Sur le concept du visage du Fils de Dieu, de Romeo Castellucci
(c) Klaus Lefebvre
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Sur le concept du visage du Fils de Dieu, de Romeo Castellucci
(c) Klaus Lefebvre
Il nous paraîtrait lourdement préférable, pour différents motifs qui ne lésinent pas à se contredire entre eux, de ne pas parler de ce livre. Témoigner de la lecture de ce livre, si c’est bien cela qu’un critique doit faire, nous obligerait à admettre d’emblée que nous ne pouvons honnêtement témoigner, ou pour le dire autrement, d’une manière apparemment paradoxale, que notre lecture est incapable de témoigner d’elle-même ; pire, que notre lecture avoue seulement que nous ne savons pas lire. Ce qui n’est pas chose très plaisante. Nous allons donc, en assumant notre peu reluisante malhonnêteté, ne surtout pas nous demander en quoi ce livre pourtant lu nous ferait admettre que nous ne savons pas lire, et banaliser, comme on dit badiner, c’est-à-dire parler à côté, ne serait-ce que pour le plaisir pervers, qui ne compense au fond rien, qu’une critique, même débile, en existe quand même. Il ne s’agit bien sûr, de façon passablement ordurière, par un tel exercice, que de faire porter au livre en question le chapeau de notre incapacité, de reporter sur lui notre entière responsabilité. Le silence, donc, eût été préférable. Mais banalisons, donc. Et poussons notre évidente lâcheté jusqu’à mettre en situation, à notre convenance, notre propre lecteur, c’est-à-dire : vous.
– Tu ne peux donc pas dire les choses directement, au lieu de les mettre toujours en dialogues ?
– Les dialogues permettent au moins de n’être jamais d’accord, jamais tout à fait d’accord en tout cas, avec ce qu’on y écrit.
– C’est ce que je dis, il y a toujours quelque chose qui ment dans le dialogue.
– Et en même temps, c’est la seule honnêteté possible. Pourquoi faudrait-il croire à quoi que ce soit, d’ailleurs ?
– Mais ce n’est pas sérieux. Tu dis des choses sur ce monde, les laisse entendre au moins, et tu voudrais faire croire en même temps que tu en es dégagé.
– Je n’ai pas dit que le fait d’écrire – ou de penser – des dialogues solutionnait tout. Mais au moins cela indique le problème, et du coup ne triche pas – ou moins – avec.
– Cela devrait aussi impliquer que tu taises ce en quoi tu crois vraiment.
– Possible. Ou alors, je mets en dialogue aussi ce en quoi je crois, pour m’en dégager – puisque celui qui parle est toujours, d’une manière ou d’une autre, un imbécile.
– Pour te lire, avec les outils de recherche modernes, il faudrait alors déduire ce qu’est ce dont tu ne parles pas et autour de quoi tu parles.
– Ecriture centrifuge, lecture centripète.
– C’est ça. Mais là, nous sommes arrivés à la question de la censure.
– Et de l’autocensure.
– Tu veux dire que le dialogue sert à rendre l’autocensure productive, à lui faire passer le cap de la censure : à dire ce qui est interdit, mais d’une façon telle que la censure ne puisse l’appréhender.
– Oui.
– Au risque d’égarer, voire de perdre un certain nombre de lecteurs, donc.
– Les plus mauvais seulement. Mais qui peuvent être nombreux.
– Où est la censure, aujourd’hui ?
– Elle est à l’œuvre dans toutes les instances qui peuvent vous faire un procès pour ce que vous dites et qui ont pour seule éthique de développer le plus gros travail de paranoïa possible, et par extension dans toutes les instances qui les soutiennent on ont peur d’elles. Ce qui, tout de même, commence à faire.
– Une telle censure ne peut-elle pas être légitime, au moins parfois ?
– Elle est toujours légitimée, c’est certain ; au moins partiellement. Quant à savoir si elle peut être pleinement légitime, ce n’est pas mon problème. Parce que mon problème est de faire en sorte que l’autocensure permette de franchir la censure. Et c’est tout.
– La censure peut aussi conférer la gloire, aujourd’hui.
– Mais elle opère tout de même. Même après qu’elle sera levée. Elle aura rendu l’œuvre illisible, c’est-à-dire lisible seulement selon son critère.
– Tu pourrais faire un dialogue de cette conversation ?
– Oui, mais ce serait vite didactique. Et donc très mauvais.
Il y a longtemps maintenant que j’entends de prétendus créateurs, interprètes incultes tombés en mégalomanie d’autant plus facilement que l’institution a fait de cette mégalomanie une de ses nécessités objectives, se plaindre que Samuel Beckett aie rendu impératives ses didascalies ; à lire ce très bref chef d’œuvre, dix petites pages, qu’est Catastrophe, on comprend à quel point son écriture même justifie – et elle seule, par-delà les arguties juridiques, le peut au fond – cette décision radicale qui doit demeurer incompréhensible à pléthore d’artistes illettrés ignorant l’être. Ceux mêmes d’entres ces créateurs en peau de lapin qui, tout en pestant contre je ne sais quel sectarisme, montent néanmoins les textes de Beckett ne résistent que très rarement, sauf pour les œuvres de taille standard comme En attendant Godot ou Oh les beaux jours, à l’idée de grouper plusieurs dramaticules afin de produire un spectacle d’une durée commercialement exploitable ; l’idée ne leur vient pas, peut-être, que chacun de ces dramaticules est en lui-même une œuvre, et que sa brièveté aussi ressortit d’une réelle volonté esthétique.