profil, et s’il ne faut pas tout simplement voir, quelque navrant que cela soit par ailleurs, dans cette misérable et risible affaire un de ces épisodes conflictuels que le mimétisme de la course à l’originalité nous sert en prodrome à l’effondrement total de la littérature française.  

     

    Comme je n’ai jamais rien lu d’Alina Reyes, je puis toutefois me demander si ce n’est pas du fait des emprunts énormes qu’il fait à ses livres que Cercle de Yannick Haenel est un aussi mauvais et pathétique roman. Mais la question, pour ma part, restera sans réponse.

    Je dois avouer avoir vu, il y a quelques années, une représentation prétendument théâtrale de Poupée, anale nationale ; mais je ne saurais dire quelle part exacte prenait le texte à cette grandiose imbécillité, banale et vulgaire à la fois.

    Je n’ai pas fini Cercle, dont une amie libraire m’a donné un service de presse non corrigé et que je n’aurais d’ailleurs jamais acheté. Chez un autre libraire, j’avais acheté, à l’époque de sa sortie, Evoluer parmi les avalanches, et le fait est qu’après l’avoir feuilleté au café jouxtant la boutique, j’avais convaincu, une heure plus tard, ce même excellent libraire de me l’échanger contre je ne sais plus quel autre livre, du même montant.

    Je ne lirai pas Forêt profonde.

     

    Je ne sais pas du tout qui va gagner le match, mais je le trouve nul.

     

     

    Dans le cas où je n’aurais pas dégoûté mes lecteurs de s’intéresser à cette pauvre affaire, davantage symptomatique que proprement littéraire, je propose ci-dessous quelques liens, sans aucunement prétendre à l’exhaustivité ou même à l’impartialité :

    A mains nues, le blog d’Alina Reyes.

    La page du site Bibliobs sur laquelle on peut lire la « réponse » de Yannick Haenel.

    Stalker, le blog de Juan Asensio.

    Opus XVII, le blog d’Ygor Yanka.

     

     

    Et c’est tout.

  • Artefact, de Maurice G. Dantec

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    Ayant laissé toutes les apparences, non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il tend toujours plus vers l’intérieur, jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit, jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu. C’est en cela que consiste la vraie connaissance de celui qu’il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir, parce que celui qu’il cherche transcende toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténèbre.

    Saint Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse

     

    Artefact est bien sûr un roman. Un seul roman composé de trois romans : « Vers le nord du ciel », « Artefact », « Le Monde de ce Prince ». On peut peut-être dire de ces romans qu’ils sont indépendants, et il est assurément possible de les lire séparément ; mais ils ne sont certainement pas autonomes : tous trois sont en effet régis par et soumis à la même Loi, qu’ensemble ils indiquent (et peut-être déterminent) et à laquelle, non moins, ils obéissent. Et voilà bien la raison par laquelle ces trois romans en font un seul et unique, ne dévoilant son sens que par la façon dont ils inter-agissent entre eux… Sur quoi ? Sur, comme n’a de cesse de le répéter Dantec en son roman (mais est-ce bien lui ?), le cerveau du lecteur. C’est-à-dire, en l’espèce, sur moi.

    Artefact est bien sûr un roman. Mais ce n’est pas seulement un roman. C’est également un poème. Et même un poème dramatique, d’une dramaturgie très singulière, propre à la décourager les tenants d’une lecture scénaristique cherchant toujours à voir le film dans – si ce n’est même, au fond : devant – le livre qu’ils « lisent ». Lesquels prétendus « lecteurs », avec un vocabulaire de joueurs de cartes ou d’étudiants en journalisme, ne pourront jamais que faire l’impasse sur le second de ces romans du roman, « Artefact », lequel ne donne pourtant pas pour rien son nom à l’ensemble.

    Car c’est bien en ce second roman que se trouve, non pas bêtement le centre – quoiqu’il le soit aussi, et pour ainsi dire : physiquement –, mais le cœur atomique du roman, irradiant en tous sens, imposant une relecture complète du précédent et contaminant le suivant.

    Lire « Artefact » dans Artefact, avec la lenteur sans doute qu’une telle densité demande et finalement impose, lecture insupportable aux hommes pressés (mais par quoi ?) que nous sommes incessamment sommés (mais par qui ?) d’ « être », offre seul au lecteur la possibilité d’un saut que je suis très mal qualifié à dire quantique. Lire « Artefact » dans Artefact permet aux trois romans, nonobstant la linéarité chronologique de la lecture physique, de devenir simultanés ; et partant, d’être un seul. – S’il y a un seul roman, en somme, c’est parce que votre lecture des trois romans s’actualise sans cesse dans le temps même de votre lecture physique et chronologique et que votre lecture du premier des trois, « vers le nord du ciel », n’a plus rien à voir à la fin du troisième roman, « le Monde de ce Prince », avec la lecture initiale que vous en aviez faite. Votre lecture de « vers le nord du ciel » est en quelque sorte relue par la lecture du « Monde de ce Prince », telle qu’elle est permise, ou nécessitée, par « Artefact ». De sorte que, finalement, dans le temps même de votre lecture physique, linéaire et chronologique, vous êtes « contraint » à lire simultanément les trois romans, en un seul ; et que, fermant après la dernière page le livre, l’actualisation de ces trois romans en un seul se poursuit. Vous continuez de lire. A moins que vous ne commenciez…

    Un seul exemple, à ma lecture le plus frappant – et donc pas nécessairement le plus fin. La dernière phrase du second roman, « Artefact », en sa question syntaxiquement très simple et pourtant très complexe : « Es-tu une personne ? », tandis que je commençais concrètement la lecture du « Monde de ce Prince », m’a brutalement ramené en arrière, très précisément au paragraphe ouvrant à la fois « vers le nord du ciel », premier roman des trois, et Artefact tout entier. Voici ce premier paragraphe, qu’il m’avait déjà fallu un certain temps à admettre – même au simple titre d’hypothèse –, tant il suppose que vie et mort coïncident exactement, ou plutôt que naissance et mort coïncident exactement, ce qui ne poserait pas tant de problèmes s’il ne s’agissait de la naissance et mort de celui qui parle (ou écrit) : « C’est ce matin-là que je suis né. Ce matin-là, à 8 h 46 et 40 secondes très exactement. C’est aussi l’instant où je suis mort. » Cette ouverture de la narration est en même temps une sortie hors du temps, sortie que la lecture d’ « Artefact » a non seulement intensifiée mais aussi fait sauter sur une autre ligne de narration. Et c’est cette même question « Es-tu une personne ? » qui viendra éclairer d’une lumière très crue, plus violente même que la série de crimes atroces et drôles qui y est en détails décrite, les dernières pages du « Monde de ce Prince ».

    La question posée (une des questions posées, plutôt) est celle de l’identité de celui qui parle. La question posée est celle de la parole ; et celle de la Parole. Car ce que sait un lecteur de cet art martial très ancien, et désormais très méprisé, qu’est le théâtre – ou : la littérature dramatique, comme on dit de nos jours pour faussement les séparer –, c’est cela : Un personnage, qu’il mente ou non, ne dit jamais la vérité. Ou bien : La vérité ne peut pas être dite. Ou encore : La vérité est le non-dit, et non seulement le non-dit mais encore le non-dicible, de la somme des paroles des personnages. Je ne puis donc pas tenir pour anodin le fait que les trois romans de Dantec soient précisément trois narrations distinctes, indépendantes, trois Je qu’il faut, quelque complexe et parfois rebutant que cela soit, admettre de devenir, l’un après l’autre et simultanément, pour accéder enfin, mais cette fois en silence, à l’unité du roman Artefact.

    Faire l’impasse sur « Artefact », qu’on le parcoure ou non des yeux, c’est faire l’impasse sur Artefact. Il est bien évidemment possible, ainsi que certains journalistes n’ont pas manqué de vivement le conseiller, les romans étant formellement et scénaristiquement indépendants, de lire seulement « vers le nord du ciel » et « le Monde de ce Prince » ; mais c’est se priver de lire un roman, pour en lire seulement deux. Et finalement, cela revient à tomber au piège que le roman de Dantec ne cesse pas de nous dire qu’il nous tend. D’une telle lecture duelle, on pourrait même conclure en se demandant sans trop d’apparente aberration s’il n’est pas question, finalement, dans ces deux romans apparemment opposés, d’une réflexion sur les conséquences post-traumatiques des accidents de voiture. Question qui, évidemment, tombe immédiatement dans l’anecdote pour tout lecteur d’Artefact.

    Pour conclure cette approximative notule, je dirais que le lecteur ne peut de toute façon éviter le piège que lui tend – et qu’est en soi – le dispositif romanesque de Dantec ; simplement peut-il soit y tomber, soit le devenir.