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Theatrum Mundi - Page 157

  • Technokrisis II : Parricides haut-débit

    Le théâtre est écrit ; le théâtre est en langues.

    Il utilise donc, pour parler idiot, le même medium que l’histoire, la philosophie, la politique, le droit et la loi, toutes choses aujourd’hui méprisées, et par ceux-là d’abord, bien souvent, qui en ont charge. Le théâtre n’échappe pas à cet effondrement.

    Avant d’être ruiné par les catéchistes analphabètes du multimédia spectaculaire, il est ruiné par ses prétendus défenseurs mêmes, au premier chef les auteurs dramatiques ; au point que pour éradiquer ou défendre cet art ancien et vénérable, il ne semble plus à personne nécessaire d’arguer d’une autre logique que celle, misérable, de son bon droit

    *

    La machine médiatique est une machine à hacher les discours ; elle ne  demande in fine que l’efficace du slogan et les hommes politiques la lui servent d’abondance. De l’ancienne raison explosée demeurent seulement d’épars fragments utilitaires. Du journalisme. Parce qu’ils ne pensent pas plus loin que leurs quotidiens et magazines préférés, les auteurs dramatiques appartiennent à cette même porcherie et dialoguent du journalisme idéologique au kilo ou, en guise de traduction dramatique, de la bouillie poético-diarrhéique.

    (Je ne parle pas ici des metteurs en scène ; ce sont désormais des journalistes comme les autres, tenus par l’économie de commercialement formater leur idéologie d’avant-ringarde.)

    *

    Le pouvoir culturel, lui aussi au seul spectacle réduit, conscient que cette nauséeuse surenchère de bonnes intentions peut lasser, mais convaincu que son fond est le bon, demande instamment au théâtre de passer à l’acte et d’employer enfin pour elles-mêmes ces merveilleuses technologies prétendument nouvelles.

    La machine est en marche, et sur le mode de la plus infâme mimétique.

    *

    En affirmant comme une évidence admise que ces technologies sont langages, et non pas possiblement des outils au service du langage, ce pouvoir aberrant vise seulement à mettre sur un absurde pied d’égalité tous ces prétendus langages. Il s’agit rien moins que d’oblitérer le fait que le langage, la parole, est ce qui fonde et institue l’humain ; il s’agit rien moins que de parachever la destruction du langage humain constitué et partant, d’en finir enfin avec la logique, la raison, la représentation du monde, le sens, le Verbe.

    *

    S’il est tellement question de langages, c’est au fond pour qu’il ne soit plus question de langue.

    *

    La plus infâme mimétique consiste donc à interdire au théâtre de faire avec ses outils mimétiques propres la critique du monde tel qu’il s’effondre ; et à lui imposer, en lieu et place critique, un effondrement parallèle. Ce qui est ici interdit, c’est tout bonnement l’écart mimétique, la dimension réflexive, la possibilité spéculaire. Ce qui est ici interdit, c’est la parole.

    La survie du théâtre à l’ère de la machine supposerait en somme qu’il abandonne volontairement tout ce qui, précisément, fait du théâtre qu’il est du théâtre ; non seulement la parole mais la transmission de la parole ; et le rapport au conflit qui directement en provient.

    *

    Supposant un nivellement total des singularités, l’uniformisation corporatiste des auteurs dramatiques, cette imbécillité providentiellement surgie au moment d’en finir avec l’art théâtral, finit elle-même par plaider en faveur du zoo technologique industriel. Pourquoi continuer de parler pour ne rien dire en fatiguant tout le monde ? Pourquoi ce long suicide pathétique ? Quand il serait si simple de « créer » de jolies images magiques parsemées de slogans poétiques et citoyens ? Quand il serait si simple de faire de la publicité en luttant contre ? Puisque la seule bonne publicité est en définitive celle qu’un « créateur » se fait à soi-même.

    *

    Et voilà pourquoi votre spectacle est muet.

    De toute façon.

     
  • Ouverture : 3. Placet beau

     

    Dans tout ce qui suit ce texte, à l’inverse, les personnages sont plus intelligents que leurs modèles. Ainsi leur bêtise paraît mieux.

    L’ÔTEUR. – Ce placet beau, très beau, est vidament dédiécassé au Citoyen Suprême, lequel bien sûr ek-siste ainsi que tout le monde le suce. Faut-il le dire que le Citoyen Suprême c’est je-tu-vous dès lors qu’il n’y en a plus rien du tout de l’individuel dedans, c’est n’importe lequel des qui qui ne se l’envoie pas dire et le dit lui-même de lui-même que c’est lui. Ou toi. Mais surtout moi. Parce que l’Etat c’est moi et que moi, l’Etat je lui chie sur sa gueule.

    Voilà pourquoi que TOUT FAUT, beau comme ma semence, en même temps c’est vachement digne de se faire recevoyer par vous, ô Citoyen Suprême ! Et donnez-moi seulement du popognon et je serai guéri de pas recommencer encore. J’espère que vous me comprendez. D’autant que j’y ai droit à le pognon, vu la rage de révolte dedans que j’ai. Car parce que c’est là que je la fais, ma référence humblement. Car en tant qu’artisteur globalisé je me comprends moi-même déjà pas mal. Oué.

    Mais que je vous dise un peu de quoi je cause que : TOUT FAUT si tu veux, c’est une sorte d’espèce de hépopeye sociétale en gestationnement interdit, tu vois quoi ? C’est nonqu’enmoins une sorte d’espèce d’ensemble rototomanesque décomposé de popoèmes dramaticules de théâtrage antérieur, ô les temps morts qui sont passés. Si. Même que j’en ai causé avec des amis à moi qu’ils étaient bien d’accord après des bières que mon teste il est génial. Quant à le siècle épouvantable, une fois sa réalité bel et bien évacuée par profits et pertes, je le ressuscite avec un glaive nu en carton-pâte de destruction massive (virus IHSV). Non, je déconne.

    *

    Pour la suite à ce volume One de TOUT FAUT, si que y en a un, on verra bien plus tard si que je vis encore.

    Bref, tout ça le théâtre c’est que pour dire que les artistes ils sont comme les citoyens, je veux dire unis ensemble mais avec des grumeaux de communautés rouges plein partout dedans quand même en plus, comme les morceaux de fruits dans les yaourts je sais plus lesquels. Car c’est du yaourt superpositif oué, la Républicité de la démocrasse. Mais aussi que si les artistes ils sont comme les citoyens alors aussi l’inverse c’est vrai que les citoyens ils sont comme les artistes, y a pas de raison. Bref quoi, ici c’est suprême qu’il est le Citoyen, surtout qu’il lutte contre. Car parce que c’est un rebelle avant tout, tu vois ? que le citoyen sans rien, en fait il a tout dedans qui fait qu’il est pareil que les autres, quoi. C’est un artiste, si tu veux. Comme nous tous si qu’on veut, merde. Et on va tout niquer le pays comme une pétasse dans la tournante.

    Voilà, Citoyen Suprême, c’est pour toi ce placet beau subversé, et puisque c’est kif-kif c’est aussi de toi un peu qu’il est, ce placet ; et si que je le dis c’est pour dire merci comme quoi tu nous a éduqués bien dans ta sorbonne  d’où qu’on vient. Qu’on est là nous aussi pour les péter les enculés de gens pas-qui-résistent, oué, et faire sur les trottoirs des flaques de sang comme une grosse et virginique œuvre d’dard. Oué. Merci. Casse-toi, Président de mes couilles et merci pour les susventions de la culutre.


  • Ouverture : 1. Caduc

    Je livre ici les deux citations placées au commencement de Tout faut.

    *

    Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas : remplis de toute injustice, de perversité, de cupidité, de malice ; ne respirant qu’envie, meurtre, dispute, fourberie, malignité ; diffamateurs, détracteurs, ennemis de Dieu, insulteurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, rebelles à leurs parents, insensés, déloyaux, sans cœur, sans pitié ; connaissant bien pourtant le verdict de Dieu qui déclare dignes de mort les auteurs de pareilles actions, non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent.

    SAINT PAUL, Epître aux Romains

    *

    La crainte et la pitié peuvent sans doute naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi de l’agencement même des situations, ce qui est préférable et d’un meilleur poète. Il faut en effet composer l’histoire de telle sorte que, même sans les voir, celui qui entend simplement raconter les faits en frémisse et en soit pris de pitié : ce qu’on éprouverait en entendant raconter l’histoire d’Œdipe. Produire cet effet au moyen du spectacle relève moins de l’art et n’exige que des ressources matérielles. 

    ARISTOTE, Poétique

  • 1984

     

    J’aurais certainement pu expliquer, mais par l’exemple seulement hélas, que parler des hommes préhistoriques inclut les femmes, tandis que parler des femmes préhistoriques exclut les hommes. Et j’aurais ajouté, trop brutalement sans doute, que le féminin était, au moins en grammaire, le genre même de la discrimination – laquelle, je le précise, au-delà de toute provocation, n’est pas par nature criminelle et est même souvent, en nombre de cas où elle permet de distinguer les choses entre elles, parfaitement fondée.

    Au résultat, parce que la mode est à la confusion entretenue des genres grammaticaux et naturels, mes propos se seraient retournés contre moi. – Qu’elle soit volontaire ou subie, cette confusion des genres grammaticaux et naturels relève exclusivement de la superstition : exactement comme si l’on cherchait à « déduire » les opinions politiques d’un boxeur du fait que sa droite est meilleure que sa gauche – ou l’inverse – et du nombre de combats qu’il gagne ; puis à faire de cette « déduction » une prétendue « loi universelle » applicable à coup sûr à tout cas.

    Car tel est bien le point de destruction de la logique auquel nous voilà parvenus.

    *

    L’idée soudain m’effleure vaguement qu’il pourrait apparaître à quelques cervelles modernes réactionnaire, ringard ou je ne sais quelle autre infâme bondieuserie de citer cette institution forcément obsolète qu’est l’Académie française.

    Plus personne, évidemment, n’a besoin d’apprendre – je ne parle pas même de se souvenir – qu’il existe en grammaire française un genre marqué et un genre non marqué, lesquels sont ordinairement nommés, respectivement, féminin et masculin.

    Plus personne, évidemment, n’a besoin de savoir quoi que ce soit sur sa langue maternelle, puisqu’il est exactement recommandé par certaines autorités en charge de l’éducation, de parler comme des porcs.

    On se demande même par quelle intervention de la Providence, ces « éducateurs » d’un genre assurément nouveau n’ont pas eu l’idée, au moment d’en finir avec la langue française, d’asséner qu’elle était en réalité paternelle, et conséquemment, criminelle, coupable et condamnée…

    A l’époque de cette déclaration remarquable, la France vivait donc sous la Présidence de François Mitterrand, et poussait même l’âge d’or jusqu’à connaître un troisième gouvernement Mauroy.

    Il est ainsi possible de voir et de comprendre très manifestement la provenance des saloperies qui, plus de vingt ans après, continuent d’échoir sur nos gueules d’ahuris ; et comment la « femellisation » de la langue, s’il est permis de néologiser au moment de citer l’Académie, est en réalité une volonté de retourner la langue contre elle-même, et de l’ « auto-détruire » (on dit bien de certaines personnes qu’elles ont été suicidées).

    Quant au mot de « femellisation » que je viens d’employer, il est l’ennemi – au moins dans mon esprit – de toute féminité. Je tenais à le préciser.

    Féminisation

    (Déclaration de l’Académie française, 14 juin 1984)

    L’Académie a appris par la presse l’existence d’une Commission de terminologie, créée à l’initiative du Gouvernement (décret du 29 Février 1984), « chargée d’étudier la féminisation des titres et des fonctions et, d’une manière générale, le vocabulaire concernant les activités des femmes ».

    Le décret précise que « la féminisation des noms de professions et des titres vise à combler certaines lacunes de l’usage de la langue française ».

    On peut craindre que, ainsi définie, la tâche assignée à cette commission ne procède d’un contresens sur la notion de genre grammatical, et qu’elle ne débouche sur des propositions contraires à l’esprit de la langue.

    Il convient en effet de rappeler qu’en français comme dans les autres langues indo-européennes, aucun rapport d’équivalence n’existe entre le genre grammatical et le genre naturel.

    Le français connaît deux genres, traditionnellement dénommés « masculin » et « féminin ». Ces vocables hérités de l’ancienne grammaire sont impropres. Le seul moyen satisfaisant de définir les genres du français eu égard à leur fonctionnement réel consiste à les distinguer en genres respectivement marqué et non marqué.

    Le genre dit couramment «  masculin » est le genre non marqué, qu’on peut appeler aussi extensif en ce sens qu’il a capacité à représenter à lui seul les éléments relevant de l’un et l’autre genre. Quand on dit « tous les hommes sont mortels », « cette ville compte 20 000 habitants », « tous les candidats ont été reçus à l’examen », etc..., le genre non marqué désigne indifféremment des hommes ou des femmes. Son emploi signifie que, dans le cas considéré, l’opposition des sexes n’est pas pertinente et qu’on peut donc les confondre.

    En revanche, le genre dit couramment « féminin » est le genre marqué, ou intensif. Or, la marque est privative. Elle affecte le terme marqué d’une limitation dont l’autre seul est exempt. À la différence du genre non marqué, le genre marqué, appliqué aux être animés, institue entre les sexes une ségrégation.

    Il en résulte que pour réformer le vocabulaire des métiers et mettre les hommes et les femmes sur un pied de complète égalité, on devrait recommander que, dans tous les cas non consacrés par l’usage, les termes du genre dit « féminin »- en français, genre discriminatoire au premier chef - soient évités ; et que, chaque fois que le choix reste ouvert, on préfère pour les dénominations professionnelles le genre non marqué.

    Seul maître en la matière, l’usage ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Quand on a maladroitement forgé des noms de métier au féminin, parce qu’on s’imaginait qu’ils manquaient, leur faible rendement (dû au fait que le cas non marqué contenait déjà dans ses emplois ceux du cas marqué) les a très vite empreints d’une nuance dépréciative : cheffesse, doctoresse, poétesse, etc. On peut s’attendre à ce que d’autres créations non moins artificielles subissent le même sort, et que le résultat aille directement à l’encontre du but visé.

    Il convient enfin de rappeler qu’en français la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à rendre la distinction entre mâle et femelle. La distribution des substantifs en deux genres institue, dans la totalité du lexique, un principe de classification, permettant éventuellement de distinguer des homonymes, de souligner des orthographes différentes, de classer des suffixes, d’indiquer des grandeurs relatives, des rapports de dérivation, et favorisant, par le jeu de l’accord des adjectifs, la variété des constructions nominales... Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées. Ils risquent de mettre la confusion et le désordre dans un équilibre subtil né de l’usage, et qu’il paraîtrait mieux avisé de laisser à l’usage le soin de modifier.

    *

    C’était donc, comme par hasard – et cela ne me dérange en rien que l’on entende dans le « comme » l’annulation déjà du mot « hasard » –, en 1984 qu’un gouvernement socialiste, comme par hasard – idem –, inaugura la novlangue de merde que nous sommes aujourd’hui contraints d’animalement éructer, sous peine d’une mise au ban qui pour paraître effectivement chaque jour plus désirable n’en est pas moins extrêmement difficile à assumer.

    (Et bien sûr, ce sont les mêmes salopards qui à la fois imposent cette « femellisation » de la langue, et interdisent de fait, et prétendraient-ils le contraire –, par des mesures propres à faire passer leur ancêtre Tartuffe pour un authentique Père de leur Eglise d’abrutis, l’enseignement jadis exigeant, et fondé seulement sur une autorité de compétence, de la langue française.)

    Cette novlangue est un forçage autoritaire – au sens le plus moderne et dévoyé du mot – et totalitaire de la langue française : l’usage y est défini par l’abus.

    Et comme j’imagine que l’image parlera à des gens qui veulent à toute force faire coïncider exactement genres grammaticaux et naturels – et aussi parce que je sais que la position que je tiens ici est par avance perdue –, je dirai que cette novlangue est un viol du français.

    Car la langue était vivante ; et elle était un corps en vie. Et la voilà violée maintenant ; et la voilà comme morte. De mauvais esprits voudront peut-être noter que je parle d’un viol de la langue pour illustrer la manifestation tyrannique de sa femellisation obligatoire, c’est-à-dire : la volonté autocratique d’exclure un genre grammatical masculin incompris, puisque ramené sans logique au genre naturel. J’espère seulement qu’il restera à ces mauvais esprits assez de logique (et de courage, aussi) pour comprendre qu’il s’agit là à la fois d’une métaphore et d’un euphémisme.

     

  • Technokrisis I : Nouveaux péquenots, nouvelles péquenologies

    Le texte qui suit est celui d'une conférence que je n'ai finalement jamais donnée. Il est encore très emprunt de compromis variés. Il sera suivi d'un texte plus bref, Technokrisis II, que je mettrai en ligne dans quelques jours. 

     

     

    I

    Avant d’aborder le problème plus spécifique du rapport entre théâtre et technologie, je voudrais dire brutalement qu’en regardant le vaste champ d’épandage artistique actuel, je ne m’étais tout de même pas attendu à rencontrer une confusion si grande. La plus fréquente, qui est comme la marque de cette époque, confond les moyens et les fins ; ou plutôt voudrait nous convaincre que les moyens sont des fins, naturellement et en toute logique. L’utilisation de l’outil technologique est à la fin censée masquer l’absence de sens de l’œuvre ; en faisant admettre presque d’emblée que cette utilisation est une fin en soi. Ce qui est idiot. Et je passe très gentiment sur les argumentaires prétendument conceptuels qui, sans parler même de concaténation, mettent en déroute la simple logique même. Il s’agit en général de faire passer cette confusion confinant à la bassesse pour une innovation créatrice ou je ne sais quelle autre fumisterie. Je passe aussi sur le ronron pseudo-politique qui voudrait que ces productions bien souvent financées par les pouvoirs publics viennent subvertir quoi que ce soit ; alors que non (et tant mieux).

    L’artiste qui se demande ce qu’il va bien pouvoir faire avec tel outil se pose simplement une question technique, nécessaire sans doute, et à laquelle accèdent aussi les chimpanzés par exemple. La question de l’art, d’autre part, est plutôt : de quel outil ai-je besoin pour faire, dire, montrer cela ? L’outil ici est réellement traité comme outil, comme ce qui est utile à quelque chose, comme moyen.

    Les technologies dites de l’information et de la communication servent ordinairement ce qu’il est convenu d’appeler l’ultralibéralisme. Et force est de reconnaître que l’ultralibéralisme, au moins, fait de ces technologies un moyen pour ses fins qui sont certainement de faire de l’Argent un empire, et de le faire sur l’abrutissement de la planète au grand complet.    

    Est-il possible de détourner réellement ces outils, ces outils fabriqués pour dominer le monde ? Sans doute. Mais les enfants de l’ultralibéralisme que nous sommes – que ça nous plaise ou pas – en sont-ils capables, sans passer par l’interrogation quant aux fondements mêmes de la pensée qui a produit ces outils fascinants ? Sans doute que non.

    A la pointe de la technologie civile, des musiciens de génie adaptent à leur art souvent hypercontestataire les inventions de la technologie militaire ; en retour sur investissement, peut-on dire méchamment, leur production musicale devient la bande-son officielle du monde qu’ils croient critiquer. Ou rien.

    Et de toute façon, artistique ou pas, quoi nourrit mieux la gueule ultralibéraliste que l’innovation machinique permanente, le dépassement technologique incessant, le jamais vu-jamais fait, l’éclatage de tabous, bref toutes choses ouvrant nouveaux marchés ?

    Parenthèse. Nous sommes, qu’on le veuille ou pas, les enfants de l’ultralibéralisme en cours ; non moins que nous vivons après ces paroxysmes techno-industriels que sont Auschwitz et Hiroshima : nous sommes donc aussi, comme le dit ce grand penseur de la technique et de la machine que fut Günther Anders, les fils d’Eichmann. Que cette réalité-là soit au plus haut point déplaisante n’est certes pas une raison de l’occulter ou de la balayer d’un revers de la main. L’histoire n’est pas seulement, comme on dit, du passé, passé dont nous serions rien moins que magiquement affranchis. La profondeur de l’histoire est justement de ne pas cesser de s’actualiser, et vouloir nier ou ignorer cela constitue sans doute le révisionnisme le plus tempéré et, hélas, le mieux partagé.

    Le problème dans le détournement de l’outil, c’est peut-être l’engluement de presque tout le monde dans la fascination. L’outil, ici, dans son utilisation adéquate, est justement pensé pour fasciner, capturer le sujet qui regarde (le spectateur) ; mais la volonté de le détourner, de le retourner contre lui-même, provoque l’inverse : la fascination de celui qui utilise, c’est-à-dire le prétendu artiste. D’où ces œuvres, encore dites « d’art » malgré l’anachronisme, produites au kilo et devant lesquelles, pas fasciné du tout, le spectateur s’emmerde (sauf à être de la partie et à évaluer le caractère de nouveauté, d’innovation dans l’utilisation des techniques, etc.).

    Les œuvres d’art, immédiatement ou à retardement, ont toujours produit un effet de fascination ; au point qu’on peut sans doute dire que c’est par là d’abord qu’elles deviennent œuvre d’art. Personne ne va nulle part de son plein gré dans le but avoué d’ouvertement s’emmerder ; les gens, quel que soit finalement le crédit qu’on leur fasse et la hauteur de leurs vues, ne demandent qu’à « être pris ».

    Un outil conçu pour fasciner en somme, est plutôt bien conçu. (Sans fascination, finalement, il n’y a pas d’art.) Et il est difficile de le détourner pour fasciner autrement. La question en somme, est celle de la représentation. Et tient dans le fait que ces outils sont conçus pour fasciner des masses, c’est-à-dire pour capturer des individus à l’endroit de ce qu’ils reconnaissent, fût-ce par habitude, pour leur être commun.

    L’endroit où la plupart des artistes, malgré les discours affirmant le contraire, sont pris dans l’ultralibéralisme de l’époque, c’est celui où ils entrent dans la volonté de produire une fiction onirique, utopique ; au lieu que le réalisme, la représentation de la réalité – serait-elle par essence déplaisante –, est l’autre lieu de ce qui est commun. Ici, le problème est devenu esthétique.

    Parenthèse. Issues du XIX° siècle et de son noir fond occulte, les grandes utopies socio-industrielles se sont au XX° concurrencées à grands coups de mégacorpses. Un mégacorpse, je le dis pour les profanes, c’est en jargon stratégique militaire américain, l’unité désignant un million de morts. Réplique fractale surgie des immondices, les précédant parfois, l’utopie culturelle s’est bravement employée, à quelques rares exceptions près, à barioler de couleurs vives et joyeuses l’ombre portée de ces grands cimetières sous la lune. Dans tous les cas, l’utopie est toujours là pour cacher l’atroce réalité sous des atours chatoyants. Elle continue de prospérer : elle n’a même plus besoin de s’offrir puisqu’elle se vend très bien. Il s’agit en somme de préférer à la raison la folie. Et ça délire.

    L’utopie étant par étymologie le lieu qui n’existe pas, on voit mal ce que son avènement dans la seule fiction spectaculaire pourrait bien laisser à craindre au monde réel ; qui trouve d’ailleurs son intérêt à tout bonnement la financer. Après quoi ces prétendus artistes fabriqués à la chaîne ont beau jeu de se définir, eux-mêmes ou ceux qui les emploient, comme subversifs quand ils sont simplement les mutins de Panurge de ce monde.

    Le problème, donc, c’est de savoir, avec cette pléthore d’outils dont nous disposons certes, comment on traite de la réalité. Ce qui demande sans doute, en guise de préalable, qu’on soit capable d’abandonner toute posture idéologique ; et de devenir en somme un athée social.

    La possibilité critique, c’est au sens propre celle du moment critique, je veux dire : de l’état de crise.

    II

    Le théâtre est un art très ancien ; il naît en Grèce, c’est-à-dire dans le pays où le mot art se dit teknè. Mais ce teknè, plutôt que par technique (trop réducteur) ou par technologie (trop éloigné, de par l’ajout du mot problématique logos), mieux vaudrait aujourd’hui le traduire par structure.

    La structure du théâtre en tant que représentation, c’est d’être le nœud de ces trois choses : le texte, le corps, l’image – le corps ne tenant pas ici pour rien la position médiane. Cette structure est ce qui lui permet d’opérer la capture du spectateur ; cette structure est ce qui permet que ça fonctionne, qu’il y ait fascination (et qu’on se mêle ou pas de la distancier, ici, n’y change rien).

    A quelques expérimentations négligeables près, on peut tenir cette structure du théâtre pour invariante. Elle n’influe donc en rien sur le contenu de la représentation, sur ce qu’il s’agit pour l’auteur ou l’interprète de dire ou de montrer.

    La différence ici, c’est que l’auteur de théâtre est obligé, à chaque fois, de recréer la structure – plus ou moins bien, évidemment. Son outil ne préexiste pas. Et à la fin, cet outil ne peut pas être séparé de la représentation du monde qu’il porte.

    Cette définition structurale de la représentation théâtrale ne définit pas seulement le théâtre comme art ; mais définit aussi, anthropologiquement, ce qui préside à la constitution des sociétés par l’institution de mythes fondateurs, divinités, et autres avatars. Aucune société n’existe sans fiction dans laquelle se reconnaître, sans mise en scène d’un Tiers venant garantir à cette société la possibilité de sa perpétuation. C’est même précisément à cela que fait miroir le théâtre : il est le miroir du miroir.

    D’où la nécessité pour lui d’un rapport puissamment critique à la réalité.

    III

    Morts respectivement en 1955 et 1956, les deux génies antithétiques du XX° siècle théâtral, Claudel et Brecht, étrangement, envisagent ou entreprennent tous deux, dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale (c’est-à-dire la destruction industrielle des Juifs d’Europe et les deux explosions nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki), de faire place, à l’intérieur même de leurs structures dramatiques, et en surplus de la musique, à des projections cinématographiques. Mais, et c’est le point crucial, ils ne pensent évidemment pas cette nécessaire modernisation du rapport à l’image dans le spectacle au détriment de leur art dramatique et poétique.

    Le fait est que dans la structure texte-corps-image, le texte n’est pas premier par hasard. Le théâtre est cet art de la guerre où tout ce qui advient peut et doit être déduit de ce qui se dit ; d’où il découle, aux fins d’une précision qu’on peut dire balistique, que ce qui se dit doit d’abord être écrit. Le théâtre est l’art martial particulier qui subordonne l’action à la parole. Le théâtre, pour parler en termes occidentaux donc chrétiens, porte une foi dans la vérité révélante de la parole, c’est-à-dire également dans la vérité apocalyptique de la parole, et c’est pour cela qu’il est, ou plus exactement était, un art littéraire à part entière. Et c’est par cela aussi que cet art né grec était lié à ce qu’on a appelé, jusqu’à une période récente, l’histoire.

    C’est d’ailleurs parce qu’il était écrit que le théâtre en Occident a pu survivre à presque mille ans d’interruption totale, et resurgir tout armé. C’est parce qu’il était écrit, fût-ce en langues mortes, que le théâtre était un art vivant.

    Parce que, même parfois malgré nous, nous sommes férus du dernier cri de l’innovation, et bien sûr aussi parce que son invention est cinq ou six fois millénaire, nous n’apercevons généralement plus que, quelque soit par ailleurs son support matériel, l’écriture est le dispositif technologique qui permet qu’une phrase, dans la forme exacte où elle a été pensée par son auteur, vienne s’imprimer sans aucune altération dans le cerveau du lecteur, même mille ans plus tard.

    Dans le dispositif texte-corps-image, le texte est autonome et premier(1).

    Pour prendre une métaphore au concret de laquelle l’aéronautique n’accède pas encore, on peut dire que le texte est simultanément le moteur et la boîte noire du théâtre. Peut-être que le moteur carbure au spectacle, mais la boîte noire s’en passe évidemment très bien. De sorte qu’il est souvent plus intéressant de lire une pièce de Shakespeare ou Racine que d’assister à une quelconque de leurs extravagations spectaculaires contemporaines.

    Le texte théâtral n’est pas un scénario ; il n’a pas vocation à disparaître dans le spectacle, qui lui-même doit bientôt disparaître. Fabriquer un spectacle prétendument vivant où le texte n’est pas autonome et premier, c’est paradoxalement faire du théâtre un art mort ; c’est même le tuer dans l’œuf. C’est un art simultanément fait pour la consommation et pour l’oubli ; un art qui porte en lui la marque de son époque, et rien d’autre ; un art dont il ne doit en somme rien rester. Et finalement, ce n’est pas un art : c’est une crotte culturelle. Pour masquer la réalité, et la présenter même sous un jour distrayant, il est possible qu’on aille jusqu’à faire passer cet assassinat pour de la création. On a les démiurges qu’on mérite.

    En dépit de ce versant positif en quoi consiste quelques innovations formelles indubitablement intéressantes, on peut peut-être tenter de lire négativement l’histoire de la mise en scène au XX° siècle aussi comme le mouvement qui a privé de tout pouvoir décisionnel et finalement expulsé du théâtre, sur des modes fort différents, ceux qui en étaient le fondement même : les écrivains et les acteurs. Sur le même mode, aujourd’hui, les metteurs en scène à leur tour passent sous la coupe de diffuseurs (d’ambiance) chargés de garantir l’uniformité nationale de la diversité culturelle.

    D’autre part, la dissolution de la logique, grassement encouragée par l’enseignement de l’ignorance (ou, si vous préférez, par l’apprentissage de l’analphabétisme, apprentissage institué), permet aujourd’hui à presque n’importe quel imbécile désœuvré généreusement entretenu dans l’ignorance de son ignorance même par la société qui le produit en série, de s’autoproclamer artiste au prétexte qu’il est pourvu d’une bécane et qu’il bidouille des trucs dedans, ce qui est très cool. Je n’exagère qu’à peine. Par quelle opération miraculeuse voudriez-vous que cet artiste en herbe, quel que soit par ailleurs l’âge de l’herbe, n’aille pas donner dans le panneau en quoi consiste cette confusion illogique des moyens et des fins dont je parlais plus haut ?

    Ce qui lui manque d’évidence, à cet artiste à tant d’autres exactement identique, ce sont les outils de connaissance essentiellement historiques lui permettant de se faire une idée construite du monde complexe dans lequel il vit, et de comprendre de quel fond de pensée métaphysique proviennent les jolis joujoux qu’il utilise de façon si artiste ; en somme de voir plus clairement dans quelle fascinante réalité, justement, il vit et se trouve capturé.

    Cette connaissance-là n’empêchera jamais personne d’utiliser les derniers outils technologiques déjà obsolètes mis sur le marché, mais permettra peut-être d’entrevoir à quelles fins les employer. La possibilité d’une critique effective de la réalité technologique ne fera sans doute pas l’économie d’une utilisation de ces outils technologiques, mais elle n’atteindra réellement son plérôme que par l’émergence d’une parole capable de les subordonner à elle, et de les inclure in fine dans le dispositif structural du théâtre.

    Il est possible que cette critique de la réalité soit moins plaisante que nombre de ces fictions utopiques et doucereuses dont j’ai évoqué tout à l’heure le fond de crime réel ; il est possible en somme que la fiction critique qui réarmera le théâtre soit difficile à vendre. Tant mieux. On passe aujourd’hui le cap des ventes comme celui jadis de la censure ; avec l’amère satisfaction de survivre et la certitude inavouable de ne rien dire vraiment.

    Certes, c’est un travail énorme que de comprendre quel monde est en réalité le nôtre (la lecture des quotidiens nationaux et de deux ou trois ouvrages de vulgarisation n’y satisferont jamais) et c’en est encore un autre de s’employer ensuite à chercher comment on pourrait bien rendre compte de cette réalité par des moyens artistiques historiquement éprouvés.

    Mais à défaut de ce travail, nous risquons de rester très longtemps dans la situation actuelle où de prétendus artistes frôlant l’analphabétisme satisfont mollement aux grilles de programmations d’un édifice culturel dont on peut dire qu’il est, lui, tout au plus alphabète.



    * (1) J’évacue ici volontairement, pour des questions de durée, la question de la voix. Pour aller vite, je dirais qu’à l’intérieur du dispositif structural du théâtre, le texte est à la fois séparé, du fait de sa nature scripturale anti-spectaculaire comme du fait de sa nécessaire antériorité, et inclus en tant qu’il fait retour épiphanique sous forme vocale à l’endroit de la disjonction du rapport corps-image ; en tant qu’il est par la voix cette disjonction même. A la dualité réalité-utopie, ou raison-folie, fait ici écho la question du lire et du délire.