Tchekhov
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Un bref panorama de la littérature mondiale...
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Tchekhov marmonne quelque chose qu'on ne comprend pas
Voilà, c’est fini, ils ont vécu oisifs, dans une insouciance angoissée, ils ne sont pas adaptés au monde qui venait, elle a tout dépensé comme pour fuir, lui – son frère – a perdu le courage dans des bandes de billard, la cerisaie est vendue, à Lopakhine, un honnête gars, fils de moujik devenu commerçant, et les voilà donc à la toute fin de la pièce disant adieu à leur maison, leur monde.
Lioubov Andreevna et Gaev sont restés seuls. Comme s’ils attendaient ce moment, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et sanglotent, tout bas, en se retenant, de crainte qu’on ne les entende.
GAEV (au désespoir). – Ma sœur, ma sœur…
LIOUBOV ANDREEVNA. – O ma chère, ô ma tendre, ô ma belle cerisaie !... Ma vie, ma jeunesse, mon bonheur, adieu !... Adieu !...
Voix d’Ania (comme un appel joyeux) : « Maman !... »
Voix de Trofimov (avec une excitation joyeuse) : « Ohé !... »
Une dernière fois, regarder ces murs, ces fenêtres… Notre pauvre maman aimait à marcher dans cette chambre…
GAEV. – Ma soeur, ma sœur..
Voix d’Ania : « Maman !... »
Voix de Trofimov : « Ohé !... »
LIOUBOV ANDREENA. – On arrive !
Ils sortent.
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Miroir, mon beau miroir...
(Article également publié sur Ring.)
Il y a un homme dans ce fauteuil, un verre à la main. Il est cadre moyen, mormon, on est vers Las Vegas, il se confie à un voyageur de passage, un commercial quelconque. Il raconte comment, par peur de perdre son emploi, il a sciemment laissé mourir, étouffée, sa toute petite fille… Le spectacle s’appelle Bash, latterday plays, le texte est de Neil LaBute. Trois histoires sordides de gens banals, histoires réalistes, c’est-à-dire : hyperviolentes, écrites avec une grande intelligence et, c’est important, très bien interprétées par un quatuor de comédiens belges (XK Theater Group). Passage d’une ordinaire et émouvante Médée pour finir. Beau spectacle, mais grand malentendu critique. – Eh bien, si c’est ça le rêve américain, ça ne donne pas envie, remarquez, on le savait… me confie en sortant ma voisine de banquette, une cinquantenaire probablement enseignante. Le spectacle passe d’autant mieux qu’il est reçu comme une charge contre l’Amérique, et, comme l’antiaméricanisme se porte à merveille dans l’Europe naufrageant, il reste à s’émerveiller que cette charge soit l’œuvre d’un écrivain américain. En somme, on comprend à côté, c’est plus simple. Neil LaBute est un écrivain violent, passionnant parce qu’il représente des Américains banals en meurtriers devant des Américains banals. Un acte courageux, et qui n’a rien d’antiaméricain. Un acte critique. L’équivalent en France serait de représenter crument, sans métaphore, des bobos ignorant l’être, rebelles sous tous rapports, comme on disait bien sous tous rapports, avec des comédiens les défendant sans les juger, et de voir comment ces crétins-là réagissent à leur représentation. J’ai essayé, je me suis fait basher à la française, silence radio. La liberté d’expression est tellement rognée ici, et tellement heureuse et satisfaite d’être rognée, que le monde entier ne peut évidemment que nous envier nos rognures – du moins est-ce notre version officielle. Le site theatre-contemporain.net, dans sa présentation de Neil LaBute, trahit son incompréhension (n’oubliez pas d’admirer la syntaxe au passage) : « L’auteur de sa génération le plus prolixe n’en déroute pas moins, par le ton frais et drôle de ses pièces qui tranche avec sa féroce dénonciation de la supercherie de la société contemporaine. Sa fervente adhésion à l’église mormone est un autre sujet d’intrigue tant la liberté de ton et de thèmes qu’il aborde est corrosive et anticonformiste, pour ne pas dire sacrilège… » Neil LaBute sait en somme une chose que nous voulons ici à toute force ignorer : l’homme n’est pas bon, et lui-même ne s’excepte pas magiquement de ce simple constat. Ici, dans notre beau pays, nous préférons rousseauïser à qui mieux-mieux en attendant Robespierre, et glavioter que l’homme est bon par nature et que c’est la société (toujours plus ou moins américaine désormais) qui le pervertit. Du coup, le metteur en scène du spectacle, René Georges, préfère citer Bond, Edward Bond…
– Un spectacle décalé, me dit un jeune type en me fourguant l’énième tract pénible de la journée. Décalé de quoi ? Ne nous posons pas la question. Il y a dans le Festival off d’Avignon 1057 spectacles décalés, dont 1 Racine, 0 Corneille et 0 Claudel, par exemple. – Alors, j’attendrai qu’il soit calé, ai-je répondu.
Le répertoire est paisiblement foutu aux chiottes. La connaissance historique avec. Et donc toute possibilité de penser l’écart entre les époques. Et donc la possibilité critique. C’est fait. Ce programme-là est derrière nous. Il nous reste le rêve, l’émotion, l’utopie ; il nous reste de parler à côté de la réalité, comme on marche à côté de ses pompes. Et de nous en faire gloire. Enfin, gloriole.
Quels rêveurs, ces artistes.
Je suis allé assister, l’autre jour, à une très belle et très simple conférence de Giorgio Agamben. Je ne suis pas arrivé assez tôt pour avoir une place dans la salle, aussi ai-je écouté sa diffusion depuis le jardin, en buvant du café et fumant des cigarettes. Je regardais les gens autour de moi, qui écoutaient sagement la conférence. Quelque chose m’a frappé. Il n’y avait presque pas d’hommes. Des femmes, pour la plupart entre 35 et 60 ans. Je me suis dit que c’était ma façon de voir le monde, peut-être. Dans le doute, j’ai compté. 41 femmes, 6 hommes. Un beau signe des temps. Le soir, un ami comédien me dit qu’il a joué devant un public en grande majorité féminin. Depuis, je regarde les terrasses des cafés, les passants place de l’Horloge. Des couples bien sûr, tout de même, la quarantaine, profilés CAMIF, et puis, en nombre, des grappes de femmes, dans les cinquante, sorties entre copines. Pas tellement de jeunes gens, trop cher. Ou alors, quelques jours, un déluge de minettes parisiennes hypokhâgnées avec leur drôle d’accent affecté.
Le théâtre n’intéresse plus les hommes ? On peut trouver cela dommage. Et en même temps, quand je pense au théâtre de notre belle époque, à ce qu’il dit et comment il le dit, à sa dénonciation en boucle, je ne puis m’empêcher de trouver cela rassurant. Et après tout, peut-être que le théâtre intéresse toujours les hommes. Peut-être est-ce, simplement, qu’il n’y a plus vraiment de théâtre… L’ambiguïté, l’ambivalence disparaissent, cèdent la place au message. Les spectacles dénoncent. Ils savent. Ils savent où est le Bien (c’est eux). Et ils dénoncent. La dénonciation est décidément une belle chose. Et rassurante, avec ça. Qu’est-ce qu’on rigole. Cela me fait ressouvenir que la III° République, du fait de son étroitesse de légitimité, menacée tant par le socialisme révolutionnaire que par les camelots du roi, avait refusé de donner le droit de vote aux femmes parce qu’elle les pensait majoritairement, et en tout cas davantage que leurs époux, soumises aux curés, à l’Eglise catholique. A tort ou à raison, elle craignait que le vote des femmes mît en danger son existence même. De quoi parle la conférence d’Agamben ? Pour partie de la sécularisation de la théologie, du gouvernement des hommes calqué sur celui de Dieu ; de l’angélologie comme modèle bureaucratique, vocabulaire compris : ministère, mission, hiérarchie (ce qui signifie pouvoir sacré). Que faisait Dieu avant la Création et que fera-t-Il après le Jugement ? That is the question. Et, plus largement, Agamben parle du désœuvrement dans l’art, la fête, la société… La belle critique subtile d’Agamben vient elle-même prendre place dans ce dispositif religieux insu, avec ses fidèles à majorité féminine, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles…
Je vais essayer de parler de ce crime, finalement, en quoi consiste d’abandonner aux journalistes la critique ; corollairement, de la commune lâcheté de prétendus artistes.
Dire publiquement ce qu’on pense, ou pire : décrire simplement ce que l’on voit, dans un petit milieu monté en réseau, où chacun peut et « doit » avoir besoin de chacun, revient presque inévitablement à « mettre en danger » sa position, à se fermer des portes : risque qui paraît à présent inacceptable.
Si l’artiste est, il l’est statutairement ; son boulot consiste à enfoncer des portes ouvertes et son dernier talent à maintenir l’illusion qu’elles étaient fermées…
Alors silence.
Dans ce mauvais silence pourri de paroles convenues, répétées à toute heure comme des fragments d’une liturgie bizarre ayant envahi l’espace social, tout s’indifférencie : tout vaut tout. Le plus beau, c’est que la plupart du temps, l’artiste y croit : il récite son catéchisme avec la ferme conviction d’émettre une pensée personnelle. Il s’adresse à des gens qui sont bien d’accord avec lui, au nom de la même pensée tout aussi personnelle. Cette communion est subversion, puisque tout le monde le dit.
C’est la crise, d’ailleurs, mon bon monsieur. Ne prenons pas de risques. Evacuons la réalité avec sa représentation et vendons nos schmilblicks. Ce serait donc à la crise, paradoxalement, qu’il reviendrait d’évacuer la critique, laquelle n’est peut-être finalement que sa description. Quelle vacherie, la crise, et l’inflation, pensez donc…
Alors que non. C’est la peur. Et sans doute y a-t-il des raisons d’avoir peur ; mais je n’en vois pas de ne pas passer au-delà.
Je parle d’une critique réelle dans les œuvres. Mais la langue de Molière disparaît ; et avec elle, Molière. Logique. Programmatique.
Restent les journalistes. Petits potentats qui, eux aussi, ne prennent au fond aucun risque et n’effraient finalement que les imbéciles. Sauf procès. Leur seul pouvoir de publicitaire du néant est de parler les derniers, de ne laisser personne leur répondre.
Pourquoi laisser à ces gens-là le dernier mot, après tout ?
Je suis au cloître des Carmes, on est le mardi 22 juillet, j’assiste à la représentation de La Mouette de Tchekhov, mise en scène par Claire Lasne Darcueil, le mistral balance des rafales à cent kilomètres heure, le public est transi de froid, les actrices tiennent leurs jupes pour qu’elles ne couvrent pas leurs visages, des bribes de textes partent ailleurs, Dieu sait où, un fauteuil roulant vide traverse la scène à belle allure, ma concentration se fait intermittente elle aussi, j’attends que cela finisse, le dernier acte est censé représenter un intérieur et tout y vole, sourires, les bougies sont soufflées net, j’attends que cela finisse, incapable d’apprécier pleinement le spectacle pourtant fort subtil, trop de vent, trop de froid. Le lendemain, sous la chaleur lourde, je lis sur le site de Libération le flingage du spectacle, paru la veille au matin et que j’avais refusé de lire avant de voir le spectacle, par l’illustre René Solis. – Solis est tout de même un écrivain, me dit sans plaisanter ma voisine de café, quarante-quatre ans, metteur en scène de son état (j’imagine). Solis, un écrivain ? Bien sûr, mais seulement si tout vaut tout. Si Marc Dorcel vaut Andreï Tarkovski, et Paul Préboist Orson Welles, alors oui, René Solis vaut James Joyce, par exemple, ou Balzac, ou n’importe qui. Ce monde est un puterie sans nom.
N’empêche. René Solis en ses basses œuvres m’aide à comprendre le spectacle. Car, à l’exception de Richard Sammut, qui joue Trigorine, médiocre écrivain fascinant la jeunesse, l’illustrissime Solis n’a rien aimé, du décor aux costumes, en passant bien évidemment par les comédiens. Il a même vu, chez Arkadina, jouée par Anne Sée, de la vulgarité, ouh la la. Que raconte La Mouette, déjà ? Pour aller vite, les amours non payées de retour d’une floppée d’oisifs embourgeoisés, actrices et écrivains… jusqu’au suicide de ce pauvre avant-gardiste de Treplev. Au nom de quoi tous ces braves gens seraient-ils dispensés de toute vulgarité, quand ils en sont la manifestation la plus exemplaire et, pour ainsi dire, la plus normative ? Parce que c’est Tchekhov, voyons !… Mais Tchekhov, loin des clichés lenteur éthérée, samovar et robes blanches, peint la fin d’un monde, l’effondrement dans la vulgarité et la pusillanimité devant la vie de la classe bourgeoise, aristocratique russe. Alors oui, René Solis, m’a aidé à comprendre le spectacle, et le talent extraordinairement discret – qualité rare – de Claire Lasne, à côté duquel j’ai bien failli passer, je l’avoue. Car Claire Lasne, tout en travaillant à servir comme une partition le texte établi par André Markowicz et Françoise Morvan, a mis le public d’Avignon sur le plateau. Des acteurs, des auteurs, leurs admirateurs, toute la boboïsation culturelle avec ses familles éclatées et sans pères, le ridicule et la vulgarité pour étendards, se retrouvent sur la scène à étirer leur vacuité, jusqu’à ce que la mort ait contaminé tout désir. Et ce que Solis a vu sur la scène du cloître des Carmes, qu’il n’a pas reconnu et qu’il a trouvé exactement atroce, non sans raison, c’est lui-même. Et il s’est vomi lui-même en quelques lignes dans les colonnes de son canard. Petites solissures.
Si c’est ça, le théâtre, il n’en faut plus jamais. On préfèrera Castellucci, génie muet.
Il n’est pas seul dans ce cas, notre médiocre Trigorine de Solis. Le tâcheron de L’Humanité – un canard que personne ne lit plus, et pour cause, mais dont les articles culturels jouissent encore, dans le milieu, et sans aucune raison, d’un certain carat de prestige… ce que c’est que la nostalgie, tout de même – a dû se reconnaître aussi : il va jusqu’à reprocher aux comédiens de déplacer eux-mêmes des chaises ! Les acteurs ne devraient pas avoir de bras, surtout pour jouer Tchekhov, ne devraient pas être les ouvriers du théâtre. Cette « entreprise provinciale », comme le dit notre larbin laborieux, n’est sans doute pas assez parisienne, ne parle pas assez dans le vide ; et en effet, elle détruit le parisianisme, le montrant pour ce qu’il est : une boursouflure de néant, que conclut un suicide. Trop de réalité, pas assez d’éther. Privé de son shoot, le journaleux. Mais enfin, ne tirons pas sur le corbillard. Prenons plutôt pitié.
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Forteresse
J’allume une cigarette. La terrasse donne sur le chevet de la cathédrale, et cette après-midi, elle est ensoleillée…
– Peut-être que tu devrais sortir davantage, aller à Paris, rencontrer d’autres auteurs, et surtout : des metteurs en scène…
J’entends cela périodiquement, depuis au moins dix ans.
Il y a des gens qui me veulent du bien.
Se méfier, mais remercier.
Leur leitmotiv est celui d’une indifférenciation, au fond. Tout cela est très corporatiste.
Les gens qui me veulent du bien veulent que je m’incorpore.
Tu es un auteur dramatique ? Fais comme tous les autres auteurs dramatiques…
Les auteurs dramatiques ont abdiqué d’être écrivain ? Abdique.
Les artistes font vœu d’originalité, sois comme eux.
Fais comme tout le monde, sois artiste.
– Le milieu est consanguin. Au train où vont les choses, d’ailleurs, l’expression sera bientôt à prendre au sens propre. D’où le nombre de gens tarés.
– Tu ne veux pas, quoi ?
– Pour tout te dire, je serais plutôt enclin à rester chez moi, ne rencontrer personne du milieu cuculturel ou comme je dis : culutrel, interdire à qui voudrait le faire de monter mes pièces…
– Misanthrope ?
– Pas le moins du monde.
– Admets au moins que ta mondanité est très rudimentaire.
– Si tu y tiens vraiment. Toujours est-il que je me trouve plutôt sociable, et même poli. Je suis un type banal. La vie que je mène ici, avec ses aléas divers, ne me disconvient pas.
– Tu es un ermite, mon vieux.
– Non plus, non. J’ai des amis, je te jure, je déjeune souvent avec eux, je fréquente beaucoup les bars, je me mêle facilement aux conversations de comptoir. Je reçois même des gens chez moi, figure-toi… Mes préférences vont aux choses simples, et tu vas voir qu’on me le reprochera… Je bouquine, je lis, j’écris dans les bars…
– C’est très bien, je ne dis pas le contraire. Mais tout de même, tu devrais te faire connaître un peu plus, mon vieux…
– Mais de qui ?... Oui, je sais, Paris… Mais pourquoi devrais-je me forcer à fréquenter des gens dont, au mieux le plus souvent, je n’aime pas le travail ? Et pour quelle raison devrais-je tenter de leur plaire ? Je pense que même si je faisais cela, même si j’essayais de sourire à ces gens, mon travail leur déplairait fortement… Et dans un second temps, parce que certains d’entre eux, forcément, me paraîtront charmants (pourquoi ne me le paraîtraient-ils pas ?), je me sentirais peut-être obligé, pour leur plaire, d’écrire ce qui leur plaît et qui se trouve être selon moi, neuf fois sur dix au moins, tout à fait imbécile… Je me mettrais alors à écrire ce qui leur plaît, c’est-à-dire ce qu’ils attendent et que tout le milieu écrit déjà ; et là, enfin, je serais entré de plain-pied dans l’escalade mimétique, qui est plutôt une dégringolade, d’ailleurs. Et je te le répète : je n’ai aucune envie de me fondre.
Voilà, je suis en chute libre.
C’est du moins ce que je lis dans son regard.
Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
Le silence dure un peu. J’aime bien. Je le regarde, qui a détourné le regard. Il a l’air absorbé par le trafic routier autour de nous.
– Excuse-moi, mais je trouve ce comportement suicidaire, vu la conjoncture…
– Et moi, c’est la conjoncture que je trouve suicidaire…
– Facile.
– Peut-être, mais je trouve quand même ce monde, « notre » milieu compris, en plein naufrage. Voilà pourquoi, ne le prends pas pour toi, hein, je n’aime pas beaucoup ces invitations répétées à naufrager-ensemble. Comme on dit désormais vivre-ensemble. Comme s’il suffisait de prononcer ce sésame-là à deux balles pour s’ouvrir la porte d’un salut matériel et quelconque. Et si je n’aimais pas tout le monde, moi, par exemple ?
– Ah, tu vois que tu es misanthrope…
Il plaisante, bien sûr. Enfin… il a l’air de plaisanter : mais plaisante-t-il vraiment ?
Léger silence, feuilles d’automne. Il fait froid, le soleil se couche…
J’allume une cigarette. Une Dunhill.
– D’un autre côté, je ne peux pas nier que le suicide soit une tentation. Depuis longtemps. La tentation, finalement, c’est ce qui cherche toujours à se présenter comme une solution…
J’avale une gorgée de café, et reprends :
– Pour ne pas céder à la tentation qui ne cesse de revenir, il faut que je travaille. Seul. Je peux te le dire autrement : je me préserve à la fois du suicide social, mondain et du suicide tout court par le travail. Travail de solitude. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, il y a quinze bonnes années maintenant, socialement je me suis planté. Mais socialement seulement. Au lieu de faire les pots de première des spectacles parisiens, avec le vague espoir d’alpaguer quelques secondes un quelconque metteur en scène reconnu par des ploucs en début de soirée et en fin de soirée le non moins vague espoir de troncher une actrice bio ou mieux : une (bien-nommée, alors) « relation publique », eh bien, au lieu de faire ces saloperies-là, j’ai lu et lu et relu du théâtre. Ça n’a l’air de rien, dit comme ça : mais je crois qu’on ne me le pardonnera pas : c’est une faute professionnelle grave.
– Tu rigoles ?
– Pas cette fois, non… Mais peu importe. Encore aujourd’hui, je préfère passer une soirée à lire Shakespeare – le plus grand génie de l’humanité, selon moi – qu’à aller voir une daube au théâtre.
– Pourquoi serait-ce une daube ?
– Oh, ne serait-ce que par comparaison… Il faut du temps, je crois, pour apprendre à lire du théâtre. Après quoi, les spectacles deviennent difficilement supportables. La plupart des mises en scène se constituent sur un déficit de lecture, et plus généralement : de culture, c’est flagrant ; elles s’engouffrent, sous prétexte de liberté, c’est-à-dire de course obligatoire et mimétique à l’originalité, dans des béances aprioriques. C’est tout. Les textes ne sont pas lus vraiment, servent seulement de pré-textes au spectacle. Et que vise-t-il, le spectacle ? A la renommée dans son milieu du metteur en scène. Dans cette optique, évidemment, celui-ci a bien raison de former son « goût » en voyant des spectacles dont la presse dit qu’ils sont marquants, qu’il imitera plus ou moins consciemment et plus ou moins talentueusement…
– Et alors ? excuse-moi, mais je ne vois pas du tout où est le problème…
– Le problème, c’est, comment te dire ? que tout est devenu horizontal. Les gens n’ont de référence que, mettons, sur les quarante dernières années, dont rien ne prouve finalement qu’elles soient aussi grandioses qu’on le dit, précisément parce que c’est depuis ces quarante années-là qu’en France, en tout cas, il n’y a plus d’auteurs.
– Tu rigoles ? Plus d’auteurs dramatiques, en France ? Il en dégueule justement des flopées, personne ne sait où les foutre…
– Il faut les foutre aux chiottes, et flop ! Des auteurs dramatiques, il y en a des tonnes, on devrait d’ailleurs les estimer au poids. Mais des écrivains ? Rien depuis Koltès. Je ne suis pas un fanatique de Koltès, mais il faut bien admettre que les textes tiennent, tiennent debout tout seul, sans metteur en scène derrière…
– Novarina, peut-être ?
– Peut-être bien, on verra.
– On verra quoi ?
– Comment ça se lit dans dix ans, dans vingt ans. Ce que je disais, c’est que depuis que les références sont spectaculaires et non plus littéraires, les références des metteurs en scène ont au mieux quarante ans, au lieu qu’elles pourraient avoir deux mille cinq cents ans. Mais ça, évidemment, c’est du travail, et donc ça ne se deale pas en buvant du vin rouge au bar du Théâtre National de la Colline. La révolution, je veux dire : le modèle, c’est par exemple Tchekhov par Peter Brook (je n’ai rien contre Brook, entendons-nous); ce ne sera pas Tchekhov par Shakespeare, ni Shakespeare par Stendhal puis que ce dernier, quoiqu’il ne fût pas dramaturge, s’était fendu d’un livre sur le premier (Racine et Shakespeare, rien que ça...), fait qui semble bien sûr n’intéresser personne.
Des milliers, dizaines de milliers d’oiseaux dans le ciel. Des étourneaux, je crois. Ils font des figures magnifiques dans le soleil couchant, semblent jouer avec les sombres tours inachevées de la cathédrale, risquent de nous chier sur la gueule aussi. Quels signes eussent lu là nos superstitieux ancêtres païens ? Je ne sais, et d’ailleurs m’en fiche passablement…
– Oui, mais soyons prosaïque, mon vieux : si ça marche ?
– Eh bien, oui, ça marche. Bien sûr. Je n’ai pas la prétention d’empêcher quoi que ce soit de marcher, moi. Le marché d’ailleurs est fait pour ça : pour que ça marche.
Il me regarde. Il a l’air consterné. Mais de quoi ? De ce que je dis, ou du fait que je dise cela ? Je ne sais trop. Les deux à la fois, peut-être.
J’allume encore une cigarette. Toujours une Dunhill. C’est bon, respire, me dis-je.
Il regarde son café, à présent. Les idées, les pensées, ou plus probablement : des trucs, se bousculent dans sa tête.
– Mais toi, en fait, tu ne veux pas que ça marche, ce que tu fais ?
Bonne question. Je passe.
Je tire sur ma cigarette.
Il me regarde. Je sens vaguement que de ma réponse dépend son jugement. Son jugement non pas sur ce dont nous parlons, non, son jugement sur moi.
– Bien sûr que si.
– Alors je ne te comprends pas.
Voilà son piège. Il est très bien identifié. C’est celui auquel je tente d’échapper depuis le départ (je parle d’y échapper dans la réalité, pas dans la conversation).
Si je fais ce que je fais pour que ça marche sur le marché, ce que je fais est idiot parce que ce n’est pas du tout cela qu’il faut faire.
Si je ne fais pas ce que je fais pour que ça marche sur le marché, pourquoi vouloir être présent sur le marché ?
Répondre, à présent.
– Je préfère que ça marche, bien sûr.
Sous-entendu : Non, mon vieux, je ne suis pas fou.
Et j’ajoute :
– Je préfère que ça marche, oui : mais à mes conditions.
Là, il explose littéralement ; affleurant sous la maîtrise, l’explosion est visible :
– Mais personne n’en a rien à foutre de tes conditions, mon pauvre ami.
– C’est très juste. Mais je ne sache pas en ces matières quoi que ce soit à quoi je devrais de les sacrifier, mes conditions. Je n’ai aucune intention de faire du marché un autel, aucune intention de sacraliser le marché. Alors permets-moi aussi de n’avoir rien à foutre de ses petites conditions de marché que les « autres » ont si volontiers intériorisées, tous volontaires, quoiqu’ils en disent, pour se constituer ensemble en marché : ce que j’appelle quant à moi le naufrager-ensemble.
– Tu veux dire qu’ils détestent le marché, mais se ruent dessus pour le dire ; et que ça marche ? Mais ce n’est peut-être pas si idiot, tu sais…
– C’est exactement ça : ils disent détester le marché, mais lui collent au plus près.
– Et tu trouves ça idiot ?
– Idiot, peut-être pas ; mais grégaire, certainement.
– Mais toi non plus, pourtant, tu n’aimes guère le marché, je me trompe.
– Je ne l’aime pas beaucoup, non. Mais je n’ai rien contre. Je prends acte de son existence. Et puis quoi ? J’essaie de le décrire en rigolant, pas de faire semblant de vouloir le bannir, le combattre, l’empêcher, le freiner… Tous ces trucs d’impuissants qui font une course de vachettes pour décrocher le pompon de la gloriole médiatique. Parce que leur rivalité à la con, ça donne quoi, au final ? Un formidable et lamentable chœur d’exceptions autoproclamées. Et même un chœur national hyperconsensuel de révoltés stipendiés qui, à son tour, en tant que collectivité merdique, prétend faire exception… Et y parvient ! L’exception culturelle française existe : nous battons tous les records interplanétaires d’indigence, d’irresponsabilité et surtout : d’inculture. Vas-y, pose des questions de culture générale au directeur d’un petite salle subventionnée de province : là, tu vas comprendre. Mais comme ces tocards sont par profession la culture, ils se trouvent dispensés de toute culture réelle. Et moi, je n’ai pas envie de passer plus de temps que n’en réclame ma survie matérielle à m’occuper de ces gens-là. On reprend un café ?
– Non.
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Une didascalie
Malgré le mépris latent, formidable dont elles sont environnées, et comme auréolées – texte inutile, indication irréalisable, etc. –, j’aime les didascalies (« instructions données par un auteur dramatique aux acteurs sur la manière d'interpréter leur rôle » – c’est moi qui souligne –, selon le Trésor de la langue française).
Ma préférence, ce jour, va à celle qui ouvre l’acte II de La Cerisaie, d’Anton Tchekhov.
La Cerisaie, représentée pour la première fois en 1904 par le Théâtre d’Art de Constantin Stanislavski, est la dernière œuvre d’un Tchekhov malade, mourant, péniblement écrite de 1901 à 1903.
Le seul acte nécessitant un décor d’extérieur ne se déroule pas, comme peut-être on aurait pu s’y attendre à la lecture du titre, dans la cerisaie. Non sans raison. La cerisaie demeure ce lieu mythique, déjà passé, auquel nul ne peut plus désormais accéder.
La didascalie ouvrant cet acte II n’est pas seulement une description, c’est avant tout une vision. Elle est très simple, très claire, l’ordre dans lequel elle se déploie est le plus judicieux.
Cette apparente description d’un paysage, aussi, est une chronologie. Elle raconte, sans tomber jamais au symbolisme, le passé tristement abandonné d’un monde mourant, et son avenir inéluctable, sans doute pas même clairement souhaité.
D’un certain point de vue, cette didascalie (que je donne ici dans la traduction d'André Markowicz, Babel Actes Sud, 1992) dit toute la pièce :
« Une prairie. Une petite chapelle abandonnée depuis longtemps, qui penche sous le poids de l’âge ; tout à côté, un puits, de grandes pierres, sans doute d’anciennes pierres tombales, et un vieux banc. On voit le chemin qui mène à la propriété de Gaev. A l’écart, de hautes rangées de peupliers forment une masse sombre : c’est la limite de la cerisaie. Au loin, une série de poteaux électriques, et, loin, très loin à l’horizon, les contours flou d’une grande ville, qu’on ne peut voir que lorsqu’il fait très beau, très clair. Le soleil va bientôt se coucher. »