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Livres - Page 53

  • Lamentation de l'Epée, par Léon Bloy

     

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    La première fois que l’Esprit du Sabaoth parla de moi, ce fut pour que les hommes n’oubliassent pas qu’on m’avait vue tout en flammes au seuil de l’Eden perdu. 

    J’étais, en cet ancien jour, une épée de feu dans la main de feu du Chérubin qui gardait par moi le sentier de « l’arbre de vie ».

    La Famille humaine s’enfuyait sous l’épouvantable ironie de Dieu, à travers les épines d’un monde inconnu, désormais ensemencé de malédictions, où les gigantesques animaux, –  hostiles déjà, – la regardaient s’enfoncer.

    Ah ! on était, alors, de tristes Dieux, bien étrangement dénués ! On agonisait de jeunesse et l’inexpérience de la Douleur correspondait, en ces deux Etres qui devaient tout enfanter, aux lassitudes inexprimables des derniers temps à venir de l’Humanité.

    Il est probable qu’on ne rêvait pas beaucoup dans les crépuscules de cet exil. Les monts et les fleuves d’avant le Déluge étaient vainement prodigieux et les plateaux étalaient en pure perte leurs végétations emphatiques.

    Le soleil avait pâli pour toujours et l’immense tristesse de l’Orgueil était accroupie sur la Création. On se souvenait trop de moi et on se souvenait trop du Paradis.

    Un jour, enfin, longtemps après le premier Meurtre, exécuté je n’ai su comment, il arriva qu’un terrible garçon, sorti de l’Homme à la main sanglante, forgea quelque chose de resplendissant qui me ressemblait. Le Jardin des délices n’ayant existé que dans la mesure de l’humaine convoitise des Cieux et le Chérubin se lassant de préserver un symbole que ne menaçait plus la nostalgie d’aucun exilé, je reçus la permission d’incorporer ma brillante image et d’aller ainsi par toutes les vallées de la Mort, comme l’attestation du Châtiment et le rappel divin des Extases.

    *

    Aussitôt je devins la Guerre, et mon redoutable Nom fut partout le signe de la Majesté.

    J’apparus l’instrument sublime de la providentielle effusion de sang et, dans mon inconscience merveilleuse d’élue du Destin, j’épousai, le long des siècles, tous les sentiments humains capables de l’accélérer.

    La Colère, l’Amour, l’Enthousiasme, la Cupidité, le Fanatisme et la Démence furent servis par moi d’une façon si parfaite que les histoires ont eu peur de tout raconter.

    Pendant six mille ans, je me suis soûlée, sur tous les points du globe, de massacres et d’égorgements. Il ne m’appartenait pas d’être juste ni d’avoir pitié. Il suffisait que je fusse indiciblement sainte par ma Vocation et que j’aveuglasse de tant de larmes les yeux des mortels que les plus orgueilleux en vinssent à tâtonner humblement du côté du ciel. J’ai tué des vieillards qui ressemblaient à des palais de la Douleur, j’ai tranché les mamelles à des femmes qui étaient comme de la lumière et j’ai percé des petits enfants qui me regardaient avec des yeux de lions mourants.

    Chaque jour, j’ai galopé sur le Cheval pâle dans l’avenue des cyprès qui va de « l’utérus au sépulcre », et j’ai fait une fontaine de sang de tout fils de l’homme qui se trouvait à ma portée.

    Si je n’ai pas frappé Jésus, c’est que j’étais trop noble pour Lui. J’étais trop auguste pour qu’Il acceptât la mort que je donne.

    C’était bon pour Ses apôtres et pour Ses martyrs, pour Ses vierges et pour leurs bourreaux, qui périssaient à leur tour. Je n’étais pas ce qu’il fallait à cet Agneau de l’Ignominie.

    *

    J’ai, sans doute, le droit d’être fière, car je fus passionnément adorée.

    Etant la messagère ou l’acolyte du Seigneur Très Haut, jusque dans l’apparente iniquité de mes voies, on s’aperçut que j’accomplissais une besogne divine et il vint un jour où l’héroïsme occidental me donna précisément la Forme sacrée de l’instrument de supplice qui m’avait été préféré pour la Rédemption.

    Le monde alors fut en extase pour ma beauté. Les chrétiens adolescents rêvèrent de moi, je reçus le dernier baiser des monarques agonisants, les conquérants treillissés de fer s’agenouillaient en me regardant et des continents furent ensanglantés de la prière dont j’étais l’inspiratrice.

    Lorsque l’enthousiasme de la Croix s’éteignit, je condescendis à l’investiture de ce que les hommes appelaient l’Honneur, et, dans cet abaissement, je parus encore assez magnifique pour que l’Europe entière se précipitât aux pieds d’un seul Maître qui m’avait placée dans l’ostensoir de son cœur.

    Assurément, il ne priait pas, cet Empereur de la Mort, mais, quand même, je répandais, à l’entour de lui, l’œcuménique oraison du Sacrifice et du Dévouement, – la terrible oraison rouge qui se vocifère dans les abattoirs de peuples.

    Ah ! ce n’était pas aussi grand que le passé, mais qui dira combien ce fut beau ? J’en sais quelque chose, moi, l’Epée, dont il est écrit que je dois tout dévorer à la fin des fins !

    *

    En attendant, je suis humiliée par des pollutions indicibles. Il n’a pas fallu moins de dix-neuf siècles de christianisme après tant de fois mille ans d’idolâtrie, pour qu’on en vînt à me prostituer ; mais aujourd’hui, c’est irrémédiablement accompli et voilà pourquoi la Tueuse impassible se désespère !

    Ah ! sans doute, on m’a vue souvent passer en des mains étranges, mains d’oppresseurs, mains de bourreaux ou mains de bandits. On m’a vue même dans la sacrilège main des lâches d’où je m’enfuyais aussitôt qu’ils entendaient gronder le tonnerre.

    On ne sait pas ce que je pèse dans la balance inique des victorieux et on ignore combien je me fais légère au poing léger des adultères ou des parricides. Car mon royaume est exclusivement de ce monde, je domine sur le vaste empire de la Chute et toutes les catégories d’expiations m’appartiennent. Les gens à courte vue peuvent donc, à la rigueur, tout me reprocher, puisque je suis à la fois le Crime et le Châtiment.

    Mais ce qui se passe en cette rognure de siècle désavouée par la racaille de l’Abîme est si dégoûtant que je ne sais pas où l’Exterminateur devra me tremper un jour, pour me dessouiller des usages inouïs que l’on fait de moi. Je suis devenue la ressource dernière et la fatidique salope des maquereaux en litige ou des journalistes oblats dont la purulence eût épouvanté Sodome !…

    *

    On voit des semblants d’hommes, de corpusculaires Judas, paraissant avoir été obtenus par les fétides accouplements de quelques sales et vénéneux vieillards, qui, non contents de s’être versé réciproquement sur la tête leurs âmes de fumier, s’ingèrent encore de vider par moi leurs querelles de lupanar.

    Ils osent, de leurs mains pourries, capables d’oxyder les rayons du jour, toucher à l’Epée des Anges et des Chevaliers !

    Ils osent m’offrir leurs poitrines, leurs impurifiables poitrines que n’épuiserait aucun vidangeur céleste et du fond desquelles semblent monter les borborygmes effrayants de leur courage militaire !

    En d’autre temps, lorsqu’il y avait encore des êtres faits pour commander, ils eussent assurément gardé de très beaux cochons sur la pisseuse lisière de ces mêmes forêts que déshonorent aujourd’hui leurs malpropres combats.

    Ils eussent été trop heureux de pâturer à l’ombre des chênes, en rêvant de carotter quelques additionnelles pitances aux nobles chiens du Seigneur, sans trop s’exposer à la trique de l’ergastulaire.

    Ces drôles immondes vivent aujourd’hui, comme s’ils étaient les concubins de la gloire et le troupeau de groins qu’ils paissent a vraiment l’air d’être les trois quarts de l’humanité contemporaine, devenue assez liquide pour se choisir de tels pasteurs.

    Abusant effroyablement de la Parole dont ils ont fait une ordure, ces hermaphrodites avortés pérorent dans les journaux ou les assemblées et se badigeonnent entre eux de leurs excréments et de leur sanie.

    Les coqs de France n’osent plus chanter et les trois au quatre derniers aigles qui se sont obstinés à vivre pour être les témoins du prochain déluge, ne savent plus où reposer leurs tristes ailes fatiguées de les soutenir au-dessus de ce dépotoir.

    C’est ainsi qu’on peut contempler dans l’un ou l’autre crépuscule, sous les frondaisons désolées, de pâles charognes s’aligner pour de dérisoires escrimes où il est parlé d’honneur !

    Et c’est moi, le très vieux Glaive des Martyrs et des Chefs de guerre, qui suis employé à cette besogne de dégoûtation !

    Mais qu’ils y prennent garde, les nocturnes palefreniers de la jument populaire.

    Je dévore qui me touche et j’en appellerai de moi-même à moi-même pour punir mes profanateurs.

    Mes lamentations sont mystérieuses et terribles. La première a percé les cieux et noyé la terre ; la seconde a fait couler deux mille ans des Orénoques de sang humain ; mais à la troisième, que voici, je suis sur le point de reprendre ma forme antique. Je vais redevenir l’Epée de flammes et les hommes sauront enfin, pour en crever d’épouvante, ce que c’est que ce tournoiement dont il est parlé dans les Ecritures !…

       

    (1890)

       
  • Fabula rasa

     

    Trois livres que je n’ai pas lus, et que je ne lirai pas.

     

    D’abord, d’un nommé Jean-Michel Leterrier, Pour une culture citoyenne ! que je mentionne ici parce qu’il fait si pauvrement écho à mon beau titre : Pour une Culutre citoyenne ! Livre dont il n’est pas compliqué de deviner qu’il défend exactement tout ce que j’attaque ; c’est-à-dire : l’indifférenciation culturelle (voir ici).

     

    Ensuite, le livre de Michel Surya, Portait de l’intermittent du spectacle en supplétif de la domination, qui, sur cette réalité dès longtemps avérée, enfile en un joli collier tranchant ses jolies thèses post-situ. Je précise que j’ai failli faire l’acquisition du bouquin, en dépit de son prix ; mais que j’ai été retenu par la crainte de perdre mon temps à lire un livre qui ne pense aucune issue par l’art, et sous-entend même que rien, hors bien sûr l’œuvre de son auteur, ne peut au fond plus rien dire. Toujours la même scie post-situ, donc…

     

    Et pour finir, au sommet de l’imbécillité, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, de Florence Dupont. La charge coutumière contre Aristote, accusé d’avoir dès le berceau fossoyé à la littérature le théâtre, se double ici – d’après le quatrième de couverture – d’une défense des bouffons et de vœux pour leur retour (comme s’ils n’étaient pas déjà partout). Je ne saurais néanmoins, quoique je pense exactement le contraire de l’auteur, celer que je souhaite la même chose que lui : l’agonie du théâtre a bien assez duré, il est temps d’en finir avec cette forme débile de spectacle – cela lui permettra peut-être, si quelques écrivains courageux s’y mettent, de devenir enfin exclusivement littérature et partant, pure aristocratie. Au moment de demander le retour des bouffons, Florence Dupont manque de comprendre que la télévision est aujourd’hui l’équivalent des antiques théâtres populaires (ce que pourtant elle sait). Quant à ramener ces bouffons dans les théâtres proprement dits, je ne puis que l’assurer qu’ils y sont aussi déjà, posant aux intellos moraleux et rivalisant d’inculture dans leurs top-modernes costumes de précieuses ridicules. Je trouve que Florence Dupont, pour aller au bout de sa logique, devrait demander à Christine Albanel, actuel Ministre de la Culture, de nommer Michaël Youn au poste emblématique d’Administrateur de la Comédie Française. Ce serait cool. Je suis pour, évidemment. Finissons-en. Je trouve d’ailleurs que Florence Dupont, agrégée de lettres classiques je crois, est très exemplaire de la manie masochiste de ces élites françaises qui ne rêvent rien tant que la destruction de l’éducation qu’elles ont reçue et du monde qui les a et permises et formées… Toujours le même suicide.

     

  • Tasmanie, de Fabrice Melquiot

     

    Louable tentative de mordre par un auteur qui, sous anesthésie culturelle totale, s’est préalablement fait ôter toutes ses dents.

    (La pièce de Melquiot, ne disant pour une fois pas tout à fait rien, et même n’étant pas dépourvue d’une certaine actualité triviale qui lui doit servir de pensée, il est à craindre que les eunuques ordinaires du théâtre public ne se ruent pas à la monter.)

  • Une didascalie

     

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    Malgré le mépris latent, formidable dont elles sont environnées, et comme auréolées – texte inutile, indication irréalisable, etc.  –, j’aime les didascalies (« instructions données par un auteur dramatique aux acteurs sur la manière d'interpréter leur rôle » – c’est moi qui souligne –, selon le Trésor de la langue française).

     

    Ma préférence, ce jour, va à celle qui ouvre l’acte II de La Cerisaie, d’Anton Tchekhov.

    La Cerisaie, représentée pour la première fois en 1904 par le Théâtre d’Art de Constantin Stanislavski, est la dernière œuvre d’un Tchekhov malade, mourant, péniblement écrite de 1901 à 1903.

    Le seul acte nécessitant un décor d’extérieur ne se déroule pas, comme peut-être on aurait pu s’y attendre à la lecture du titre, dans la cerisaie. Non sans raison. La cerisaie demeure ce lieu mythique, déjà passé, auquel nul ne peut plus désormais accéder.

    La didascalie ouvrant cet acte II n’est pas seulement une description, c’est avant tout une vision. Elle est très simple, très claire, l’ordre dans lequel elle se déploie est le plus judicieux.

    Cette apparente description d’un paysage, aussi, est une chronologie. Elle raconte, sans tomber jamais au symbolisme, le passé tristement abandonné d’un monde mourant, et son avenir inéluctable, sans doute pas même clairement souhaité.

    D’un certain point de vue, cette didascalie (que je donne ici dans la traduction d'André Markowicz, Babel Actes Sud, 1992) dit toute la pièce :

     

    « Une prairie. Une petite chapelle abandonnée depuis longtemps, qui penche sous le poids de l’âge ; tout à côté, un puits, de grandes pierres, sans doute d’anciennes pierres tombales, et un vieux banc. On voit le chemin qui mène à la propriété de Gaev. A l’écart, de hautes rangées de peupliers forment une masse sombre : c’est la limite de la cerisaie. Au loin, une série de poteaux électriques, et, loin, très loin à l’horizon, les contours flou d’une grande ville, qu’on ne peut voir que lorsqu’il fait très beau, très clair. Le soleil va bientôt se coucher. »

     

  • Artefact, de Maurice G. Dantec

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    Ayant laissé toutes les apparences, non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il tend toujours plus vers l’intérieur, jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit, jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu. C’est en cela que consiste la vraie connaissance de celui qu’il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir, parce que celui qu’il cherche transcende toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténèbre.

    Saint Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse

     

    Artefact est bien sûr un roman. Un seul roman composé de trois romans : « Vers le nord du ciel », « Artefact », « Le Monde de ce Prince ». On peut peut-être dire de ces romans qu’ils sont indépendants, et il est assurément possible de les lire séparément ; mais ils ne sont certainement pas autonomes : tous trois sont en effet régis par et soumis à la même Loi, qu’ensemble ils indiquent (et peut-être déterminent) et à laquelle, non moins, ils obéissent. Et voilà bien la raison par laquelle ces trois romans en font un seul et unique, ne dévoilant son sens que par la façon dont ils inter-agissent entre eux… Sur quoi ? Sur, comme n’a de cesse de le répéter Dantec en son roman (mais est-ce bien lui ?), le cerveau du lecteur. C’est-à-dire, en l’espèce, sur moi.

    Artefact est bien sûr un roman. Mais ce n’est pas seulement un roman. C’est également un poème. Et même un poème dramatique, d’une dramaturgie très singulière, propre à la décourager les tenants d’une lecture scénaristique cherchant toujours à voir le film dans – si ce n’est même, au fond : devant – le livre qu’ils « lisent ». Lesquels prétendus « lecteurs », avec un vocabulaire de joueurs de cartes ou d’étudiants en journalisme, ne pourront jamais que faire l’impasse sur le second de ces romans du roman, « Artefact », lequel ne donne pourtant pas pour rien son nom à l’ensemble.

    Car c’est bien en ce second roman que se trouve, non pas bêtement le centre – quoiqu’il le soit aussi, et pour ainsi dire : physiquement –, mais le cœur atomique du roman, irradiant en tous sens, imposant une relecture complète du précédent et contaminant le suivant.

    Lire « Artefact » dans Artefact, avec la lenteur sans doute qu’une telle densité demande et finalement impose, lecture insupportable aux hommes pressés (mais par quoi ?) que nous sommes incessamment sommés (mais par qui ?) d’ « être », offre seul au lecteur la possibilité d’un saut que je suis très mal qualifié à dire quantique. Lire « Artefact » dans Artefact permet aux trois romans, nonobstant la linéarité chronologique de la lecture physique, de devenir simultanés ; et partant, d’être un seul. – S’il y a un seul roman, en somme, c’est parce que votre lecture des trois romans s’actualise sans cesse dans le temps même de votre lecture physique et chronologique et que votre lecture du premier des trois, « vers le nord du ciel », n’a plus rien à voir à la fin du troisième roman, « le Monde de ce Prince », avec la lecture initiale que vous en aviez faite. Votre lecture de « vers le nord du ciel » est en quelque sorte relue par la lecture du « Monde de ce Prince », telle qu’elle est permise, ou nécessitée, par « Artefact ». De sorte que, finalement, dans le temps même de votre lecture physique, linéaire et chronologique, vous êtes « contraint » à lire simultanément les trois romans, en un seul ; et que, fermant après la dernière page le livre, l’actualisation de ces trois romans en un seul se poursuit. Vous continuez de lire. A moins que vous ne commenciez…

    Un seul exemple, à ma lecture le plus frappant – et donc pas nécessairement le plus fin. La dernière phrase du second roman, « Artefact », en sa question syntaxiquement très simple et pourtant très complexe : « Es-tu une personne ? », tandis que je commençais concrètement la lecture du « Monde de ce Prince », m’a brutalement ramené en arrière, très précisément au paragraphe ouvrant à la fois « vers le nord du ciel », premier roman des trois, et Artefact tout entier. Voici ce premier paragraphe, qu’il m’avait déjà fallu un certain temps à admettre – même au simple titre d’hypothèse –, tant il suppose que vie et mort coïncident exactement, ou plutôt que naissance et mort coïncident exactement, ce qui ne poserait pas tant de problèmes s’il ne s’agissait de la naissance et mort de celui qui parle (ou écrit) : « C’est ce matin-là que je suis né. Ce matin-là, à 8 h 46 et 40 secondes très exactement. C’est aussi l’instant où je suis mort. » Cette ouverture de la narration est en même temps une sortie hors du temps, sortie que la lecture d’ « Artefact » a non seulement intensifiée mais aussi fait sauter sur une autre ligne de narration. Et c’est cette même question « Es-tu une personne ? » qui viendra éclairer d’une lumière très crue, plus violente même que la série de crimes atroces et drôles qui y est en détails décrite, les dernières pages du « Monde de ce Prince ».

    La question posée (une des questions posées, plutôt) est celle de l’identité de celui qui parle. La question posée est celle de la parole ; et celle de la Parole. Car ce que sait un lecteur de cet art martial très ancien, et désormais très méprisé, qu’est le théâtre – ou : la littérature dramatique, comme on dit de nos jours pour faussement les séparer –, c’est cela : Un personnage, qu’il mente ou non, ne dit jamais la vérité. Ou bien : La vérité ne peut pas être dite. Ou encore : La vérité est le non-dit, et non seulement le non-dit mais encore le non-dicible, de la somme des paroles des personnages. Je ne puis donc pas tenir pour anodin le fait que les trois romans de Dantec soient précisément trois narrations distinctes, indépendantes, trois Je qu’il faut, quelque complexe et parfois rebutant que cela soit, admettre de devenir, l’un après l’autre et simultanément, pour accéder enfin, mais cette fois en silence, à l’unité du roman Artefact.

    Faire l’impasse sur « Artefact », qu’on le parcoure ou non des yeux, c’est faire l’impasse sur Artefact. Il est bien évidemment possible, ainsi que certains journalistes n’ont pas manqué de vivement le conseiller, les romans étant formellement et scénaristiquement indépendants, de lire seulement « vers le nord du ciel » et « le Monde de ce Prince » ; mais c’est se priver de lire un roman, pour en lire seulement deux. Et finalement, cela revient à tomber au piège que le roman de Dantec ne cesse pas de nous dire qu’il nous tend. D’une telle lecture duelle, on pourrait même conclure en se demandant sans trop d’apparente aberration s’il n’est pas question, finalement, dans ces deux romans apparemment opposés, d’une réflexion sur les conséquences post-traumatiques des accidents de voiture. Question qui, évidemment, tombe immédiatement dans l’anecdote pour tout lecteur d’Artefact.

    Pour conclure cette approximative notule, je dirais que le lecteur ne peut de toute façon éviter le piège que lui tend – et qu’est en soi – le dispositif romanesque de Dantec ; simplement peut-il soit y tomber, soit le devenir.