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L'art de lire, par Hugues de Saint-Victor

 

LIVRE I, CHAPITRE 11

L’ORIGINE DE LA LOGIQUE

 

Après que nous avons montré l’origine de la théorique, de la pratique et de la mécanique, il reste à examiner la naissance de la logique, qui vient à la fin de mon énumération parce qu’elle a été inventée en dernier. D’autres sciences avaient été découvertes auparavant, mais il a bien fallu que la logique aussi fût inventée, puisqu’on ne peut discuter avec pertinence, si on n’a pas d’abord saisi la méthode permettant de parler de façon correcte et vraie. En effet, comme le dit Boèce, à l’origine, quand les Anciens s’employèrent à examiner la nature et les mœurs, ils furent souvent amenés à se tromper, parce qu’ils n’étaient pas capables de distinguer les mots et les significations. C’est ce qui se produisit en de nombreux cas pour Epicure, puisqu’il pense que le monde consiste dans les atomes, et affirme à tort que le bien réside dans le plaisir (1).

Il est clair que, si cela est arrivé à Epicure, ou à d’autres, c’est parce que leur inexpérience de la discussion leur faisait croire que ce qu’ils avaient saisi par le raisonnement se produisait aussi dans la réalité elle-même. C’est là une grande erreur. Les choses ne se comportent pas dans les raisonnements comme elles le font quand on manie des nombres. Dans ce dernier cas, en effet, tout ce qu’on trouve sur ses doigts, si on calcule correctement, se retrouve forcément aussi, et sans doute possible, dans la réalité : si on obtient cent par le calcul, c’est que, nécessairement, cent choses réelles correspondent à ce nombre. On n’observe rien d’équivalent dans une discussion, car ce que l’enchaînement des propos a inventé ne se trouve pas pour autant établi dans la nature. De là vient que ceux qui ont entrepris des recherches sur la nature en laissant de côté la science de la discussion sont obligés de se tromper. En effet, si l’on n’a pas d’abord accédé à la connaissance du raisonnement qui, lorsqu’on discute, contient le chemin vrai ou vraisemblable, si l’on n’a pas reconnu le raisonnement qui peut être considéré comme sûr, ou au contraire comme suspect, la vérité intacte ne peut être découverte grâce à lui.

Les Anciens, qui souvent sont tombés dans des erreurs nombreuses, ont dégagé, en discutant, des conclusions fausses et opposées ; il semble impossible, d’autre part, si l’on obtient deux conclusions opposées sur un même sujet, que soient vraies l’une et l’autre, issues qu’elles sont d’un raisonnement contradictoire ; enfin on ne peut pas décider auquel des deux raisonnements il faut croire. Voilà pourquoi on décida de prendre en  considération d’abord ce qu’est la nature de la discussion quand elle est vraie et inaltérée. Une fois celle-ci connue, on était à même de saisir si ce qu’on trouvait par le biais de la discussion avait été vraiment compris. De là est venu le savoir de la logique, discipline qui prépare les voies en vue de discuter des modes et de distinguer parmi les raisonnements , en sorte qu’on puisse reconnaître le raisonnement qui est tantôt vrai, tantôt faux, celui qui est toujours faux, celui qui ne l’est jamais (2). La logique vient en dernier selon la chronologie, en premier selon l’ordre. C’est elle que doivent étudier en premier lieu ceux qui débutent en philosophie, parce qu’on y apprend la nature des mots et des significations (3), sans lesquels aucun traité de philosophie ne peut être expliqué rationnellement.

La logique se dit en grec logos, nom qui possède une double signification. Logos signifie en effet « parole » ou « raison », ce qui permet de qualifier la logique de science soit discursive, soit rationnelle. La logique rationnelle, dite « dissertive », se compose de la dialectique et de la rhétorique. La logique discursive est un genre qui s’applique à la grammaire, à la dialectique et à la rhétorique. Voilà ce qu’est la logique discursive, que nous plaçons en quatrième place dans notre énumération, après la théorique, la pratique et la mécanique. Mais il ne faut pas croire que cette logique est appelée « discursive » dans l’idée qu’avant son invention on n’aurait pas discouru, et que, pour ainsi dire, les hommes, précédemment, n’auraient pas eu d’échanges parlés.

Il y avait auparavant partage de la parole et de l’écrit, mais le principe de ces paroles et de ces écrits n’avait pas encore été ramené à un art. On n’avait pas encore fourni les préceptes qui permettent de parler et de discuter correctement, car toutes les sciences ont été une pratique avant que d’être un art. Par la suite, les hommes considérant que la pratique pouvait être transformée en art, et que ce qui avait été jusque-là flou et débridé pouvait être enfermé dans des règles et des préceptes définis, entreprirent, comme je l’ai dit, der amener à un art un usage qui devait sa naissance soit au hasard, soit à la nature. Ils corrigèrent ce que la pratique pouvait comporter de mauvais, en suppléant à ce qui lui faisait défaut, en retranchant ce qu’elle avait en trop et, pour le reste, en fixant dans chaque cas des règles et des préceptes bien définis.

Voilà quelle fut l’origine de tous les arts. Cela se vérifie cas par cas. Avant que n’existât la grammaire, les hommes écrivaient et parlaient. Avant la dialectique, ils distinguaient le vrai du faux par le raisonnement. Avant la rhétorique, ils traitaient du droit civil. Avant l’arithmétique, ils possédaient la science des nombres. Avant la musique, ils chantaient. Avant la géométrie, ils mesuraient les champs. Avant l’astronomie, ils percevaient le changement des saisons grâce au cours des étoiles. Et puis vinrent les arts ; ils ont beau tirer leur principe de l’usage, ils lui sont supérieurs (4).

Ce serait le moment d’exposer qui furent les inventeurs de chaque art, où et quand ils vécurent, comment les diverses disciplines trouvèrent leur origine grâce à eux, mais je veux auparavant distinguer ces disciplines les unes des autres en donnant une division de la philosophie.

Il nous faut donc récapituler brièvement ce qui a été dit ci-dessus, pour rendre plus aisée la transition avec ce qui suit. Nous avons dit qu’il y avait seulement quatre sciences, qui contiennent toutes les autres : la théorique, qui s’applique à la contemplation de la vérité, la pratique, qui envisage la discipline des mœurs, la mécanique, qui ordonne les activités de cette vie, la logique, enfin, qui fournit la science de la parole correcte et de la discussion pénétrante. Aussi n’est-il pas absurde ici d’appliquer à l’âme ce quaternaire que les Anciens, à cause du respect qu’ils lui accordaient, avaient adopté dans leurs serments :

Par celui qui a donné à notre âme le nombre quatre (5).

Comment ces sciences sont subordonnées à la philosophie, quelle est en outre leur subordination mutuelle, c’est ce que nous allons montrer en répétant brièvement la définition de la philosophie.

 

 

(1) Epicure, comme la plupart des philosophes de l’Antiquité, n’est connu à cette époque que très indirectement. (Toutes les notes sont de Michel Lemoine. Les précisions en italiques sont de ma main.)

(2) Cf. Boèce, op. cit., 2. (C’est-à-dire : Contra Eutychen.)

(3) En lisant intelectuum et non –tum.

(4) Cf. Cicéron, De oratore, 1, 42, 187-188.

(5) Cf. Pythagore, Vers d’or, 47.

 Hugues de Saint-Victor (1096-1141) est philosophe et théologien, le plus illustre des représentants de l’abbaye de Saint-Victor. L’art de lire (Didascalicon) est traduit en français par Michel Lemoine et publié aux éditions du Cerf, collection Sagesses chrétiennes. J’espère, par cette copie, faire quelque publicité à un magnifique ouvrage de la Renaissance du XII° siècle, qui n’a évidemment pas (et ne pourrait pas avoir) son équivalent aujourd’hui.

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