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  • La paix soit avec vous, de Vassili Grossman

     

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    Les éditions L’Age d’homme ont réédité en novembre 2007 les notes de voyage en Arménie qui constituent le dernier livre, écrit en 1962, de Vassili Grossman :

    La paix soit avec vous.

     

    (Je n’étais pas averti de l’existence de ce livre de l’auteur de Vie et destin.

    Le livre était pourtant arrivé chez mon libraire, parfaitement « anonyme » (si je puis dire), rangé bien debout en compagnie d’un paquet d’autres bouquins récents et guère promis à un brillant avenir commercial…

    Les gazettes, les journaleux littéraires n’ont pas fait mention, que je sache, de cette réédition (« franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? C’était déjà édité en 1989, j’imagine qu’on en a dit du bien à cette époque antédiluvienne… »). Ils avaient effectivement mieux à faire, ces médiocres, avec l’actualité de je ne sais quelle « rentrée littéraire » ; par exemple, encenser Crétin d’école, le dernier machin merdique de Daniel Pennajouir, et lui faire décerner par des collègues en médiocrité le Prix Ducon.

    Mais La paix soit avec vous ! Rien que le titre, ça fait ringard, non ? Alabama song, ça fait plus mieux, hein. Salut Bertolt Brecht ! Salut Jim Morrison ! Non, non, vraiment, La paix soit avec vous

    C’est son titre, si évidemment magnifique, n’en déplaise aux tocards, qui m’a mené à lui. – Et avec votre esprit, murmuré-je doucement, à la grande stupéfaction d’un libraire pourtant habitué à mes facéties imbéciles.)

     

    Traducteur qui ne parle ni ne comprend l’arménien de l’écrivain (1) – dont j’ignorais jusqu’au nom – Martirossian, Grossman raconte sa rencontre, selon les moments facile ou difficile, ratée ou réussie, avec la terre, le peuple et les coutumes arméniens.

    C’est un livre paisible et magnifique, oscillant entre poème et roman ; aux descriptions magnifiques des villes, paysages et personnes s’opposent parfois la trivialité de la vie, la petitesse physique, les humeurs de l’auteur.

     

    Ainsi (pour prendre un seul exemple) de cette arrivée à Erivan le 3 novembre 1961 où l’auteur, après ce long voyage depuis Moscou, somme toute heureux qu’on ne soit pas venu l’accueillir à la gare, entreprend de visiter seul la ville, la ville où les gens vivent et non les morceaux choisis qu’on expose aux touristes, et découvre l’importance de ces cours intérieures…

     

    « La cour intérieure ! Pas les temples ou les édifices gouvernementaux, pas les gares, ni le théâtre, la salle de concerts ou le palais à trois étages des grands magasins ! Les petites cours intérieures (2). Voilà l’âme, l’intimité d’Erivan… Toits plats, escaliers, petites enfilades de marches, petits corridors et balcons, terrasses de diverses tailles, des platanes, un figuier, de la vigne grimpante, des tables et des bancs : tout cela harmonieusement fondu, emboîté l’un dans l’autre, jaillissant l’un de l’autre… Des dizaines, des centaines de cordes, telles des artères et des fibres nerveuses, relient balcons et galeries. Sur les cordes sèche le linge vaste et bigarré des habitants d’Erivan : les voilà, les draps dans lesquels dorment et font des enfants  (2) les hommes et les femmes aux sourcils noirs, les voilà, amples comme des voiles, les soutiens-gorge des mères-héroïnes, les chemisettes des fillettes, les caleçons des vieillards arméniens, les culottes des bébés, les couches, les couvertures d’apparat en dentelle. La cour intérieure ! Organisme vivant de la ville dont on aurait soulevé la peau (toute la vie de l’Orient s’y révèle) (2) : la tendresse et les mouvements de l’intestin (2), les emportements, les liens du sang, la puissance du lien communautaire. Les vieux égrènent leur chapelet, échangent sans hâte des sourires, les enfants polissonnent, les réchauds fument – dans des bassines de cuivre cuit de la confiture de coings et de pêches –, les cuves à lessive se perdent dans la vapeur, des yeux verts de chat guettent des maîtresses de maison en train de plumer une poule. La Turquie, la Perse sont proches. »

     

    Un bref paragraphe plus loin :

     

    « Me voilà en train d’ériger mon Erivan : je broie, je concasse, j’aspire, j’absorbe le tuf rose, le basalte, l’asphalte et le pavé, le verre des vitrines, les monuments en l’honneur d’Abovian, de Chaoumian, Tcharents (3), les visages, le bruit des voix, la vitesse folle des voitures conduites par des conducteurs forcenés. Je vois combien il y a de grands nez, combien de mentons pas rasés, envahis de poils noirs, et je comprends que cela vient de ce qu’il est difficile de raser des barbes de fer (2). »

     

    Deux pages plus loin :

     

    « Moi, en seigneur et créateur, je parcours Erivan, je construis dans mon esprit l’Erivan qui, au dire des Arméniens, compte 2700 ans, la ville que Mongols et Perses ont envahie, celle qui a vu l’arrivée des marchands grecs et l’entrée de l’armée de Paskevitch (4), celle qui il y a encore trois heures n’existait pas.

    Et voilà que le créateur, le seigneur tout-puissant, se trouble, commence à jeter autour de lui des regards inquiets… »

     

    Que se passe-t-il ? Quoi donc interrompt soudain l’expérience spirituelle, poétique, quasi-mystique (quoique déjà légèrement ironique, peut-être) de l’auteur ?

    Une bête et banale envie de pisser.

    Laquelle ne trouve nul lieu où décemment s’assouvir.

    Pourquoi ? Parce que les cours intérieures, justement, sont pleine de vie, et donc pleines de gens, et qu’on n’y peut, comme à Moscou, discrètement pisser…

    Voilà.

     

    Il est aussi question, bien sûr, du culte de Staline et de l’antisémitisme stalinien – passages du livre qui seront coupés, censurés pendant vingt ans ; il est aussi question du génocide perpétré par les voisins turcs, et de ses séquelles.

    Il est question du christianisme arménien et, sous lui (pour ainsi dire), du paganisme archaïque encore perceptible, sinon visible. (Que de censure, là aussi.)

    Il est surtout question, en fait, d’un peuple, d’une terre.

     

    La paix soit avec vous est un livre d’une très grande humanité (5).

     

     

     

     

     

    (1) Je tiens Vassili Grossman pour un modèle d’honnêteté ; aussi m’empresserais-je d’ajouter qu’il ne traduit pas seul le livre en question.

    (2) Les italiques ne sont ni de V. Grossman, ni bien sûr de moi ; elles indiquent les coupes qui furent pratiquées dans le texte par la censure soviétique.

    (3) Ecrivains arméniens.

    (4) Paskevitch (1782-1856), feld-maréchal russe.

    (5) Comme je ne suis pas du tout convaincu de mon talent de critique, et que d’autre part je résiste, pour ne pas allonger trop mon texte, à citer des pages entières du livre, j’entreprends ici de recopier intégralement la quatrième de couverture, due au préfacier Shimon Markish (dont je ne sais rien) :

     

    « La paix soit avec vous, l’une des dernières (sinon la dernière) œuvres de Vassili Grossman, est à lire comme le testament d’un écrivain, le bilan de sa vie.

    A l’automne 1961, Vassili Grossman, malade, désespéré par la saisie de son dernier roman Vie et destin, accepte de passer un mois et demi en Arménie pour travailler à la mise en forme littéraire d’un roman traduit de l’arménien. Sa tâche accomplie, il entreprend, le 30 décembre 1961, de rédiger ses « impressions arméniennes ».

    Prenant le prétexte de « notes de voyage », Vassili Grossman parle ici de ce qui lui tient de plus à cœur : le peuple, les gens « simples » pas si simples que cela, le martyre arménien (et, parallèlement, le martyre juif), la foi, la poésie, l’art.

    Impossible, en lisant ce livre, de ne pas songer à Vie et destin. Car tous les thèmes, tous les motifs y ont été puisés. Mais La paix soit avec vous, véritable « poème », est un livre lumineux, empreint de lyrisme et de sérénité. Au soir de sa vie, Vassili Grossman jette sur le monde et lui-même un regard plein de compassion et d’ironie mêlées. La joie l’emporte sur la souffrance, et la foi en la bonté sur l’amertume. Jamais l’auteur n’a montré tant d’abandon, jamais il n’a mis à nu, avec une telle sincérité, son âme et son corps.

    Refusant la suppression de certains passages où il évoque l’antisémitisme soviétique, Vassili Grossman ne verra pas la publication de son texte. Celui-ci ne paraîtra qu’après sa mort, en 1965 et 1967, avec, dans les deux cas, les coupures exigées. Il a fallu encore vingt ans pour que la censure soviétique autorise enfin la publication du texte intégral, tel qu’on pourra le lire ici dans sa traduction française. »