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Choses vues, ouïes, dites - Page 17

  • Où il ne se passe rien

     

     

     

    Petite ville ruinée sur la Meuse, ciel plombé, septembre.

    Je suis le seul client du café-cantine. Derrière le comptoir, deux jeunes gens ; lui, en survêtement de supporter, elle, je ne sais plus comment. J’ai parcouru le canard local, je  trie à présent les notes dans mon portefeuille. Radio de merde en fond sonore. Défilé de paroles imbéciles, chansons tristes. Pubs.

    Un couple entre, ils ont quatre-vingts ans passés. La dame s’assied à côté de moi, le monsieur s’approche du comptoir pour passer commande.

    Il dit aux jeunes gens :

    – Ils sont devenus quoi, les anciens patrons ?

    Le jeune type ne répond pas, hausse discrètement les épaules, regarde ailleurs ; la jeune femme répond :

    – Oh, mais ils sont là, ils sont là, en cuisine.

    Puis elle s’en va derrière :

    – Papa, y a un monsieur qui te demande, c’est un ancien client…

    – J’arrive, dit le père affairé en cuisine.

    Pendant ce temps, le vieux monsieur précise qu’il a travaillé chez M*** jusqu’en 84, quand ça a fermé.

    Tout a fermé depuis. Toutes les usines. Sauf une forge. Familiale. Cette ville est trou. Elle se dépeuple. Seul son hôtel de ville tout blanc, que je vois par la fenêtre, témoigne d’une prospérité passée. La prospérité de quand la ville votait communiste ; de quand les usines tournaient à bon rendement.

    – On va prendre un café et un demi, dit le vieux monsieur.

    Le père arrive. Pas loin de soixante.

    Il regarde le vieux monsieur. Ne le reconnaît pas. S’en excuse en écarquillant les yeux.

    Le vieux monsieur répète qu’il travaillait chez M***, jusqu’en 84, quand ça a fermé. Ajoute qu’il déjeunait là tous les midis, avec l’équipe.

    Le père aimerait bien le reconnaître, ça l’arrangerait, mais pas moyen.

    Deux ou trois paroles banales, pour meubler. Chez M***, jusqu’en 84, quand ça a fermé.

    T***, le contremaître. Assez sympa.

    Lui, le patron le remet. Il passe encore, défois, T***.

    Le patron retourne en cuisine. Il a à faire, bientôt midi. Le vieux monsieur va s’asseoir face à sa femme. Je le regarde, entre deux notes à jeter. Le jeune homme en survêtement de supporter amène un demi et un café. A la radio, un connard raconte qu’en jouant, on peut gagner des millions.

    Le couple parle peu. Le vieux monsieur me regarde un instant.

    – Vous voulez le journal, monsieur ?

    Il acquiesce. Je lui tends le torchon.

    Je commande un autre picon et sors fumer.

    De la place, on voit la forêt tout autour, les montagnes.

    A côté de moi, un présentoir de presse exhibe une actrice en plastoc, quelconquement belle, son bras nu lascivement replié sur sa tête. Pose toc en sous-vêtements. Le magazine titre : «  Je suis de plus en plus honnête avec moi-même ». Rien à foutre. Menteuse.

    Je balance mon mégot, retourne à mon picon.

    La jeune femme dépose les entrées dans les assiettes. Menu unique pour tous.

    Des hommes arrivent pour déjeuner. Ils rient. Parlent fort. Serrent la main de chacun.

    Le vieux monsieur met des sous sur la table. Sa femme se lève. Ils sortent.

     

  • Nihil novi sub sole

     

     

     

     

     

     

    Une des consolations de ce métier tordu, et non la moindre, tient dans le fait de fréquemment rouler seul dans ces campagnes séparant deux villes. J’aime partir en avance, éviter les nationales, traverser des villages trop tranquilles. Les paysages banals, un peu tristes, lavent mon cœur de l’électrique saloperie des villes. J’aime, au retour souvent, le temps d’une sèche ou deux, visiter quelque cimetière parsemé d’inconnus. Et puis rouler encore, sans musique. La solitude ici ne semble pas trafiquer sur son genre ; toutes les saisons me plaisent au moment qu’elles sont là.

     

     

     

     

    Le théâtre, fertile en censeurs pointilleux,

    Chez nous pour se produire est un champ périlleux.

    Un auteur n’y fait pas de faciles conquêtes ;

    Il trouve à le siffler des bouches toujours prêtes.

    Chacun le peut traiter de fat et d’ignorant ;

    C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant.

    Il faut qu’en cent façons, pour plaire, il se replie ;

    Que tantôt il s’élève, et tantôt s’humilie ;

    Qu’en nobles sentiments il soit partout fécond ;

    Qu’il soit aisé, solide, agréable, profond ;

    Que de traits surprenants sans cesse il nous réveille ;

    Qu’il coure dans ses vers de merveille en merveille ;

    Et que tout ce qu’il dit, facile à retenir,

    De son ouvrage en nous laisse un long souvenir.

     

    Boileau, Art poétique, chant III

     

     

     

     

     

     

     

  • Metaphysica

     

     

     

      

     

     

     

    Leibniz ni Heidegger. Le père ne s’énerve pas. Sa femme est en mission secrète avec Lacan (coyote) dans quelque ville idiote, Paris par exemple. Le bébé a la diarrhée, une otite, de la fièvre, une bronchiolite et des médocs à la con ; il n’a pas d’appétit et braille la nuit. Le père est calme. Il a de la chiasse sur les doigts. Ça vient de ce qu’il change le bébé, sans doute. Le bébé rigole sur la table à langer, et rigolant, gesticule. C’est très drôle, en effet, mon p’tiot gars. Le père avec du coton tartiné de crème trucmachin tamponne le cul. D’une main, le bébé tripote innocemment son zizi. Le père dit : – Oui, oui, pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? Puis il s’en lave pilatiquement les mains.

     

     

     

     

     

     

     

  • Eloge du suicide

    Un gentil responsable d’une quelconque institution culturelle de province m’avertit gentiment :

    – Tu t’éloignes des normes tacites en vigueur dans le milieu, tu sais. Je suis tombé par hasard sur ton blog – un titre en latin, c’est idiot, d’ailleurs –, eh bien, ton blog, c’est au moins symboliquement une sorte de suicide, non ?

    – Tout à fait. Quand un mort se suicide, j’imagine qu’il devient vivant.

    – Tu veux dire que nous sommes morts, c’est ça ?

    – Oui. Oh, symboliquement, comme tu disais. Et même pourris ; et même décomposés. Ni plus ni moins que tout le reste, d’ailleurs. Ou juste un poil plus.

    – Et toi, bien sûr, tu es le seul vivant sur ce tas de cadavres.

    – Ah non, mon cher, je n’ai jamais dit ça.

    – Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien. Pour l’instant.

    Il rit.

     

    Il rit de quoi ? De sa menace, peut-être…