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critique - Page 31

  • La Tectonique des sentiments, d'Eric-Emmanuel Schmitt

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    Je n’avais jamais lu aucun livre d’Eric-Emmanuel Schmitt, et je ne retrouve pas, dans l’entrelacs de mes a priori et contradictions, au moment d’écrire cette note, les raisons qui ont bien pu me pousser à récemment acquérir ce bouquin. La Tectonique des sentiments est une bonne pièce ; elle s’ouvre sur une première scène de grande maîtrise technique et jusqu’à son dénouement poursuit sans faiblir. Aucun personnage, sauf un peut-être, n’est raté ; aucune scène et aucune situation ne paraissent qui ne sont justifiées ; aucune phrase, même, peut-être, n’est de trop. Les didascalies mêmes, de nos jours si méprisées – et parfois même avec talent –, ne rechignent pas, très romanesquement, à la plus fine, quoique concise, psychologie. L’histoire d’amour, les histoires d’amour vraies et fausses, superficielles ou profondes, leur réversibilité, en un mot : leur tectonique, sont très claires, très lisibles en leur complexité, et jamais pourtant caricaturales. C’est très réussi, donc, agréable à lire (et certainement aussi, très difficile à jouer).

    Diane se venge de Richard, dont elle imagine qu’il ne l’aime plus. Voilà l’histoire (je n’en dirai guère plus : vous n’avez qu’à lire le bouquin ou, si vous êtes fainéant, aller voir la pièce).

    Le personnage de Diane est très réussi, celui de sa mère est une merveille, les deux putes roumaines engagées pour piéger Richard sont très justes, et tous ces personnages ne seraient pas réussis si les relations entre eux n’étaient pas elles aussi réussies. Le personnage à mon sens le moins réussi est finalement Richard, mais je n’en suis pas certain : il subit tout, et l’auteur à dessein lui fait jouer la carte de tout subir toujours, et de tout accepter. C’est peut-être le personnage le plus complexe, le plus silencieusement complexe ; et si je dis qu’il est peut-être le moins réussi, c’est simplement parce que je me demande si un tel personnage est vraisemblable (je sais, la catégorie selon certains date un peu), non pas en soi, mais dans cette pièce-là et face à cette femme-là, qu’est Diane…

    La pièce non plus, sans s’y appesantir jamais, dégage tranquillement son fond politique (au sens le plus élevé) : un couple de la haute société en train de se défaire, de ne pas renoncer aux désormais très puissants appâts d’un adolescence imbécile, couple dont la femme, politicienne humanitaire, est vouée par profession à l’amélioration des conditions de vie de prostituées devant par définition cesser de l’être ; un faux binôme mère-fille de manipulatrices elles-mêmes manipulées constitué en réalité de deux putes roumaines ; une mère aimant sa fille non sans regretter qu’elle soit ce qu’elle est, du fait peut-être d’un père absent ; une maladie fantasmatique, pour ne pas dire maladive, planant sur l’ensemble, et justifiant au passage les pires saloperies frigides ; subissant tout cela enfin, un homme, au statut très particulier, trouvant peut-être dans l’acceptation de tout le moyen de ne rien réellement céder, et dans l’aveuglement la possibilité de voir…

    Je m’aperçois que dès que j’évoque cet homme, Richard, je dis : peut-être… Et que cela serve de conclusion.

  • Le Village de l'Allemand, de Boualem Sansal

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    Le Village de l’Allemand (ou le Journal des frères Schiller) n’est pas seulement un roman sur la proche parenté – descendance, pourrait-on dire ici – liant le nazisme d’hier à l’islamisme d’aujourd’hui ; c’est aussi un roman sur la lecture et la connaissance historique. Et le fait est qu’on aurait tort, me semble-t-il, de ne voir là qu’un roman à thèse, fût-il très habilement construit : tout simplement parce qu’un constat n’est pas une thèse, contredirait-il l’amour maladif de l’époque pour le déni de réalité.

    Rachel et Malrich sont frères, sont nés en Algérie, vivent en France, ont quatorze ans d’écart. Leurs parents – père allemand, héros du F.L.N., mère algérienne – vivent à Aïn Deb, près de Sétif. Rachel – contraction de Rachid Helmut – est cadre dans une boîte internationale, vit avec Ophélie dans un petit pavillon ; son frère cadet, lui, zone avec ses potes dans la cité, a échappé de justesse aux imams recruteurs de martyrs d’Allah, ne fréquente guère son frère qui l’emmerde avec sa morale, etc.

    Lorsque Rachel apprend, le 25 avril 1994, par les informations télévisées que ses parents ont été assassinés dans leur village d’Aïn Deb, il se rend sur place. Fouillant dans les affaires de son père, il découvre que celui-ci fut auparavant un officier SS ayant servi dans les camps d’extermination. Il ne dira rien à son frère, ni à Ophélie – qui le quittera –, descendra seul aux enfers en mettant ses pas dans ceux de son père, sillonnant l’Europe, la Turquie et l’Egypte, puis se suicidera aux gaz d’échappement le 24 avril 1996, dans le garage de son pavillon, après s’être rasé le crâne et avoir enfilé un pyjama rayé. Voilà, pour aller vite, ce qui s’est passé avant que le roman ne commence.

     

    Le roman proprement dit est l’histoire de la lecture par Malrich – contraction de Malek Ulrich –, qui n’a même jamais entendu parler de la Shoah, du journal de Rachel. Lecture qui va le pousser à tenir à son tour son journal. Même s’il ne sait pas très bien écrire.

    Le roman s’ouvre sur cette épigraphe de Malrich : « Je remercie très affectueusement Mme Dominique G.H., professeur au lycée A.M., qui a bien voulu réécrire mon livre en bon français. Son travail est tellement magnifique que je n’ai pas reconnu mon texte. J’ai eu du mal à le lire. Elle l’a fait en mémoire de Rachel qu’elle a eu comme élève. (…) Elle dit qu’il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis. (…) »

    En effet. Dans un premier temps, Malrich, qui ne sait pas grand-chose de l’Allemagne nazie ni de l’Histoire en général, d’ailleurs, rechigne à suivre son frère dans la condamnation de son père, tient évidemment à la mémoire de son père (c’est un soldat, il n’a fait qu’obéir, un ordre est un ordre, etc), puis se documente, fait lui aussi le périlleux voyage d’Aïn Deb, et commence, si j’ose dire, de « comprendre ».

    Malrich, à la différence de son frère, ne plongera pas maladivement dans le passé. Parce que son frère l’a fait pour lui, sans doute ; mais aussi parce que ce qu’il découvre du nazisme, il le voit autour de lui se mettre en place en temps réel : ce qu’il exprime ainsi dans une lettre, qu’il sait au demeurant parfaitement vaine au Ministre de l’Intérieur de la République française (nous sommes alors en février 1997) : « Les islamistes ont colonisé notre cité et nous mènent la vie dure. Ce n’est pas un camp d’extermination mais c’est déjà un camp de concentration, ein Konzentrationlager comme on disait sous le Troisième Reich. Peu à peu, nous oublions que nous vivons en France, à une demi-heure de Paris, sa capitale, et nous découvrons que les valeurs qu’elle proclame à la face du monde n’ont en réalité cours que dans le discours officiel. N’empêche et malgré toutes nos tares, nous y croyons plus que jamais. Tout ce que nous nous interdisons en tant qu’hommes et citoyens français, les islamistes se le permettent et nous refusent le droit de nous plaindre car, disent-ils, c’est Allah qui l’exige et Allah est au-dessus de tout. A ce train, et parce que nos parents sont trop pieux pour ouvrir les yeux et nos gamins trop naïfs pour voir plus loin que le bout de leur nez, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles. Sachez que nous ne vous suivrons pas dans cette guerre, nous émigrerons en masse ou nous nous battrons pour notre propre indépendance. »

     

    Ce roman est admirablement construit : si l’on y lit en alternance le journal de Malrich et des morceaux de celui de Rachel, c’est à Malrich (et à Mme G.H.) qu’il faut attribuer la paternité de ce « montage » romanesque. Le narrateur principal n’est pas loin, donc, d’être analphabète ; quant au professeur qui « réécrit en bon français » son livre, rien ne dit qu’elle revendique le statut absurdement envié d’ « écrivain ». La prose de ce roman est donc très simple, ne vise pas apparemment le grand style littéraire. Ce qui me semble la marque la plus sûre du grand talent dramatique de l’auteur.

    Boualem Sansal, qui est Algérien et vit en Algérie, où ses livres sont censurés, est un homme courageux.  

     

  • Petit frère, d'Eric Zemmour

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    Yazid tue Simon.

    En novembre 2003, dans le XIX° arrondissement de Paris, France, dans un parking.

    C’est un « fait divers ».

     

    (Comme on dit. A tort. Un « fait divers », ça ne veut rien dire.

    Quand un journal regroupe en une seule rubrique, parce qu’ils apparaissent mineurs ou superfétatoires, plusieurs faits reliés entre eux par rien (ou par rien d’autre que de les ranger là ensemble), il est tout à fait fondé à nommer cette rubrique : faits divers.Mais quand, pour une raison ou une autre, cette raison serait-elle un roman, on isole de nouveau un de ces faits, eh bien que voulez-vous ? ce fait demeure un fait, tout bonnement ; n’a aucune raison de devenir un « fait divers ».)

     

    Yazid tue Simon, donc.

    C’est un fait.

    Ce fait est le point de départ du roman.

    C’est également son point d’arrivée.

    Le roman commence par le récit du meurtre, s’achève par celui de l’enterrement.

    Entre les deux, il y a l’enquête.

    Qui remonte le temps. Qui remonte vingt ans.

    L’enquête, ici, n’est pas menée par la police.

    Enfin, pas par la « vraie » police, je veux dire : la police officielle.

    Le roman n’est pas un roman policier.

    Non, c’est bien pire.

    L’enquête, ici, est menée par un journaliste, un journaliste « médiatique » (ce qui laisse entendre, comme si la presse écrite elle aussi n’était pas un média, que le bonhomme passe à la télévision, voire même y produit quelques émissions, etc…), à la demande d’un Ministre qui, d’ailleurs, n’est pas Ministre de l’Intérieur, mais qui pourrait le devenir ; enfin, qui aimerait bien…

    Le Ministre est de droite (comme on dit), le journaliste de gauche (idem). Ceci dit, le journaliste n’enquête pas pour « révéler » (comme on dit), mais pour étouffer (?).

    Voici comment commence l’enquête (p.22) :

     

    « – Tu comprends bien qu’il ne faut pas qu’on dise qu’à Paris des Arabes tuent des Juifs. Tu imagines les unes des journaux. Et le plaisir de nos chers amis américains. CNN, tout ça. Trop contents… Moi je ne peux pas bouger. Mais toi vas-y. Va voir. Fais parler les uns et les autres, mène ton enquête. Regarde ce qui s’est vraiment passé. Raconte-moi. Après tout, tu es aussi journaliste, merde.

    – Et Juif.

    Il esquisse un sourire gêné.

    – Je vais y aller dès demain. Je te tiens au courant. »

     

    Et comment elle finit (p. 330) :

     

    « – Tu sais je n’ai rien fait d’extraordinaire. Tout le système politique, judiciaire et médiatique s’est spontanément mis à mon service. Je n’ai rien eu à demander, encore moins à exiger ou menacer ; je n’ai eu qu’à surveiller que chacun faisait ce que tout le monde désirait. Comme si l’autruche médiatique préférait se mettre la tête sous le sable. Encore une minute, monsieur le bourreau ! Même le journaliste israélien a fini par rentrer au pays. Dégoûté.

    – Excellent ! Excellent ! »

     

    Yazid tue Simon.

    Prenons les cartes d’identité (fictives, puisqu’il s’agit d’un roman) des personnages.

    Yazid, qui est Français, tue Simon, qui est Français.

    C’est une histoire entre Français.

    Mais ça ne veut plus rien dire. Et plus personne n’y croit.

    Ce n’est pas la carte qui ne veut plus rien dire, c’est l’identité.

    Il n’y a plus d’identité, il n’y a que des différences. Du moins est-ce le Credo fondamentalement séparatiste, communautariste de la religion en cours.

    Ce qui pèse lourd, pour le Ministre comme pour tout le monde finalement, c’est que Yazid est Arabe et que Simon est Juif.

    Yazid, qui est Arabe, tue Simon, qui est Juif.

    Voilà pourquoi l’affaire (le crime) doit être étouffé.

    Il ne faut pas qu’on dise qu’à Paris des Arabes tuent des Juifs.

    Les Français, au fond, personne n’y croit. (C’est fini.) A commencer par le Ministre, donc. (Non sans raison, qui sait ?)

    Il est trop tard.

     

    L’enquête de notre narrateur « antiraciste » va venir explorer tout cela, très concrètement, dans cet immeuble parisien du XIX°  au nom champêtre « La-Grange-aux-Belles ».

    Le lecteur apprendra comment un immeuble où des gens d’origines et confessions différentes venus en France dans les années 1980 parvenaient à s’entendre, à vivre somme toute chichement mais décemment, finit vingt ans plus tard par être le théâtre de cet assassinat ; comment chaque personne (ou presque) fait repli sur sa communauté d’origine (réelle ou supposée) ; comment dès lors la rivalité mimétique joue à plein, monte aux extrêmes, insensiblement d’abord, puis de plus en plus vite.

    Jusqu’au meurtre.

    Jusqu’à ce prodrome de la guerre civile qu’est le premier meurtre.

    Prodrome romanesque puisque, je le rappelle, ce livre est un roman.

    Petit frère. N’entend-on pas là, très assourdi par la distance et le contexte, un écho de l’histoire de Caïn et Abel ?

    Quand je dis que chaque personne (ou presque) fait repli sur sa communauté d’origine (réelle ou supposée), c’est inexact.

    Le catholicisme, ou le christianisme, ne fait plus communauté. C’est fini. (On le savait, remarquez.)

    Mais le fait d’être Français non plus finalement. (Plus là, en tout cas. Peut-être ailleurs, en province, dans les milieux ruraux, je ne sais pas. Mais plus là, à Paris, dans le XIX°.)

    Plus encore que le concierge de l’immeuble débarqué de son Orléanais natal, Charles Boucher, qui voit lentement se dégrader les conditions de vie de son immeuble (p. 177-118)…

     

    « […] après avoir fermé le jardin, on avait installé les codes, édifié une porte blindée à l’entrée de sa loge, puis muré l’ancien passage entre les caves des différents immeubles. L’héroïne avait complété le haschich, les téléphones portables étaient plus maniables que les BMW ; un jeune camerounais avait été pris chez lui avec 50 000 francs ; les frères Mokhtari, au gré de leurs fréquents passages en prison, avaient pris du galon […]. (…) Il reconnaissait le vendredi aux innombrables djellabas d’un blanc immaculé que revêtent les hommes, à leurs babouches dorées aux pieds et leurs petites calottes de tricot blanc sur la tête. Il attendait la retraite pour se retirer dans la campagne verdoyante de l’Orléanais. »

     

    … me paraît réussi, émouvant, pathétique, le personnage (pourtant fugace) de son fils, Kevin Boucher, qui (p. 220-221) :

     

    « voulait « faire ramadan ». Il l’avait annoncé à ses parents sur le ton d’un enfant-roi de dix ans. Kevin Boucher avait la peau rose de son père et les yeux bleus de sa mère. Kevin Boucher en avait assez d’être traité de « cochon de Français ». De halouf. Kevin Boucher en avait assez d’être « traité ». Il souhaitait, dans les toilettes, boire au robinet des « musulmans » et ne plus être relégué à celui honni des « Français ». »

     

    Yazid, qui est Arabe, tue son ami d’enfance, Simon, qui est Juif.

    C’est encore beaucoup trop simple, évidemment.

    Yazid, qui est un petit dealer « rebeu » mis au « chômage » par ses propres chefs, qui vient de faire un séjour en hôpital psychiatrique (ce qui permettra de ne pas donner de suite pénale au crime), qui est récemment retourné à la mosquée, qui est manipulé par l’imam Al-Mansour à la voix douce mais qui lui bourre littéralement le crâne à l’antismétisme islamique (ou islamiste si vous y tenez, mais bon) tue son ami d’enfance Simon, qui est Juif, qui réussit comme DJ et qui donc commence à avoir du pognon (voire même, fin du fin, je ne sais trop quelle Audi TT), qui sans cesse voyage de Paris à Miami etc., qui n’a plus besoin de son ami Yazid pour porter le matériel et accessoirement fourguer de la came aux bobos…

    Yazid qui a échoué, tue Simon qui réussit.

    Yazid qui est Arabe, tue Simon qui est Juif.

    Yazid qui est à présent musulman tendance lourde, tue Simon qui s’en fout d’être juif.

    Même s’il prend, grâce à son boulot de DJ, sa carte verte pour les « States ». Tout en défendant les Arabes, prenant toujours l’exemple de son copain Yazid, qui est comme son grand frère. Mais, comme le lui dit un de ses nouveaux « amis » Juif français émigré à Miami en entendant qu’il faut rester optimiste (p. 208) :

     

    « Dans les années trente aussi il y avait des optimistes et des pessimistes. Les pessimistes ont fini à Hollywood et les optimistes à Dachau. »

     

    (C’est amusant, cette histoire de majuscule qu’il faut mettre, ou pas, au mot Juif.

    Si je dis que Yazid est Arabe et que Simon est Juif, il n’y a pas de souci : je mets des majuscules partout.

    Si je dis que Yazid est musulman (et que donc, je parle de confession religieuse), faut-il écrire que Simon est Juif, ou qu’il est juif ? En bonne logique, qu’il est « juif ».

    Ce qui est compliqué, ce qui défie la logique, ou du moins : la symétrie, c’est que Yazid n’est pas Arabe : il est de nationalité française, et de religion musulmane. Sa mère Aïcha, entrée en France enceinte de lui, est Marocaine, et si Yazid était né de l’autre côté de la Méditerranée, lui aussi eût été Marocain. En aucun cas Arabe.

    Mais il y a l’usage : un maghrébin (pas de majuscule, ce n’est pas une nationalité), en France, qu’il soit ou non Français, on l’appelle un Arabe. C’est comme ça. C’est l’usage. Ca vient – j’imagine – de la couleur de la peau, qui se repère évidemment, tandis que la nationalité, elle, ne se repère pas « au premier coup d’œil »…

    Tout cela est très compliqué.

    L’auteur du roman lui-même a tendance à mettre une majuscule au mot « Juif » (moi aussi, du coup). Mais pas là, par exemple (p.331) : « – Tu sais ce que disait mon père : un Juif riche est un riche, un Juif pauvre est un juif. » (C’est le Ministre qui parle, mais c’est moi qui souligne.)

    Qu’est-ce qu’un « Juif de France » ? (Et l’ « islam de France » ?)

    Majuscule ou minuscule ? « L’usage est partagé pour le nom Juif. » dit Grevisse (1993) en son Bon usage.

    Il n’y a pas à dire : un Albanais du Kosovo, c’est plus simple.

    Après tout, il suffit de faire un sort à l’idée d’Etat-Nation. Rejeter l’idée de Nation – de natio, dérivé de nasci, naître –, en la voulant confondre à je ne sais quel nationalisme, pour défendre mordicus l’idée légitime de droit du sol – jus soli accordant la nationalité à toute personne physique née sur le territoire national –, c’est se priver de l’âme, et dévoluer en Administration l’Etat et la Nation. D’où cette espèce de guichet de service qu’est devenu l’Etat sans Nation mais accroché à la prime administrative à la naissance…

    Bref, on comprend que l’auteur, roman oblige, utilise les dénominations les plus simples, les plus communes : un Juif, un Arabe.)

     

    Le grand intérêt du roman, c’est que l’enquêteur béhachélien, antiraciste professionnel, n’est pas étranger sinon au meurtre, du moins à la dégradation des conditions qui l’ont « permis » (p.326).

     

    « Parfois, quand j’observais l’évolution de la situation française et la montée du « fascislamisme », que je dénonçais désormais sans me lasser, il m’arrivait de m’interroger. Avions-nous déclenché la bonne guerre ? Avions-nous livré les bonnes batailles ? »

     

    Ou (p. 329) :

     

    « Qu’est-ce que la gauche aujourd’hui ? Suis-je encore de gauche ? Mon progressisme n’a-t-il pas été le paravent commode à l’abri duquel j’ai pu faire fortune ?

    […]

    Je me sens responsable de la mort de ce petit. Et de tant d’autres qui risquent de venir. »

     

    Il semble bien qu’avec le temps aussi, indépendamment de leurs réussites respectives et des rôles qu’ils doivent tenir dans la comédie des apparences, les opinions profondes du Ministre et journaliste se soient inversées ; le journaliste doute du Bien différentialiste et multiculturaliste qu’inlassablement il a promu – et sans doute pour cela commence d’écrire en secret le récit de cette affaire qu’il a pourtant charge d’étouffer –, le Ministre adopte dans sa pratique de Maire d’une ville de banlieue toutes les pratiques de Dialogue pseudo-consensuelles qu’il a longtemps combattues. Etc.

     

    L’auteur ouvre son roman avec une citation de Finkielkraut : « L’antiracisme est le communisme du XXI° siècle ». Le narrateur l’achève par une citation du Talmud : «  Celui qui fait preuve de miséricorde envers le cruel se conduira bientôt avec cruauté envers le miséricordieux. »

     

     

     

     

     

    Petit frère est un bon roman.

    Certains ne manqueront pas, n’ont pas manqué de dire qu’il est à thèse.

    C’est assez malhonnête.

    Je ne doute pas pourtant que Zemmour ait des opinions (mais une thèse ?) ; elles sont assez connues, apparemment.

    Cette thèse, si elle est, est tue. Aucune solution, dans ce bouquin.

    L’auteur en son roman ne trouve guère de porte-parole.

    Son narrateur même ne professe pas les opinions de l’auteur.

    (On peut peut-être dire que les remords du narrateur tombent dans les opinions de l’auteur.)

    Mais qui veut nous faire croire à l’existence d’un auteur neutre, hors du monde et comme objectivé ?

    N’ayant pas un personnage par lequel s’exprimer, l’auteur est contraint de s’exprimer en tous.

     

    (Au théâtre, j’appelle ça la dramaturgie. Je me laisse parfois aller à dire en plaisantant qu’écrire du théâtre commence quand on met ce qu’on pense soi-même dans la bouche d’un imbécile.

    Et sinon dans la bouche d’un imbécile, dans celle d’un personnage point unique, c’est certain. Il me semble parfois que la dramaturgie, technique mise à part, est commune au roman et au théâtre – cf. les notes de Corneille sur ce qu’il appelle le roman dans la pièce.)

     

    Petit frère est un bon roman.

    Il y manque donc beaucoup de choses : toutes celles que j’aurais aimé apprendre sur les personnages, et que je n’ai pas apprises. Manques qui se transforment en questions…

    Au vu de ses prétentions légitimes – décrire une « société » à son moment « critique », et plus encore les causes de ce moment que ses effets –, le livre est un peu court.

     

    Le livre est chez Denoël.

  • Acte du Procès de l'Homme

    C’est une pièce de théâtre. En voici les personnages :

     

    La Justice.

    La Miséricorde.

    La Conscience.

    L’Ange gardien.

    L’Homme.

    Lucifer.

    Le Monde.

    La Chair.

     

    L’auteur de la pièce est inconnu. Un espagnol du XVI° siècle.

    Quant au texte, il ne fait guère plus d’une dizaine de pages. Dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, du moins. On la trouve dans le volume titré Théâtre espagnol du XVI° siècle. Elle est traduite par Jean Canavaggio.

     

    La pièce appartient à un recueil d’autos anciens, dont en notice Canavaggio nous dit ceci :

     

    « Entre les rares débats liturgiques que nous a légués le Moyen Age castillan, et l’auto sacramental qui s’épanouira au Siècle d’or, l’Espagne de la seconde moitié du XVI° siècle voit fleurir un théâtre religieux abondant, mais de qualité inégale, et partagé, semble-t-il, entre des courants divers. Le vestige le plus important de cette production mal connue est un recueil de pièces anonymes en un acte, communément appelé Codice de autos viejos de la Biblioteca nacional de Madrid. »

     

    Quatre-vingt seize pièces au total, cinquante mille vers.

    De ces autos anciens, trois sont publiés par la Pléiade : L’auto du sacrifice d’Abraham, L’auto du martyre de sainte Barbe et L’auto du Procès de l’Homme.

    (Je voudrais simplement préciser ici que je ne comprends pas le refus des spécialistes et traducteurs de rendre le terme auto par celui d’acte. Un auto da fe, qu’on brûle ou non des livres, est un acte de foi. L’idée d’acte, comme chacun sait, n’est pas étrangère au théâtre ; celle d’acteur encore moins, etc. Le Dictionnaire dramatique de La Porte et Chamfort (1776) consacre d’ailleurs une belle page à ces « Drames Saints » que sont les Actes sacramentaux.

    Je me suis donc permis de rétablir ici, au moins dans le titre de ce billet, le mot acte. )

    Voici la notice à L’Acte du Procès de l’Homme, toujours par Jean Canavaggio :

     

    « L’auto de la Residencia del hombre est une version développée d’une farsa sacramental du même titre, également incluse dans le recueil édité par Léo Rouannet. A la différence des deux autos précédents, cette pièce est indépendante de tout support historique ou légendaire. Son caractère allégorique apparaît d’emblée, tant sous les espèces de personnages qui sont des entités abstraites, qu’à travers un symbolisme juridique qui s’affirme dès le titre de l’œuvre et se manifeste dans les moindres détails jusqu’à la sentence finale. (La Residencia était, dans l’ancienne Espagne, le compte-rendu qu’était tenu de faire un juge de l’administration de sa charge). Le didactisme qui en résulte ralentit sans aucun doute la progression dramatique. Seules, les ressources du parler quotidien confèrent un certain relief aux interventions de l’homme, tout en faisant coïncider la hiérarchie morale des justes et des pécheurs avec la hiérarchie sociale et culturelle des juges et des accusés.

    Selon Rouannet, le sujet de cet auto dérive d’un débat célèbre dans toutes les littératures du Moyen Age, qui met en scène la damnation de l’homme et sa rédemption. Il est connu en France sous le nom de Procès du Paradis. C’est à cette tradition (dont procèdent d’autres pièces du recueil) que l’auteur aurait emprunté le symbolisme de l’intrigue, ainsi que les figures de l’homme, de la Justice, de la Miséricorde et de Dieu le Père. Quant à la trilogie classique des trois inséparables ennemis du genre humain – le Monde, la Chair et le Démon – il s’agit d’un lieu commun du drame liturgique européen.

     En dépit de cette filiation, l’originalité de cette pièce mérite d’être soulignée. Contrairement à ce qui se passait dans le débat médiéval, l’accusateur de l’homme n’est pas ici le diable, mais la Conscience ; quant à son défenseur, ce n’est plus la Vierge, mais l’ange gardien. De leur côté, Lucifer, le Monde et la Chair n’interviennent qu’à titre de témoins. Cette réélaboration du schéma primitif correspond à une évolution capitale : en effet, le thème central de l’auto n’est plus le péché originel, mais le péché en général qui, à la différence du précédent, peut être effacé par la contrition et la pénitence. A l’exaltation de l’Incarnation et de la Rédemption se substitue dès lors celle de l’Eucharistie, à quoi tend toute l’action dramatique et qui en constitue l’aboutissement. En ce sens, cette pièce sacramentelle destinée à la célébration de la Fête-Dieu illustre parfaitement, au sein du Codice de autos viejos, la recherche encore tâtonnante d’une formule dont l’auto caldéronien représentera la transfiguration. »

     

    Je vais maintenant essayer de découper en scènes ces dix pages, afin de vous en conter l’édifiante (au sens propre, merci) histoire :

     

    1. (C’est le jour de la Fête-Dieu, n’oublions pas.) D’abord, Justice et Miséricorde entrent (en chantant). C’est une scène d’exposition. Justice et Miséricorde annoncent qu’elles jugeront l’Homme, Justice qu’elle sera inflexible et Miséricorde… miséricordieuse.

     

    2. Ensuite, viennent l’Homme, la Conscience et l’Ange gardien. Dispute. L’Homme ne veut pas écouter ces deux filles-là, entend n’en faire qu’à sa tête. Dieu a lui donné le libre-arbitre, aussi n’est-ce pas leur volonté (à elles) qu’il veut accomplir, mais la sienne. « Je veux me divertir tout le temps que je vivrai (…). » Conscience décide de porter plainte, s’en va, laissant avec l’Homme l’Ange gardien qui se doit de lui demeurer attaché.

    (Note 1. Cette scène nécessite que la scène même – le plateau – figure un autre espace, et que les personnages Justice et Miséricorde n’y soient pas ; ou y soient comme n’y étant pas.)

     

    3. Conscience arrive au tribunal de la Justice. Elle est entendue par Justice et Miséricorde. Qui après examen, acceptent de juger l’Homme. Conscience part quérir l’Homme, tandis que Justice et Miséricorde discutent de la volonté de Dieu.

     

    4. Retour de Conscience, tenant l’Homme au collet, et accompagnée de l’Ange gardien. Ils s’acheminent vers le tribunal (voire note 1). Après que l’Homme promet de s’y rendre Conscience s’avise de les devancer afin d’y préparer l’exposé de ses griefs.

     

    5. L’Homme immédiatement entre au tribunal où déjà tout est prêt pour le jugement. Conscience accuse. L’Homme prend son Ange gardien pour avocat. Conscience demande à entendre trois témoins : La Chair, le Monde et Lucifer (et sort immédiatement les chercher). L’Homme s’indigne du procédé, l’Ange demande aux juges qu’il considère que les témoins ne sont pas dignes de foi (« ce sont les péchés en personne ! »).

     

    6. Retour de Conscience accompagnée des trois affreux. Ils vont vers le tribunal (voir note 1). Conscience derechef (elle est vraiment très motivée) décide de les devancer. Plan de bataille de Lucifer pour faire condamner l’Homme.

     

    7. Dans la foulée (aucune séparation formelle : les trois sont entrés au tribunal, qui statue illico) la Conscience présente ses témoins. Lucifer dit qu’il veut seulement dire la vérité. L’Ange gardien dit des trois témoins qu’ils sont en réalité complices et coaccusés. La Conscience justifie son choix. Sous couvert de dire la vérité, Lucifer charge l’Homme qui selon lui, refuse d’aimer Dieu et constamment L’offense. Le Monde enfonce le clou (si je puis dire) : orgueil, cupidité, vanité, avarice. La Chair en remet une couche (métaphore non filée) côté dépravations, débauches, etc. L’Ange gardien supplie l’Homme de s’amender. L’Homme hésite (et négocie) : « si je me confesse sur le champ (…), annulera-t-on ce procès de mes fautes et de mes erreurs ? ». L’Ange répond que oui. Confession « sincère » de l’Homme. Promesses. Miséricorde, en somme, demande que cesse la rigueur.

     

    8. Sentence (seule vraie séparation formelle dans le corps de l’Acte). Justice prononce que L’Homme, grâce à sa confession, « a part à la gloire divine, qu’il mérité le pardon de sa désobéissance et qu’il peut désormais entrer en grâce. » Il est certes absous d’une « juste accusation », mais Conscience est exhortée « à le harceler, l’instruire et le persuader sans cesse ». L’Homme accepte la sentence, promet de l’observer, file faire la fête (puisque c’est la Fête-Dieu).

     

    La pièce est finie.

  • La paix soit avec vous, de Vassili Grossman

     

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    Les éditions L’Age d’homme ont réédité en novembre 2007 les notes de voyage en Arménie qui constituent le dernier livre, écrit en 1962, de Vassili Grossman :

    La paix soit avec vous.

     

    (Je n’étais pas averti de l’existence de ce livre de l’auteur de Vie et destin.

    Le livre était pourtant arrivé chez mon libraire, parfaitement « anonyme » (si je puis dire), rangé bien debout en compagnie d’un paquet d’autres bouquins récents et guère promis à un brillant avenir commercial…

    Les gazettes, les journaleux littéraires n’ont pas fait mention, que je sache, de cette réédition (« franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? C’était déjà édité en 1989, j’imagine qu’on en a dit du bien à cette époque antédiluvienne… »). Ils avaient effectivement mieux à faire, ces médiocres, avec l’actualité de je ne sais quelle « rentrée littéraire » ; par exemple, encenser Crétin d’école, le dernier machin merdique de Daniel Pennajouir, et lui faire décerner par des collègues en médiocrité le Prix Ducon.

    Mais La paix soit avec vous ! Rien que le titre, ça fait ringard, non ? Alabama song, ça fait plus mieux, hein. Salut Bertolt Brecht ! Salut Jim Morrison ! Non, non, vraiment, La paix soit avec vous

    C’est son titre, si évidemment magnifique, n’en déplaise aux tocards, qui m’a mené à lui. – Et avec votre esprit, murmuré-je doucement, à la grande stupéfaction d’un libraire pourtant habitué à mes facéties imbéciles.)

     

    Traducteur qui ne parle ni ne comprend l’arménien de l’écrivain (1) – dont j’ignorais jusqu’au nom – Martirossian, Grossman raconte sa rencontre, selon les moments facile ou difficile, ratée ou réussie, avec la terre, le peuple et les coutumes arméniens.

    C’est un livre paisible et magnifique, oscillant entre poème et roman ; aux descriptions magnifiques des villes, paysages et personnes s’opposent parfois la trivialité de la vie, la petitesse physique, les humeurs de l’auteur.

     

    Ainsi (pour prendre un seul exemple) de cette arrivée à Erivan le 3 novembre 1961 où l’auteur, après ce long voyage depuis Moscou, somme toute heureux qu’on ne soit pas venu l’accueillir à la gare, entreprend de visiter seul la ville, la ville où les gens vivent et non les morceaux choisis qu’on expose aux touristes, et découvre l’importance de ces cours intérieures…

     

    « La cour intérieure ! Pas les temples ou les édifices gouvernementaux, pas les gares, ni le théâtre, la salle de concerts ou le palais à trois étages des grands magasins ! Les petites cours intérieures (2). Voilà l’âme, l’intimité d’Erivan… Toits plats, escaliers, petites enfilades de marches, petits corridors et balcons, terrasses de diverses tailles, des platanes, un figuier, de la vigne grimpante, des tables et des bancs : tout cela harmonieusement fondu, emboîté l’un dans l’autre, jaillissant l’un de l’autre… Des dizaines, des centaines de cordes, telles des artères et des fibres nerveuses, relient balcons et galeries. Sur les cordes sèche le linge vaste et bigarré des habitants d’Erivan : les voilà, les draps dans lesquels dorment et font des enfants  (2) les hommes et les femmes aux sourcils noirs, les voilà, amples comme des voiles, les soutiens-gorge des mères-héroïnes, les chemisettes des fillettes, les caleçons des vieillards arméniens, les culottes des bébés, les couches, les couvertures d’apparat en dentelle. La cour intérieure ! Organisme vivant de la ville dont on aurait soulevé la peau (toute la vie de l’Orient s’y révèle) (2) : la tendresse et les mouvements de l’intestin (2), les emportements, les liens du sang, la puissance du lien communautaire. Les vieux égrènent leur chapelet, échangent sans hâte des sourires, les enfants polissonnent, les réchauds fument – dans des bassines de cuivre cuit de la confiture de coings et de pêches –, les cuves à lessive se perdent dans la vapeur, des yeux verts de chat guettent des maîtresses de maison en train de plumer une poule. La Turquie, la Perse sont proches. »

     

    Un bref paragraphe plus loin :

     

    « Me voilà en train d’ériger mon Erivan : je broie, je concasse, j’aspire, j’absorbe le tuf rose, le basalte, l’asphalte et le pavé, le verre des vitrines, les monuments en l’honneur d’Abovian, de Chaoumian, Tcharents (3), les visages, le bruit des voix, la vitesse folle des voitures conduites par des conducteurs forcenés. Je vois combien il y a de grands nez, combien de mentons pas rasés, envahis de poils noirs, et je comprends que cela vient de ce qu’il est difficile de raser des barbes de fer (2). »

     

    Deux pages plus loin :

     

    « Moi, en seigneur et créateur, je parcours Erivan, je construis dans mon esprit l’Erivan qui, au dire des Arméniens, compte 2700 ans, la ville que Mongols et Perses ont envahie, celle qui a vu l’arrivée des marchands grecs et l’entrée de l’armée de Paskevitch (4), celle qui il y a encore trois heures n’existait pas.

    Et voilà que le créateur, le seigneur tout-puissant, se trouble, commence à jeter autour de lui des regards inquiets… »

     

    Que se passe-t-il ? Quoi donc interrompt soudain l’expérience spirituelle, poétique, quasi-mystique (quoique déjà légèrement ironique, peut-être) de l’auteur ?

    Une bête et banale envie de pisser.

    Laquelle ne trouve nul lieu où décemment s’assouvir.

    Pourquoi ? Parce que les cours intérieures, justement, sont pleine de vie, et donc pleines de gens, et qu’on n’y peut, comme à Moscou, discrètement pisser…

    Voilà.

     

    Il est aussi question, bien sûr, du culte de Staline et de l’antisémitisme stalinien – passages du livre qui seront coupés, censurés pendant vingt ans ; il est aussi question du génocide perpétré par les voisins turcs, et de ses séquelles.

    Il est question du christianisme arménien et, sous lui (pour ainsi dire), du paganisme archaïque encore perceptible, sinon visible. (Que de censure, là aussi.)

    Il est surtout question, en fait, d’un peuple, d’une terre.

     

    La paix soit avec vous est un livre d’une très grande humanité (5).

     

     

     

     

     

    (1) Je tiens Vassili Grossman pour un modèle d’honnêteté ; aussi m’empresserais-je d’ajouter qu’il ne traduit pas seul le livre en question.

    (2) Les italiques ne sont ni de V. Grossman, ni bien sûr de moi ; elles indiquent les coupes qui furent pratiquées dans le texte par la censure soviétique.

    (3) Ecrivains arméniens.

    (4) Paskevitch (1782-1856), feld-maréchal russe.

    (5) Comme je ne suis pas du tout convaincu de mon talent de critique, et que d’autre part je résiste, pour ne pas allonger trop mon texte, à citer des pages entières du livre, j’entreprends ici de recopier intégralement la quatrième de couverture, due au préfacier Shimon Markish (dont je ne sais rien) :

     

    « La paix soit avec vous, l’une des dernières (sinon la dernière) œuvres de Vassili Grossman, est à lire comme le testament d’un écrivain, le bilan de sa vie.

    A l’automne 1961, Vassili Grossman, malade, désespéré par la saisie de son dernier roman Vie et destin, accepte de passer un mois et demi en Arménie pour travailler à la mise en forme littéraire d’un roman traduit de l’arménien. Sa tâche accomplie, il entreprend, le 30 décembre 1961, de rédiger ses « impressions arméniennes ».

    Prenant le prétexte de « notes de voyage », Vassili Grossman parle ici de ce qui lui tient de plus à cœur : le peuple, les gens « simples » pas si simples que cela, le martyre arménien (et, parallèlement, le martyre juif), la foi, la poésie, l’art.

    Impossible, en lisant ce livre, de ne pas songer à Vie et destin. Car tous les thèmes, tous les motifs y ont été puisés. Mais La paix soit avec vous, véritable « poème », est un livre lumineux, empreint de lyrisme et de sérénité. Au soir de sa vie, Vassili Grossman jette sur le monde et lui-même un regard plein de compassion et d’ironie mêlées. La joie l’emporte sur la souffrance, et la foi en la bonté sur l’amertume. Jamais l’auteur n’a montré tant d’abandon, jamais il n’a mis à nu, avec une telle sincérité, son âme et son corps.

    Refusant la suppression de certains passages où il évoque l’antisémitisme soviétique, Vassili Grossman ne verra pas la publication de son texte. Celui-ci ne paraîtra qu’après sa mort, en 1965 et 1967, avec, dans les deux cas, les coupures exigées. Il a fallu encore vingt ans pour que la censure soviétique autorise enfin la publication du texte intégral, tel qu’on pourra le lire ici dans sa traduction française. »