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littérature - Page 137

  • De l'invertissement (ébauche)

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    Ah ! Ah ! Je vais parler contre le suicide. La poésie contemporaine – cet adjectif est disqualificatif, je le rappelle – est devenue une Province de la Technique. On en est arrivé là lentement, de catastrophe en catastrophe, de romantisme triomphant en romantisme honteux. D’extases atroces, mais satisfaites, en atrocités industriées, jugées satisfaisantes dans la réalité – à preuve qu’on les poursuit, reniant chaque fois les précédentes, sur des échelles jamais vues, à des cadences infernales. Le Progrès. Jusqu’à l’humiliation définitive du poète – et peu me chaut qu’on juge immoral qu’après de telles évocations de meurtres de masse je ramène à ma phrase le seul petit poète, innocent amateur dans un monde de victimes toujours plus bankables –, humiliation consentie, quémandée, revendiquée. L’humiliation, hein, pas l’humilité – bien au contraire. Une espèce d’humiliation volontaire, selon le mode inverti qui occupe désormais le monde, dont grassement, avec des vulgarités de maquerelles, nous nous faisons titres de gloire – bons au porteur. Un néologisme pour caractériser cette accumulation-là : Invertissement. (– Tu fais quoi, en ce moment ? – J’invertis, tout bonnement. – Ah, et ça rapporte ?) Les poètes usinent précieusement de petites choses techniques, insensées, démolissent au glaviot la syntaxe. Le fait est qu’ils font des miniatures, point d’épopées ; mais des miniatures de quoi, je voudrais bien le savoir. On ne reconnaît rien, jamais. Il faut deviner ! Et lire encore n’importe quoi, en bons devins, dans les entrailles fétides de la modernité. Je suis sans doute bouché, je n’augure rien, et surtout rien de bon dans les cadavres… Ces poètes-là réputent donc leurs tristes messages encodés, encodés de ce pauvre code qu’ils seraient en définitive eux-mêmes, ces infatués du néant, et qui ne se communique pas. (– Qu’as-tu fait de ton Talent ? –  Eh bien, vois comme je suis vertueux, mais je lui ai chié dessus tout le long de la vie ! pour le protéger hein, et mes lecteurs éventuels se doivent d’être avant tout fouille-merde…) Ils ravagent le champ même de la langue, au nom que chacun fait la sienne ; et tous en font finalement une seule, et qui comme telle n’est pas. (Et je vous interdis ici de songer même à la Babel de la Bible ; les fameux Dalton de Lucky Luke, creusant pour s’évader de la même cellule du même pénitencier chacun leur propre trou exactement identique, et identique car différent, est une image bien plus juste.) C’est leur propre écrabouillis chaque fois qu’ils écrasent sur la page. Ils sont passés dessous la parole, sont retournés aux animaux en se prenant pour de petits dieux lares, et ça ne suffira pas, techniquement, de foutre à homme une majuscule de pure forme. Oh, ce n’est pas simplement un échec ou une impasse, moins encore quoi que ce soit qu’on puisse banaliser et ramener à tel ou tel particulier, et pas davantage ce n’est une aporie, non, c’est une extermination qui voue chaque langue à sa disparition paradoxale, ensevelie sous des mégatonnes de discours secondaires. Il faut désormais des tombereaux de citations ineptes, généralement de philosophes ou assimilés, ces favorites tarifées du tyran, lesquelles élèvent avec une candeur trafiquée de pervers sexuel leur athéisme au rang d’acquis social, pour défendre dans le vide de petits monceaux de syllabes qui font regretter de ne pas s’être plongé plutôt dans un magazine féminin, par exemple, ou dans un merveilleux roman – contemporain lui aussi. Les poètes dont je parle ce soir sont de droit, et tels sont aussi bien n’importe qui, et j’appelle donc ici poète exactement n’importe qui – l’invertissement toujours –, non qu’il se soit agi jadis de naissance mais bien plutôt d’une élévation et finalement d’une noblesse, en aucun cas d’un droit ; et voilà bien ce qui effraie ma chronique. Ils sont n’importe qui, dis-je, et l’époque recrute large, arguant d’une clause égalitaire qui justifie les abrutis, n’admettant de les discriminer que pour les propulser à d’inenvisageables sommets (mais que sont-ils vraiment, ces sommets de l’invertissement ?). Ils sont n’importe qui, ils parlent n’importe comment pour dire n’importe quoi, et ils s’en contrefoutent eux-mêmes, pourvu que ça serve, que ça invertisse et donc rapporte. Oui, je parle aussi, dans ce toujours même paragraphe, de l’argent, mais pas seulement ; je parle de son mode de collusion avec cette espèce de post-nazisme qui ne menace guère de submerger les basses terres de notre époque, parce qu’elles sont déjà intégralement noyées sous lui. Et je vais pour finir vous dire ce qu’ils font, ces poètes qui n’en sont aucunement, faute d’œuvre, eh bien c’est pourtant simple, comme ils peuvent, avec leurs pauvres moyens d’impuissants et leur nombre de plus en plus élevé, ils ne font rien moins que désincarner le Verbe (y parviennent-ils vraiment ?). Et le plus affligeant, et le plus amusant aussi, c’est qu’ils ne me contrediront pas. Ils sourient, même, flattés sans doute de cette reconnaissance. Et moi aussi, je souris – en me posant cette navrante question : qui ai-je donc imité ?

    Je crois que maintenant, vous devriez lire ce texte.

  • Le nihiliste se meut

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    En complément de la note précédente, De l’approbation du monde, qui avait pour partie trait au mouvement, et à la contemporaine et modernante revue indisciplinaire du même nom, je ne résiste pas, étant tombé dessus par hasard aujourd’hui, à recopier ces quelques lignes d’André Markowicz ouvrant la postface à sa traduction des Démons, de Fédor Dostoïevski (Babel –Actes Sud. Je rappelle au passage que Markowicz a traduit en français l’intégralité des œuvres de Dostoïevski). Elles témoignent non seulement du génie de Dostoïevski, mais elles éclairent grandement par quoi il l’est. Notons que les nihilistes, ou leurs fétides descendants, écrits par Dostoïevski gouvernent aujourd’hui ce qu’on prend encore pour l’Europe, qu’on appelle parfois l’Occident, et qui fut la Chrétienté…

     

    Il y a dans les Démons un moment où quelque chose se produit en vous qui fait que la terre disparaît. Il n’y a rien, ou plutôt il y a quelque chose, mais quelque chose de si noir et de si singulier que cela reste au-delà des paroles, au-delà des concepts, au-delà même de l’intuition. Une présence, justement, comme d’une rumeur muette, d’un chaos, et d’un chaos concret.

    Généralement, au bout de quelque temps de travail sur un texte de Dostoïevski, des lignes de force commencent à se dessiner, des motifs apparaissent, une construction logique se laisse deviner : tous les motifs de l’Idiot, par exemple, sont présents dans les deux premiers chapitres. Pour les Démons, pendant longtemps, j’ai cherché ces motifs, ces répétitions de mots, d’images qui me guidaient dans mes traductions précédentes. Le problème est que je n’ai rien trouvé du tout, aucun motif, à part un seul, lié à Piotr Verkhovenski, un motif bizarre, qui m’est resté longtemps énigmatique : il ne marche jamais, il ne parle jamais lentement, tout ce qu’il fait, il le fait au pas de course, en « coup de vent » – le russe peut jouer sur une quantité de préverbes qui permettent ces jeux à partir du verbe courir, et c’est d’abord cet usage du préverbe qui m’a frappé. Ce motif-là, une fois qu’on l’a remarqué, devient obsédant, mais que signifie-t-il ? Des observations du même genre se sont accumulées, sans que je voie mieux quel sens leur attribuer dans l’économie de l’ensemble. C’est de cette défaillance globale qu’est venue toute ma perception du roman, et c’est elle, pour finir, qui a guidé mon travail de traduction.

  • De l'approbation du monde

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    Je réunis ici quelques notes approximatives sur l’art, le mouvement, et la revue du même nom, peut-être aussi sur la religion.

    Et je voudrais pour commencer les placer sous cette citation de Botho Strauss, tirée d’un texte intitulé « Supporter la distance » consacré à Rudolf Borchardt – écrivain presque inconnu en France, le seul titre traduit étant, à ma connaissance, Déshonneur chez Verdier – texte qu’on peut lire dans Le Soulèvement contre le monde secondaire, paru chez L’Arche éditeur.

     

    Quoiqu’il en soit, le dix-neuvième siècle reste le siècle d’un des plus grands schismes de l’histoire universelle. Faute en est à ce concept qui lui est propre « et qui n’appartient qu’à lui seul : l’émancipation », source originelle de toutes nos erreurs à longue portée, puisque l’émancipation sociale ne peut créer que des affranchis et jamais des gens libres puisque – selon la dialectique de l’histoire culturelle selon Borchardt – il est inscrit sur les tombeaux de toutes les cultures historiques que « quand ce sont des affranchis qui dominent, ce n’est pas le commencement de la liberté mais la fin de celle-ci. Le principe de l’émancipation est en effet l’émancipation sans fin, il lui faut toujours trouver «  de nouveaux quanta d’émancipable ». Ce ne sont pas seulement la religion et la coutume, mais presque immanquablement aussi la capacité de souvenir de la poésie qui sont sacrifiés au radicalisme du progrès – à la domination de Chronos qui avale ses enfants. La poésie devient littérature, elle se politise – « ce qui est une création exclusive de dix-huitième siècle » – elle devient l’esclave de la primauté du politique, au lieu comme jusqu’alors « de donner son contenu à la politique, comme cela fut, de Dante et Pétrarque à Machiavel, de Milton et Voltaire jusqu’à Schiller, et par-delà le romantisme allemand jusqu’à Hegel… »

     

     

     

    L’approbation du monde

    Peu de choses sont aussi réjouissantes que l’art contemporain, qui est une sorte de journalisme des choses. Peu de choses sont plus modernes aussi. Peu de choses ont atteint leur point d’autodestruction avec un air de trouver cela formidable. Peu de choses sont aussi fausses. Et peu de choses surtout sont autant de choses.

    Car rien n’a jamais approuvé le monde qui vient comme l’art contemporain. Le monde qui vient, quoi qu’il fasse, et quoi que puisse être précisément ce qui vient. L’art contemporain est une approbation immensément satisfaite de l’ordure la plus banale.

    Il n’est pas seulement question d’allégeance. Défendant des choses dans un monde presque entièrement voué à la production et la consommation de choses, l’art contemporain trouve en se prétendant subversif et rebelle sa place à la pointe du marché…

    Il faudrait d’ailleurs réfléchir que l’épithète contemporain est un adjectif très particulier : il ne qualifie pas son substantif, il le disqualifie. Exemple : un écrivain contemporain, l’histoire contemporaine.

    L’art contemporain en somme s’est affranchi de l’art. Il s’est libéré des techniques et disciplines anciennes, de toutes les règles censées permettre une représentation du monde (et de soi), et finalement il s’est affranchi de lui-même. En devenant contemporain, il a cessé d’être art. Et il ne lui est demeuré que le marché, avec le mode de réticulation qui lui est propre : le quadrillage planétaire, et cette éthique vite satisfaisante : la bonne conscience politique érigée en label de qualité. Quel verrouillage…

    Conséquemment aussi, l’art contemporain s’est étendu à la plupart des choses qui existent, pourvu qu’elles soient produites à notre époque : une boîte à œufs, un urinoir, un philosophe, une dictature, un baril de lessive, une enseigne publicitaire, n’importe quoi en somme. N’importe quelle chose…

    La difficulté de l’art contemporain ne tient jamais à la réalisation d’une œuvre, mais simplement à la manière de la faire viser, reconnaître par des instances supérieures, prétendument compétentes alors même que toute compétence est impossible.

    Voilà un art qui tient pour rien, non sans pour une fois quelque raison, ses marchandises, mais qui impose à ses artistes tout un jeu servile de relations sociales, rédaction de dossier, voyages, entretiens divers, toujours d’une façon ou d’une autre stipendiés, dont le seul but est d’écraser la concurrence.

    Le public ne comprend rien à l’art contemporain ? Allons, c’est d’abord parce qu’il lui demeure une vague idée de ce qu’était l’art d’avant. Mais cela même va finir. C’est ensuite parce qu’il n’y a littéralement rien à comprendre, sauf : cet artiste est génial ; la preuve en est qu’il s’est débrouillé pour qu’on le dise. Ah, le qu’en dira-t-on à l’époque de la prostitution de tout et de tous, contre tout et contre tous…

    L’artiste contemporain est en somme un VRP du néant. Il se tient donc à l’avant-garde de la destruction de tout. Il doit bouger sans cesse, se déplacer, surprendre, ne surtout jamais se répéter, ou se répéter sans cesse en arguant d’une différence chaque fois dans la répétition, il doit se dépasser, ne pas rester immobile, se dépasser encore et, les règles étant abolies, surenchérir sans cesse dans la connerie et la provocation, il doit être en mouvement, c’est-à-dire en somme : être le progrès, car le progrès, c’est sa pente, est en mouvement…

     

     

     

    Mouvement, revue indisciplinaire

    Notre merveilleuse époque, qui a remplacé l’art par l’artistique, la culture par le culturel, toutes choses également bonnes de ne se trouver ni histoire ni définition, semble toutefois s’être effarouchée de remplacer la discipline par le disciplinaire.

    Le mot eut été peut être trop martial pour cette époque de pacifisme moutonnier ; peut-être n’eut-il pas été assez flou et trop encore chargé de sens.

    L’époque ne hait rien tant que les règles, qu’elle assimile de façon délirante aux tabous, dont chacun sait qu’il faut les faire sauter, les éclater, etc.

    Sur le même modèle de substantivation des adjectifs,  l’époque a néanmoins foncé droit sur les termes de pluridisciplinaire et de transdisciplinaire, pour finir par créer – car rien aujourd’hui ne se pare des atours publicisés de la création comme ce qui se fait ouvertement gloire de détruire le passé, c’est-à-dire : la possibilité de la connaissance – le joli mot d’indisciplinaire.

    C’était un assez gros travail, déjà, de maîtriser une discipline ; mais du fait de la proximité réelle de certaines, il n’était pas impossible d’en maîtriser plusieurs : on a ainsi pu être, cela s’est vu, philosophe et romancier, romancier et dramaturge, dramaturge et metteur en scène, dramaturge et comédien, peintre et sculpteur, musicien et librettiste, etc.

    Ce qui est nouveau, et que l’antérieure connaissance des disciplines ne permettait pas, c’est de mélanger tout, et fort harmonieusement, de mélanger tout n’importe comment. Ceci claque comme le symptôme de notre époque prétendument libérée ; c’est en effet le symptôme de la maladie qui doit définitivement emporter cette civilisation ancienne. La maîtrise de plusieurs disciplines par un individu, jadis, ne visait aucunement l’abolition des frontières les séparant.

    Mais on est aujourd’hui d’autant plus transdisciplinaire ou pluridisciplinaire qu’on s’est généralement épargné la peine – quel mot horrible ! – d’en étudier une seule.

    (Ce serait d’ailleurs un excellent critère pour juger de la valeur de certaines études artistiques que celui de leur propre ouverture aux autres disciplines…)

    Et c’est ce que dit tranquillement, l’air de rien, le joli mot d’indisciplinaire – dans lequel, pour une fois, on peut lire ouvertement la haine de toute discipline et le rejet du passé.

    Ce Mouvement  doit en somme être seulement présent, incessamment présent, se recouvrant à chaque instant lui-même, abolissant toute mémoire qui ne soit pas d’abord – le faux est là – une chose neuve. Ce Mouvement est l’autre nom du présent perpétuel ; il est une préfiguration terrestre de l’Enfer et il est réalité. Dans le civil, on parlera plus aisément de progrès.

     

     

     

    Religion (guerre des représentations)

    Toutes les considérations, certes approximatives, qui précèdent sont faites en somme d’un point de vue religieux, sur son versant anthropologique, mettons.

    Une société sans religion n’existe pas, ne saurait exister. Dès qu’une religion est sue, dès qu’elle se connaît pour telle, dès en somme qu’elle dévolue du statut de Vérité à celui d’opinion, dès qu’elle se meut en hérésie, conserverait-elle formellement ses dogmes, elle est foutue : elle se relativise elle-même et s’effondre…

    Une autre, insue celle-là, lui a sans doute déjà succédé.

    Je vais tenter d’illustrer mon propos de deux images très récentes (pour ne pas dire contemporaines), lesquelles j’accompagne de citations, d’ordres divers. Ces deux images sont de même nature : elles sont purement publicitaires.

     

    La première est une couverture récente de la revue indisciplinaire Mouvement :

     

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    Un dieu fut grand jadis, débordant d’une audace prête à tous les combats : quelque jour on ne dira plus qu’il a seulement existé.

    Eschyle, Agamemnon (paroles du Chœur, traduction de Paul Mazon)

     

    Le dogme du christianisme s’effrite devant les progrès de la science.

    Adolf Hitler, cité dans Propos de table

     

     

    La seconde de ces images est une publicité de l’AKP, le parti islamiste (« intégriste » donc) au pouvoir, visant à promouvoir l’intégration de la Turquie à la Communauté européenne :

     

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    Un grand prodige parut aussi dans le ciel. Une femme revêtue du soleil, qui a la lune sous ses pieds et sur sa tête une couronne de douze étoiles.

    Saint Jean, Apocalypse (traduction de Bossuet)

     

    Quand vous rencontrerez les infidèles, tuez-les jusqu’à en faire un grand carnage et serrez les entraves des captifs que vous aurez faits.

    Le Coran (traduction Kasimirski)

  • Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (3)

    Suite et fin de la mise en ligne de la saynète Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre, tirée de Pour une Culutre citoyenne ! Liens :

    Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (1)

    Défense et Illustration du Sinistère de la Culutre (2)

     

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    LE CONSEILLER. – Et c’est ainsi, Madame la Ministre, que nous pénétrâmes au cœur de la plus grande entreprise de perversion jamais réalisée.

    LE MINISTRE. – Oui. C’est un effondrement institué.

    LE CONSEILLER. – Et qui fonctionne formidablement.

    LE MINISTRE. – J’ai toujours pensé que Jack Loche était un agent soviétique.

    LE CONSEILLER. – Peut-être même pas. Un imbécile convaincu est le plus précieux des criminels. Précisément parce qu’il est innocent.

    LE MINISTRE. – Et moi, il faut que je poursuive ces horreurs-là ?

    LE CONSEILLER. – Nous n’en sommes plus là.

    LE MINISTRE. – La guerre froide est terminée, je suis au courant.

    LE CONSEILLER. – Mais les imbéciles ne changent pas d’avis.

    LE MINISTRE. – Comment fait-on pour revenir en arrière ?

    LE CONSEILLER. – On ne peut pas. Il y a la continuité du service public qui est rectiligne comme la flèche du temps, et par bonheur, la République qui transcende tout, et intègre en son sein jusqu’à sa destruction même.

    LE MINISTRE. – Amen.

    LE CONSEILLER. – Raison pour laquelle il faut continuer de citer la belle phrase de ce brave Malraux, Madame la Ministre.

    LE MINISTRE. – Je serai donc soviétique. Ce n’est pas parce que c’est de l’art que la République le défend, c’est parce que la République le défend que c’est de l’art.

    LE CONSEILLER. – Vous êtes douée.

    LE MINISTRE. – Merci.

    LE CONSEILLER. – Pour le reste, un peu de rhétorique : Employez souvent les mots d’innovation et de technologie, tout ira bien. Ajoutez aussi : au service de la création. Etc.

    LE MINISTRE. – Nous sommes sur le marché, allelluiah.

    LE CONSEILLER. – C’est le dossier qui doit vendre. Il est votre publicité. N’importe quelle pacotille surnavrante est un chef d’œuvre putatif. C’est important.

    LE MINISTRE. – A nous donc d’organiser la compétition la plus sauvage entre toutes ces merdes réellement analphabètes et prétendument subversives.

    LE CONSEILLER. – Exact. La première phase décentralisée d’abrutissement et d’analphabétisation étant un franc succès, nous avons déjà entrepris de nous retirer progressivement d’un peu partout, Madame la Ministre.

     

    *

     

    LE MINISTRE. – J’entrevois la solution, à présent.

    Il faut laisser ces équarisseurs de toute intelligence s’étriper à mort entre eux ; qu’ils soient prêts à se marcher sur la gueule les uns les autres pour fourguer leur brave petite moraline humanitaire à la con.

    Je veux, oui, qu’ils se comportent comme les pires crapules du libéralisme le plus déchaîné pour vendre à des spectateurs pré-achetés les sirupeuses douceurs de la tolérance et de l’égalité pour tous !

    Je veux qu’ils fassent tous très exactement le contraire de ce qu’ils disent ; je veux que les petits crèvent et que les gros engraissent, et que les spectacles des gros défendent en théorie et à grande eau ces mêmes petits qu’ils ont eux-mêmes écrabouillés en pratique et dans le sang ! Je veux aussi que tous ces imbéciles soient propres et laids et honnêtes comme les représentants de ces labos pharmaceutiques qui exterminent en Afrique pour vendre en Occident l’hygiène et la santé.

    Je veux, oui, que ces ectoplasmes d’artistes rivalisent de sourire et de sympathie et de compréhension et aussi de gentillesse, et que le plus atroce de ces marchands de lieux-communs gauchistes monte en rampant les marches menant à mon bureau à moi, Micheline Broutard.

    Je veux que le plus anti-capitaliste de ces spectacles imbéciles soit jugé au nombre de représentations vendues et qu’au surplus il serve à maintenir son public dans la torpeur molle de bonne conscience idiote où il baigne depuis déjà trente ans.

    Je veux un pays où chaque écolier rêve d’être artiste pour faire un jour caca par terre devant mille ahuris criant au génie et à la subversion parce que c’est écrit dans le programme.

    Je veux que pas un homme sensé ne foute les pieds dans un théâtre. Ou pas deux fois. Et je ne veux plus d’hommes sensés non plus.

    Je veux coter la merde culturelle en bourse, et que le plus petit prolo soit fier d’être actionnaire à deux balles.

    Et moi, moi, moi-je veux aller chaque soir au spectacle pour jouir de cette ordure.

    Vous voudrez bien parfois m’accompagner, Saint-Foin ?

    LE CONSEILLER. – Je ne vais jamais au spectacle, Madame la Ministre.

    LE MINISTRE. – Ah. Et vous faites quoi de vos soirées ?

    LE CONSEILLER. – Je lis Shakespeare.

  • Du devoir d'insubordination

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    Je voudrais vous parler du devoir d’insubordination, qui est une chose évidemment magnifique. En mai 1968, la France vivait depuis  dix ans sous la V° République ; et quarante ans plus tard, elle vit toujours dessous – il faut bien maintenir, le mensonge serait-il hurlant à l’heure où des quarterons d’élus de tous poils, bords et sexes tripatouillent à l’aveugle dans les montages normatifs, la fiction de la République « au-dessus ». En mai 1968, de jeunes gens des beaux quartiers voulaient abattre la V° République, qu’ils jugeaient fasciste, on ne sait plus trop pourquoi, et eux non plus ; ils en occupent les meilleures places aujourd’hui : à tel point que la V° République, tout ou partie, s’invente à présent l’obligation de flatter les puissants en fêtant merdeusement les quarante ans de ces événements de mai 68 qui voulaient apparemment la détruire. Bref, les dirigeants d’aujourd’hui fêtent leur rébellion de pacotille d’hier, voudraient nous faire croire qu’ils sont encore aujourd’hui ce qu’ils étaient déjà alors… Ils y parviennent d’ailleurs, et au sens propre : les apprentis parvenus sont à présent des parvenus accomplis, plaçant partout leurs infâmes et informes rejetons.

    Je voudrais, dis-je, vous parler du devoir d’insubordination, qui est une chose évidemment magnifique. Je voulais juste vous parler du français, de la langue française, et pour, à ma façon commémorer mai 68 – la fausse Commune qui doit impérativement faire rêver des générations d’abrutis –, citer ce cher vieux et très poussiéreux Roland Barthes en sa leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977 :

     

     

     

    « Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l'a montré, un idiome se définit moins par ce qu'il permet de dire, que par ce qu'il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l'autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m'est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir : toute la langue est une rection généralisée. (...)  La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. »

     

     

     

    Je suis généralement injuste avec Roland Barthes. Ce passage est plutôt bien écrit. Il respecte plutôt très bien le « code » de la langue française. Est-il permis de dire que Roland Barthes, en somme, écrit comme un fasciste ? Je ne sais – et dans le doute, je m’abstiens. Mais si Barthes écrit selon le « code », c’est évidemment pour qu’il n’en soit plus ainsi ensuite ; comme pour la plupart des penseurs et intellectuels de sa génération, il s’agit de détruire derrière soi les institutions mêmes, ici sans doute la plus fondamentale de toutes : la langue, qui ont permis leur accession aux sommitales fonctions de professeur au Collège de France.

    L’entreprise de Barthes, dont il ne me revient pas de juger si elle fut plutôt bien ou plutôt mal comprise, a réussi au-delà de toute espérance. C’est de cela que, revenant d’avoir présidé le jury d’un concours d’éloquence pour lycéens ayant à charge de défendre, par exemple, je ne sais trop quelle sous-production litterre-à-terre d’Anna Gavalda (les quatre romans au programme avaient été choisis par un aréopage de « profs de français »), je discutais avec un ami :

    – Alors, ce concours d’éloquence ?

    – Il n’y a plus d’éloquence. Il ne reste plus rien de la grammaire. Et je ne parle pas de la logique. Quant à la rhétorique, aux chiottes mon pote !

    – A ce point-là ?

    – J’en ai tout de même noté quelques-unes, de phrases ; celle-ci vient juste après une citation d’une platitude effarante tirée d’Ensemble, c’est tout : « Alors là, je trouve ce passage très émouvant parce que dans le style c’est très bien écrit, et donc aussi très émouvant, tellement même qu’on pourrait croire que c’est fait essprès. » Joli, non ?

    (Je ponctue ça comme je peux.)

    – Pas mal. Mais tu n’as retenu bien sûr que les pires choses, comme à ton habitude ?

    – Eh bien non, même pas, je te jure. Il y avait un autre roman aussi, de je ne sais plus qui, lequel roman, tout ou partie, se déroule pendant la seconde guerre mondiale, laquelle bien évidemment ne diffère en rien, je veux dire : se ramène en intégralité à la Shoah – si j’en crois les quelques résumés éloquents présentés. Eh bien, figure-toi mon vieux, qu’un des rares garçons de cette finale a réussi à parler à quatre reprises, pour désigner Auschwitz, de « camps de concentration juifs ».

    – Tu déconnes ?

    – Non. Il voulait parler des camps de concentration allemands, mais voulant évoquer les juifs vivant et mourant dans ces camps, il parlait de camps de concentration juifs. Mais ce qui est le plus extraordinaire, c’est la disparition, ou du moins : la présence parfaitement aléatoire dans les phrases, de toute concordance des temps.

    Que n’avais-je pas dit là ?

    Une concordance des temps !

    – Dis donc, mais il n’y a plus que Le Pen pour parler comme ça !

    Là, j’ai maudit Roland Barthes.

    Je l’ai maudit parce qu’il avait gagné.

    Si vous causez français, vous causez comme Le Pen ; conséquemment, vous êtes fasciste.

    (Pour d’obscures questions techniques et administratives de traduction des directives européennes et peut-être aussi en prévision de sa déréliction programmée sinon souhaitée, un gouvernement de la V° République s’est pourtant senti obligé de modifier, en 1992, la Constitution pour que celle-ci mentionne, article 2, alinéa 1, ce qui, jusque là, était toujours allé de soi : « La langue de la République est le français. » Comme quoi la République est bien fasciste, les soixante-huitards avaient raison… ) 

    L’espèce de langue approximative que j’avais entendue toute la journée était donc bien réellement la langue de l’antifascisme.

    (Comme aussi le rap, par exemple, qui est très citoyen ; mais j’y songe à l’instant. Trop tard.)

    Mais bon, j’ai tout de même lancé ça :

    – Arrête. N’abandonnons pas la langue française aux imbéciles au motif qu’ils ont fait l’effort de l’apprendre. Parler sa langue, et la parler correctement, ne relève d’aucune opinion politique. Cela relève du plus élémentaire respect de soi, non ?

    (D’un autre côté, il se peut que le respect de soi, sauf bouddhisme, soit carrément suspect.)

    Je continuai :

    – L’imparfait du subjonctif est désuet, je te l’accorde, et d’ailleurs, c’est dommage… Mais le présent du subjonctif aussi l’est. Par exemple, ces enfants-là disent sans vergogne (et, je le rappelle, vergogne est le mot italien pour : honte) : « Ca serait trop bien s’il viendrait à la maison. » Ou : « C’est normal qu’il fait la gueule. » D’un autre côté, on ne peut pas leur en vouloir, ils sont en classe de Première L (le L est censé abréger le mot littéraire).

    – Tu exagères tout le temps…

    – Mais non, je te jure.

    J’ai fini par laisser tomber. J’avais trop peur de me faire traiter de fasciste ou, au moins, de réactionnaire… On est lâche ou on ne l’est pas…

    Ou plutôt oui, j’exagère. Bien sûr. Mais pas autant que la réalité.

    Tout le problème est là, d’ailleurs.

    Ce qui me fait rire, au fond, c’est cela : si je parle de Barthes à un lycéen normalement constitué, il va penser à ce produit de consommation inepte que sont les Simpson ; à Bart Simpson précisément.

     

     

    L’insubordination, en somme, est devenue un devoir civique.

    Mais l’épithète civique fait ringard.

    L’insubordination est devenue un devoir citoyen.

    Par citoyen, j’entends, d’une certaine façon : policier.

    Elle est même quasiment obligatoire, l’insubordination.

    Elle s’est entée dans la grammaire, et l’a détruite.

    A tel point que l’on peut de nos jours entrer en classe de 6° en écrivant ce français-là (je veux dire : cette langue de la République-là) :

     

    « Copie 1 :

    Bob appelle sont chien.

    banbou, banbou net il ne revint pas.alors il vat le chercher, celce ninute il adercu un batar alonge Bob le leve mele batard ce reconcha aussi tôt il avait un patte brisé il etait jéne bob le porta 10 minites il retroves les trotriester du chiens apre il reprar 10 ninutes plus tard il retrouve son acie acote d'une toite en fer sete le tresors.

     

    Copie 2 :

    Bob en le suivant soit perdue. Il trebuchas sur une espespese de grosse pier lourde. En nolent en nariere il retenbas une fois de plus. Alors en se dement de quoit peut-il sagire. Il dessidat de crese.En cresent il tapa sur une boite en boie. Il la sorta du trous, la pousa et louvra. Setait si brient qil ne voyé pas les couleurs. Il plonga la main dedent et retira des bijoux en or :

    des colie, des boucle d oreille et meme des tiament il dessida de lait dens la poubelle pour prendre des plastique. Il en prena 3 et met tout le tresore dans le plastique.

    Coudin, il entendie un haboiment tout près. Il cria»banbou,banbou» et bonboux revena à lui. Il étais cachais dans les buisons. Grasse au bijoux les parent de bob le retrouva avec leur brience s'est normal et le tresor est mantenent au muse mais bob a gardes cellque bijoux.

     

    Copie 3 :

    Il trifoula dans ce sentier Il renifla pas a pas tout a coup Il aboya donc bob croyai qu'il attaque une persone. Il continua a aboyé, Puis il creusa bob l'edait a creusé Il y avait une boite qui ressemble a un tresor.

    Il le sorti du trou louvra et vit des bijoux de toutes sortes le pére appelle la police, pendant que bob se fit interview et fit la une du journal. Le propietaire de ce tresor et venu reprendre et donna une recompense au 2 heros du jour.

     

    Copie 4 :

    Sur un petit sentier de terre et la se trouve une tour il se demande quoi. Puis 5 minutes plus tard il monta et il monta et il monta elle était grande mais grande, il aperçevat des personnes une dizaine. Il monta eux aussi dans la grande tour. Mais il arriva un malheur car dans la tour on ne pouvait que montait par 3. Parce qu’elle n’était pas solide et en plus il était à 13. Alors la tour s’écrasa. 1h plus tard il y avais 2 survivants. et c’était Bob et Bambou les 10 autres était mort. Alors Bob et Bambou alla voir ce qu’il avait dehors il y avait un volcan puis il monta et il trouva des milliers et des millions et des milliers de pièces enor qui brillait de mille feux et c’était le trésor. Puis il reprena la route »

     

     

    (Source : Rapport sur l’enseignement des Lettres au Collège, par l’Association des Professeurs de Lettres, 2005.)

     

     

     

    La jeune femme, directrice de quelque chose, dit d’un de ses employés :

    – Il veut que je le reçoive.

    Remarquez comme la concordance se fait naturellement.

    Bien.

    (D’un autre côté, si la concordance ne se fait pas, la question est : en quoi la subordonnée est-elle, justement, subordonnée ? Peut-être a-t-elle un droit elle aussi, pour être absolument moderne, à l’insubordination, peut-être même un devoir…)

     

    La jeune femme, directrice de quelque chose, dit d’un de ses anciens employés :

    – Il voulait que je le reçusse.

    (La subordination, en somme, n’est pas celle que vous  croyiez…)