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Theatrum Mundi - Page 153

  • Journalisme

     

    Je ne suis pas un critique littéraire ; j’ai même très peu de goût pour ce genre d’activité.

    Je n’ai par exemple aucune envie d’acheter des livres pour les critiquer.

    Je n’achète que les livres que j’ai envie de lire.

    Et force est de constater que je ne les lis pas tous.

     

    Je ne suis pas un journaliste.

    Tenir un blog, pourtant, me semble une activité essentiellement proche du journalisme.

    Ne serait-ce que parce que la dernière page écrite est la première à s’afficher ; ne serait-ce que parce que si vous ne publiez pas régulièrement, vos lecteurs disparaissent…

     

    Je ressemble encore au journaliste par cela que je critique, sous la rubrique : Livres pas lus, un certain nombre de livres que, donc, je n’ai pas lus.

    A la différence du journaliste, cependant, je ne cherche aucunement à faire croire que je les ai lus ; et compris.

    En règle générale, j’ai tendance à dire du mal des livres que je n’ai pas lus, et dont j’entreprends en toute malhonnêteté la critique.

     

    Bien sûr, je ne dis pas du mal de tous les livres que je n’ai pas lus.

    Je ne dis du mal que des livres que je fais exprès de ne pas lire ; des livres que je ne veux vraiment pas lire.

    Il y a, si vous voulez, la masse énorme des livres que je ne lis pas ; et puis quelques livres qu’il me semble important de ne pas lire.

     

    Quand j’aime un livre, en revanche, je me trouve très souvent handicapé : comment en parler ?

    Admettre que, sans doute, je ne suis pas en capacité d’écrire à la hauteur du livre en question est une simple question d’honnêteté.

    Je ne suis pas un journaliste.

     

    Ouf.

     

  • L'inventeur du chant couillal

     

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    Il y a quelques années déjà, le titre d’un colloque organisé par un festival de théâtre (sic) « à destination du jeune public » m’avait interloqué :

    « Le bébé peut-il être spectateur ? »

    – Ouais… avais-je marmonné, et pourquoi pas le fœtus, tant qu’on y est ?

    J’imagine que ce colloque a dû commencer, rituellement par :

    – Il ne s’agit pas, évidemment, de trancher aujourd’hui une telle question…

    Et en effet, il n’y a pas de question, puisque j’imagine que tous les intervenants (au moins qu’il n’y ait eu assez d’argent pour se payer la tête du grincheux de service) étaient par avance acquis à la cause du bébé spectateur.

    Il s’agissait juste de préparer des gens qui n’auraient de toute façon pas leur mot à dire à l’idée que les crèches de la ville, l’année suivante, feraient défiler leurs colonnes d’analphabètes en devenir dans les salles de spectacle.

    C’est l’extension du domaine du spectacle vivant.

     

    A Paris, à la même époque, une publicité pour une chaîne câblée (ou un réseau de chaînes câblées, je ne sais plus) pour enfants proposait grosso modo le même programme, se vantant (j’ai oublié la formule exacte) d’être le baby-sitter idéal.

     

    Ouais, et pourquoi pas le fœtus ?

    Je plaisantais, moi. Je suis un naïf.

    Dans une autre salle de spectacle, dans une autre ville (à moins que ce ne soit plutôt : un autre espace urbain), ces jours-ci, j’ai ramassé un prospectus vantant les mérites supposés du chant prénatal.

    Le torche-cul, émis par une consternante association, était sous-titré, dans un français approximatif d’école élémentaire contemporaine :

    « De l’enfant & la parentalité ».

    Ce qui, en soi, est déjà très atroce.

    Qu’est-ce que c’est que ça, la parentalité ?

    Un enfant, je vois bien ce que c’est, merci. Mais une parentalité ?

    Est-ce que les gens ont des problèmes de parentalité ?

    Toujours est-il qu’en fait de chant prénatal, j’imaginais spontanément (c’est-à-dire : sans réfléchir assez), l’esprit sans doute trop occupé par les considérations de Martin Heidegger sur l’essence de la Technique, le chant prénatal comme le chant du fœtus lui-même, que, par je ne sais quelle pseudo-magie des machines, les membres de l’association (une seule personne, à ma connaissance) seraient désormais en mesure de capter, enregistrer, restituer, etc.

    Mais non, pas du tout (pauvre con).

    Pour tout vous dire, et me ridiculiser tout à fait aux yeux de mes modernes lecteurs, j’imaginais une sorte de chant des baleines, en plus sourd, plus ténu, plus fragile…

    Mais non, pas du tout. Le chant prénatal est chanté par la mère. Voire par le père accompagnant la mère.

    Le chant prénatal est chanté par la parentaliteuse. Voire par le parentaliteur accompagnant la parentaliteuse.

    Néanmoins, le parentaliteur a l’air d’être très facultatif.

    La parentaliteuse a le beau rôle. Il faut dire que c’est elle, aussi, qui est enceinte (je sais, le mot est tellement concret qu’il doit en paraître presque vulgaire à mes modernes lecteurs).

    J’imagine que la présence du fœtus est nécessaire. On chante pour l’enfant qui va naître.

    Quant à ce qu’on chante, le prospectus ne le dit pas.

    Aucune importance.

     

    Partons de l’hypothèse que la présence du parentaliteur mâle à ces séances soit effectivement facultative ; que s’il est là, ce n’est pas tout à fait de son plein gré (c’est encore de l’optimisme, je sais…) ; qu’il n’a pas su comment refuser de venir à sa bonne femme en cloque, etc.

    Bien. Regardons maintenant les choses en face.

     

    Ce tract dit en somme que :

    Lorsqu’une femme enceinte chante, elle fait du chant prénatal.

    (On m’objectera, non sans raison, que le banal chant de la femme enceinte n’accède au statut supérieur de chant prénatal que si elle paie une professionnelle – puisqu’en l’espèce, il s’agit d’une professionnelle. Je ne sais de quoi une telle activité est plus proche, de la prostitution ou de la psychanalyse. J’imagine que c’est encore un de ces métissages culturels dont notre époque a le secret.)

    Lorsqu’une femme enceinte qui paie pour cela chante, elle fait du chant prénatal.

     

    Mais alors :

    Lorsqu’une jeune fille, qui accepte de payer pour cela – et on ne voit pas du tout au nom de quoi elle pourrait bien refuser, elle, qui tout bébé déjà, assistait de son plein gré à des représentations de spectacle vivant (sic) –, chante, elle fait du chant virginal ; et une dame âgée, du chant ménopausal ; et une femme qui n’est pas enceinte et dont l’âge est compris entre ces deux moments foutrement importants que sont la défloraison et la ménopause, du chant fécondal (par exemple).

    Monsieur Jourdain lui aussi paie, après tout, pour apprendre qu’il fait de la prose sans le savoir. L’époque est au bobo gentilhomme, lequel est une précieuse ridicule.

    Monsieur Jourdain, je le devine, est marié à Madame Ovary.

    Jacques Lacan, qui est lui aussi payé pour ça, de temps en temps leur explique que, je cite, il n’y a pas de rapport sexuel.

     

    Il y a donc aujourd’hui, dans notre beau pays, des femmes enceintes qui paient pour chanter pour leur fœtus. C’est déjà magnifique.

    Mais la question, technique, se pose :

    A quel moment de la grossesse peut-on commencer de faire du chant prénatal ?

    Si l’on imagine que le chant prénatal s’adresse « en droit » au fœtus, faut-il conclure qu’un chant embryonnal demeure à inventer, « malgré les tabous » etc ?

    Peut-on remonter plus haut ?

    Avant même la pénétration de l’ovule par le spermatozoïde ?

    En tel cas, pourrait-on dispenser des cours de chant ovulal pour les dames, et de chant spermatozoïdal ?

     

    Que de belles choses, mon Dieu, et qui n’ont pas encore été inventées…

     

    C’est décidé, ce soir, j’invente le chant couillal. Je ne suis plus un naïf.

    J’ai donc appelé un ami, lequel est assez bon chanteur et musicien.

    Je lui ai dit :

    – Ecoute, mon vieux, je suis prêt à te filer vingt-huit euros (c’est le prix d’une consultation chez un spécialiste) pour que tu m’écoutes chanter pour mes couilles.

    – Hein ?

    – Si, si. Je te file vingt-huit euros, et toi, tu n’as rien d’autre à faire que m’écouter chanter pour mes couilles…

    – Tu ne vas pas bien ?

    – Mais si, au contraire. J’invente le chant couillal. Un nouvel art de vivre. Tu vas participer à une aventure interactive visant à faire reculer l’obscurantisme, etc. Je parie que tu ne sais même pas ce que c’est qu’un préparentaliteur ?...

     

    Il m’a envoyé paître. Non sans raison. C’est un honnête homme, mon ami.

     

     

  • L'art de lire, par Hugues de Saint-Victor

     

    LIVRE I, CHAPITRE 11

    L’ORIGINE DE LA LOGIQUE

     

    Après que nous avons montré l’origine de la théorique, de la pratique et de la mécanique, il reste à examiner la naissance de la logique, qui vient à la fin de mon énumération parce qu’elle a été inventée en dernier. D’autres sciences avaient été découvertes auparavant, mais il a bien fallu que la logique aussi fût inventée, puisqu’on ne peut discuter avec pertinence, si on n’a pas d’abord saisi la méthode permettant de parler de façon correcte et vraie. En effet, comme le dit Boèce, à l’origine, quand les Anciens s’employèrent à examiner la nature et les mœurs, ils furent souvent amenés à se tromper, parce qu’ils n’étaient pas capables de distinguer les mots et les significations. C’est ce qui se produisit en de nombreux cas pour Epicure, puisqu’il pense que le monde consiste dans les atomes, et affirme à tort que le bien réside dans le plaisir (1).

    Il est clair que, si cela est arrivé à Epicure, ou à d’autres, c’est parce que leur inexpérience de la discussion leur faisait croire que ce qu’ils avaient saisi par le raisonnement se produisait aussi dans la réalité elle-même. C’est là une grande erreur. Les choses ne se comportent pas dans les raisonnements comme elles le font quand on manie des nombres. Dans ce dernier cas, en effet, tout ce qu’on trouve sur ses doigts, si on calcule correctement, se retrouve forcément aussi, et sans doute possible, dans la réalité : si on obtient cent par le calcul, c’est que, nécessairement, cent choses réelles correspondent à ce nombre. On n’observe rien d’équivalent dans une discussion, car ce que l’enchaînement des propos a inventé ne se trouve pas pour autant établi dans la nature. De là vient que ceux qui ont entrepris des recherches sur la nature en laissant de côté la science de la discussion sont obligés de se tromper. En effet, si l’on n’a pas d’abord accédé à la connaissance du raisonnement qui, lorsqu’on discute, contient le chemin vrai ou vraisemblable, si l’on n’a pas reconnu le raisonnement qui peut être considéré comme sûr, ou au contraire comme suspect, la vérité intacte ne peut être découverte grâce à lui.

    Les Anciens, qui souvent sont tombés dans des erreurs nombreuses, ont dégagé, en discutant, des conclusions fausses et opposées ; il semble impossible, d’autre part, si l’on obtient deux conclusions opposées sur un même sujet, que soient vraies l’une et l’autre, issues qu’elles sont d’un raisonnement contradictoire ; enfin on ne peut pas décider auquel des deux raisonnements il faut croire. Voilà pourquoi on décida de prendre en  considération d’abord ce qu’est la nature de la discussion quand elle est vraie et inaltérée. Une fois celle-ci connue, on était à même de saisir si ce qu’on trouvait par le biais de la discussion avait été vraiment compris. De là est venu le savoir de la logique, discipline qui prépare les voies en vue de discuter des modes et de distinguer parmi les raisonnements , en sorte qu’on puisse reconnaître le raisonnement qui est tantôt vrai, tantôt faux, celui qui est toujours faux, celui qui ne l’est jamais (2). La logique vient en dernier selon la chronologie, en premier selon l’ordre. C’est elle que doivent étudier en premier lieu ceux qui débutent en philosophie, parce qu’on y apprend la nature des mots et des significations (3), sans lesquels aucun traité de philosophie ne peut être expliqué rationnellement.

    La logique se dit en grec logos, nom qui possède une double signification. Logos signifie en effet « parole » ou « raison », ce qui permet de qualifier la logique de science soit discursive, soit rationnelle. La logique rationnelle, dite « dissertive », se compose de la dialectique et de la rhétorique. La logique discursive est un genre qui s’applique à la grammaire, à la dialectique et à la rhétorique. Voilà ce qu’est la logique discursive, que nous plaçons en quatrième place dans notre énumération, après la théorique, la pratique et la mécanique. Mais il ne faut pas croire que cette logique est appelée « discursive » dans l’idée qu’avant son invention on n’aurait pas discouru, et que, pour ainsi dire, les hommes, précédemment, n’auraient pas eu d’échanges parlés.

    Il y avait auparavant partage de la parole et de l’écrit, mais le principe de ces paroles et de ces écrits n’avait pas encore été ramené à un art. On n’avait pas encore fourni les préceptes qui permettent de parler et de discuter correctement, car toutes les sciences ont été une pratique avant que d’être un art. Par la suite, les hommes considérant que la pratique pouvait être transformée en art, et que ce qui avait été jusque-là flou et débridé pouvait être enfermé dans des règles et des préceptes définis, entreprirent, comme je l’ai dit, der amener à un art un usage qui devait sa naissance soit au hasard, soit à la nature. Ils corrigèrent ce que la pratique pouvait comporter de mauvais, en suppléant à ce qui lui faisait défaut, en retranchant ce qu’elle avait en trop et, pour le reste, en fixant dans chaque cas des règles et des préceptes bien définis.

    Voilà quelle fut l’origine de tous les arts. Cela se vérifie cas par cas. Avant que n’existât la grammaire, les hommes écrivaient et parlaient. Avant la dialectique, ils distinguaient le vrai du faux par le raisonnement. Avant la rhétorique, ils traitaient du droit civil. Avant l’arithmétique, ils possédaient la science des nombres. Avant la musique, ils chantaient. Avant la géométrie, ils mesuraient les champs. Avant l’astronomie, ils percevaient le changement des saisons grâce au cours des étoiles. Et puis vinrent les arts ; ils ont beau tirer leur principe de l’usage, ils lui sont supérieurs (4).

    Ce serait le moment d’exposer qui furent les inventeurs de chaque art, où et quand ils vécurent, comment les diverses disciplines trouvèrent leur origine grâce à eux, mais je veux auparavant distinguer ces disciplines les unes des autres en donnant une division de la philosophie.

    Il nous faut donc récapituler brièvement ce qui a été dit ci-dessus, pour rendre plus aisée la transition avec ce qui suit. Nous avons dit qu’il y avait seulement quatre sciences, qui contiennent toutes les autres : la théorique, qui s’applique à la contemplation de la vérité, la pratique, qui envisage la discipline des mœurs, la mécanique, qui ordonne les activités de cette vie, la logique, enfin, qui fournit la science de la parole correcte et de la discussion pénétrante. Aussi n’est-il pas absurde ici d’appliquer à l’âme ce quaternaire que les Anciens, à cause du respect qu’ils lui accordaient, avaient adopté dans leurs serments :

    Par celui qui a donné à notre âme le nombre quatre (5).

    Comment ces sciences sont subordonnées à la philosophie, quelle est en outre leur subordination mutuelle, c’est ce que nous allons montrer en répétant brièvement la définition de la philosophie.

     

     

    (1) Epicure, comme la plupart des philosophes de l’Antiquité, n’est connu à cette époque que très indirectement. (Toutes les notes sont de Michel Lemoine. Les précisions en italiques sont de ma main.)

    (2) Cf. Boèce, op. cit., 2. (C’est-à-dire : Contra Eutychen.)

    (3) En lisant intelectuum et non –tum.

    (4) Cf. Cicéron, De oratore, 1, 42, 187-188.

    (5) Cf. Pythagore, Vers d’or, 47.

     Hugues de Saint-Victor (1096-1141) est philosophe et théologien, le plus illustre des représentants de l’abbaye de Saint-Victor. L’art de lire (Didascalicon) est traduit en français par Michel Lemoine et publié aux éditions du Cerf, collection Sagesses chrétiennes. J’espère, par cette copie, faire quelque publicité à un magnifique ouvrage de la Renaissance du XII° siècle, qui n’a évidemment pas (et ne pourrait pas avoir) son équivalent aujourd’hui.

  • Accélérer la catastrophe

     

    [Note : Voici une version un peu plus développée de ce texte.

    Pour répondre d’un mot aux diverses critiques reçues, je dirais volontiers de ce texte qu’il est ou une conversation de café, ou une blague d’une certaine ironie, ou au contraire un petit pamphlet trop sérieux ; mais je crois qu’il est tout cela à la fois… « Il ne faudrait pas que les RG tombent dessus… » et « C’est le salut par la guerre civile, votre machin ? » sont les phrases les plus drôles que j’aie lues à son propos.]

     

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    « C’est toujours le système de la retraite. C’est toujours le même système de repos, de tranquillité, de consolidation finale et mortuaire.

    Ils ne pensent qu’à leur retraite, c’est-à-dire à cette pension qu’ils toucheront de l’Etat non plus pour faire, mais pour avoir fait (ici encore ce même virement de temps et de chronologie, cette même descente d’un cran, cette mise du présent au passé). Leur idéal, s’il est permis de parler ainsi, est un idéal d’Etat, un idéal d’hôpital d’Etat, une immense maison finale et mortuaire, sans soucis, sans pensée, sans race.

    Un immense asile de vieillards.

    Une maison de retraite.

    Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite. Mais c’est pour en jouir, comme ils disent. »

    Charles Péguy, Note conjointe

     

    « L’Occident meurt en bermuda. »

    Philippe Muray, Exorcismes spirituels III

     

    « Quand donc on donne aux gamins des écoles primaires des livrets de caisse d’épargne on a bien raison. Car on leur donne le bréviaire du monde moderne, un brevet de la tranquillité du monde moderne. C’est-à-dire un brevet d’avarice et de vénalité dans l’ordre du cœur. Et dans l’ordre de l’esprit, qui n’en est pas si loin, un brevet de matérialisme et d’intellectualisme, un brevet de déterminisme et d’associationnisme et de mécanisme.

    Et dans les deux ordres ensemble un brevet de raidissement et d’argent.

    Et on a bien raison de le présenter avec tant de cérémonie et comme un symbole et comme un couronnement et comme un coffret d’être et comme un coffret de la loi. De même que les Evangiles sont un ramassement total de la pensée chrétienne, de même le livret de caisse d’épargne est le livre et le total ramassement de la pensée moderne. Lui seul est assez fort pour tenir le coup aux Evangiles, parce qu’il est le livre de l’argent, qui est l’antéchrist. »

    Charles Péguy, Note conjointe

     

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    J’écris le texte qui suit en pensant à ce que dit Pierre Legendre, à la fin, je crois, de son film sur l’ENA, concernant la remarque d’un touriste lisant dans le sigle RF d’un bâtiment ancien : Royaume de France, quand il s’agit de République Française.

    J’écris ce texte avec sous les yeux un recueil de « textes politiques choisis par Denise Mayer » intitulé La République… notre royaume de France, de Charles Péguy (Gallimard, Nrf, 1946). La citation exacte de Péguy dont est tiré le titre du compil est : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France. »

    Je pense également à George Orwell et à sa common decency ; et, plus proche de nous dans le temps, à Jean-Claude Michéa, et à ce qu’il dit de ce qu’il nomme la collusion libérale-libertaire.

    Je pense également à ce pays, la France, dont l’agriculture est en jachère, l’industrie en friches (industrielles et donc : artistiques) et qui n’est plus, sous couvert d’une culture abrutie se prétendant « exception », que le très touristique bronze-culs de l’Europe.

     

    I

    – La prochaine fois, il y aura des morts, forcément. Ils tueront un flic, par exemple, et les flics répondront. Ce sera l’escalade. – Quelle idée, d’appeler ces gens des délinquants. Ce sont des criminels. Les délinquants commettent des délits, les criminels des crimes. – Ces gamins-là n’ont pas du tout été éduqués. – Ouais. L’Education nationale sert à ça. A ne plus éduquer personne. Et je ne te parle pas d’instruire… – Elle avait raison, Royal, alors, quand elle envisageait un encadrement de certaines écoles par l’armée. – Ce n’est pas inintéressant, mais c’est à côté de la plaque. L’école est, enfin : était, le lieu d’enseignement des disciplines, et nécessitait pour cela de la discipline. – Mais plus personne ne veut de trucs atroces comme ça : la discipline, c’est bien simple, ça fait disciplinaire… – Quant aux disciplines, c’est bien simple, elles sont en lambeaux. Il n’y a plus de langue française. – C’est complètement foutu de ce point de vue-là. On fabrique des crétins. Des crétins ordinaires, analphabètes à baccalauréat garanti par l’Etat ; et des crétins d’élite, énarques ou doctorants, tous également alphabètes. – Mais merde, il n’y avait pas, dans le temps, ce machin, là, la République… – Oh, mais c’était il y a très longtemps tout ça, c’est fini. – On n’étudie même plus ça en histoire, vu qu’il n’y en a plus. – C’était une époque où le beau mot d’instituteur existait ; un instituteur, en somme, ça servait à instituer un être humain dans le langage. Mais des instituteurs, il n’y en a plus non plus. – C’est interdit, même, je crois. – C’est possible, en effet.

     

    II

    – Et puis il y a cette sinistre jeune femme, là, qui a été assassinée. Anne-Lorraine Schmitt (1). – Franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Cette pauvre gourde qui n’a pas voulu se laisser violer. Franchement, elle se serait laissée faire, elle parlerait encore. – Ouais, il y a des gens qui ont de leur dignité une appréciation suicidaire. Ils ne sont pas prêts à tout pour simplement survivre. Quelle idée, aussi, de se défendre quand on est attaqué. C’est complètement archaïque. – C’est du suicide. D’ailleurs, elle était catholique. – Non mais la conne. Quant au pauvre bougre qui l’a assassinée, sa vie est foutue. Déjà que c’est un récidiviste. – Oui, oui, le pauvre, c’est une victime. C’est incroyable, cette facilité qu’ont les victimes à devenir bourreaux. Ou bourrelles, même, parfois. Presque à leur corps défendant ; enfin, si on peut dire. Ça les dépasse ; à croire pour de bon qu’au fond, ils n’y sont vraiment pour rien ; ils sont victimes de leurs pulsions. – Bon, oui, quoi, c’est juste un fait divers, non ? – Exactement, ça pourrait arriver à n’importe quelle femme, voire à n’importe qui. C’est la vie… Personnellement, je ne comprends même pas qu’on ait pu en parler autant. – Les banlieues, c’est bien mieux. La misère s’y trouve plus générique. C’est un climat nettement plus révolutionnaire, au fond. Et la révolution, quand même, il n’y a que ça de vrai. – Tu m’étonnes.   

     

     

    III

    – Nous filons droit vers la guerre civile. Un gouvernement habile pourra au mieux la repousser, la retarder. – Ce qui est idiot. Ce qu’il faudrait, au contraire, c’est accélérer la catastrophe. – Aucun gouvernement, médias au cul, ne voudra jamais faire cela. Ils ont la trouille. – Ils sont tenus par les couilles, oui. Même qu’il a fallu un microscope pour les choper. – Quoi ? – Les couilles, tiens…  – N’empêche. Je ne comprends pas. Pourquoi veux-tu l’accélérer, la catastrophe ? – Mais parce qu’elle aura lieu de toute façon. Il est bien trop tard pour l’empêcher. Un gouvernement habile pourra au mieux la repousser. – C’est-à-dire la refiler au prochain, bon débarras, lavage de mains pilatique. – Bon, mais quand même : pourquoi l’accélérer, cette putain de catastrophe ? – Je vais te dire : au lieu de repousser le moment du clash, il faut le précipiter. Parce que chaque jour qui passe donne à l’adversaire plus de moyens, plus d’armes, plus d’organisation ; parce que plus on repoussera le clash, plus on jouera la montre, à désarmer et désarmer pour donner des gages de bonne volonté citoyenne, plus ils seront puissants, et plus nous serons écrasés. – Tant que ces criminels brûleront les bagnoles de leurs voisins au fin fond de la banlieue, ça ne concernera guère le bobo – architecte, mais surtout : journaliste de gauche – qui les soutient moralement, de son fauteuil design. En revanche, si on arrivait à faire descendre en ville, à Paris, ces hordes, ces meutes de barbares… – Tu veux dire, s’ils s’en prenaient aux quartiers paisibles et chics de la capitale. – Oui, si au lieu d’avoir pour théâtre ces banlieues – parce que les banlieues, pour un parisien de Paris, c’est déjà l’étranger, et ce qui brûle là-bas ne brûle en définitive que dans sa télé –, ces émeutes avaient lieu à Paris, si la voiture du bobo était carbonisée, sa fille et sa bobote violées, là, peut-être qu’ils cesseraient d’excuser comme un seul homme les hordes criminelles… – Sans compter que les criminels pourraient s’attaquer à de plus gros symboles, même s’ils n’ont aucune idée de ce que c’est, l’Hôtel de Ville par exemple, et péter le Louvre aussi plutôt qu’une minable bibliothèque de quartier (je fais l’impasse sur l’Opéra Bastille)… – Et il y aurait un sursaut, tu crois ? – On peut l’espérer, non ? – Du courage. Tu attends du courage de ces gens-là, toujours prêts au nom de leur morale pornographique à excuser, ou plutôt : à justifier, à rendre juste, le pire. Ils justifient l’horreur et la terreur. Ils sanctifient le crime et l’abomination. Tu attends du courage de gens qui ont peur de tout. – Ils ont peur de tout, ces connards. Ils auraient peur de leur ombre. Ils ont même peur de la fumée des cigarettes, et de l’air qu’ils respirent.

     

    Votez Grenelle !

     

     

     

     

    (1) Je me permets de renvoyer ici au texte somptuaire (c’est le seul mot qui me vient) de Juan Asensio intitulé D’un silence assourdissant : sur l’assassinat d’Anne-Lorraine Schmitt.

  • De quoi Sarkozy est-il le nom ? d'Alain Badiou

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    Je n’ai pas lu et ne lirai évidemment pas le dernier ramassis d’Alain Badiou.

     

    1. La bonne réponse

    Quant à la question posée : De quoi Sarkozy est-il le nom ? la réponse est (je vous le dis tout de suite pour que vous n’ayez pas l’idée une seconde de vous procurer ce fleuron de la pensée cacochyme) : Sarkozy est le nom du pétainisme transcendantal.

    Du pétainisme transcendantal ! vous avez bien lu.

    Ce qui, en soi, bien sûr, ne veut rien dire.

    Il ne peut pas ne pas le savoir, ça, Badiou.

    Mais quand même, transcendantal, ça fait vachement philosophique.

    Et le philosophique, merde, ça ne se contredit pas comme ça.

    Il faut de sacrés diplômes.

    Et justement, ça tombe bien, c’est Badiou qui les fourgue.

    Pas tous, bien sûr. Seulement les bons.

    (Je ne parle pas de philosophie ici, je parle bien de philosophique. Badiou est quelqu’un qui fait du philosophique, exactement comme Michel Onfray ou Tariq Ramadan.)

    Le pétainisme transcendantal, néanmoins, ça ne veut rien dire.

    Sinon qu’Alain Badiou, du haut de ses chaires, autorise ses affidés à assimiler systématiquement, quoi que par ailleurs il arrive, Sarkozy au pétainisme.

    Ils ne se gêneront pas, d’ailleurs.

    Quitte à se débarrasser vite fait du « transcendantal ».

    Lequel n’est d’ailleurs là que pour ça.

    Sarkozy, c’est Pétain quoi, merde.

    Ça, au moins, c’est de la philo.

     

    2. A qui s’adresse réellement Badiou ?

    Ce qui est formidable, tout de même, c’est que Badiou lui-même, sans bien le savoir cette fois, argumente contre son propre livre.

    Dans un chapitre où il avance huit points pour convaincre son lecteur de je-ne-sais-trop-quoi (n’ayant pas lu cette pelote de déjection), il pose (je cite de mémoire) qu’un journal publié par de riches managers n’a pas à être lu par des gens qui ne sont ni riches ni managers – ce qui revient peu ou prou à exiger qu’on ne lise rien du tout, qu’on ne regarde rien du tout, etc. ou alors seulement Badiou.

    Mais c’est là que notre philosopheur s’emmêle quelque peu les pinceaux…

    Parce qu’il faut alors, pour être aussi badiousien qu’un crétin surdiplômé, admettre avec et contre l’auteur qu’un livre publié par un éditeur parisien d’extrême-gauche n’a pas à être lu par des gens qui ne sont ni éditeurs ni parisiens ni d’extrême-gauche…

    Le bouquin de Badiou, même, en droit (je dis : en droit pour rigoler), ne devrait être lu au fond que par Michel Surya.

    Ce serait bien suffisant.

     

    3. Zoon politikon

    Badiou cite également Sartre : « Tout anticommuniste est un chien. »

    C’est une phrase magnifique, évidemment.

    Un chien, je ne sais pas si vous vous en rendez bien compte, n’est pas un être humain.

    Oui, un chien n’est pas un être humain.

    Il faut partir des choses simples.

    Ça ne parle pas, un chien.

    Donc, ça n’a pas son mot à dire.

    Pour ainsi dire : par définition.

    Ça ne devrait donc pas pouvoir parler, en tout cas.

    (Les chiens ont des prétentions démesurées, de nos jours.)

    Et si ça parle quand même, il faut y remédier.

    Mais surtout…

    Cela s’abat, un chien.

    D’où l’expression.

    Abattu comme un chien.

    Cela s’abat, un chien.

    Qui veut tuer son chien l’accuse d’anticommunisme.

    C’est la sagesse même.

    La sagesse populaire.

    Cela s’est déjà vu, d’ailleurs.

    Mais il y a mieux, bien sûr.

    Mais il y a plus pratique.

    On ne dénombre pas les chiens abattus.

    Personne n’a jamais eu l’idée de dénombrer les chiens abattus ou enfermés au vingtième siècle, par exemple.

    Un chien, cela appartient à son maître.

    Et son maître a sur lui droit de vie et de mort.

    Si vous ne comprenez pas ça, c’est que vous êtes définitivement bouché à la dialectique badousienne.

    A la dialectique, quoi. La vraie.

    (C’est que vous n’êtes pas Michel Surya, bien sûr.

    Et c’est certainement regrettable.)

     

    4. Conclusion

    Badiou est professeur de philosophie (sic) dans quelques institutions nationales naguère prestigieuses. On a les fonctionnaires de la République qu’on peut. Je veux dire : On a les fonctionnaires qu’on peut. Et aussi : On a la République qu’on peut.

     

     

     

    PS : Dans Le Perroquet du 11 novembre 1981, Badiou s’était avisé de flatter Guy Debord ; ce dernier ne lui aura répondu qu’en citant in extenso son article dans l’opuscule Ordures et décombres déballés à la sortie du film In girum imus nocte et consumimur igni par différentes sources autorisées. Debord avait en somme remis Badiou à sa place ; il ne l’a pas quittée.