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Porcherie - Page 18

  • Musique de l'Empire

    Le bar du quartier carbure à Radio Nostalgie (il y a pire, notez bien). – On ne peut pas couper ça ? dis-je. Après tout, j’y suis le seul client, à cette heure. Mon dernier rendez-vous, selon toute probabilité, ne viendra pas ; et c’est tant mieux. – Non, me répond le patron en essuyant un verre, sinon il n’y aurait plus d’ambiance. Je m’abstiens de tout commentaire. Je commande un autre café, sors fumer sur le pas de porte. Il fait froid, le ciel dégagé est blanc plutôt que bleu. Je reviens au comptoir, bois rapidement mon café, règle les quatre, sors. Je marche dans cette petite ville que je ne connais pas. Le froid attaque les mains. La forme des rues, l’architecture sont singulières, les boutiques sont les mêmes que partout, à quelques petits commerces près. J’approche du centre-ville, sans doute, puisque les rues maintenant sont équipées de haut-parleurs qui diffusent de la musique d’ambiance. Un poil plus récente que le tout-venant de Nostalgie. Mêmes boutiques, mêmes musiques, cette ville inconnue m’est déjà familière. Faussement. Peut-être signalent-ils, en creux, ces haut-parleurs la présence, plus discrète, de caméras de surveillance. Je ne sais pas. Je ne les cherche pas. Le flicage a lui-même bien assez de flics. M’est avis qu’ils concourent, sans bien le savoir, professionnels et amateurs. La justice arbitre. Petit jackpot des dommages et intérêts. Ce qui m’emmerde plus, c’est de prendre ce bain musical simplement en marchant dans les rues. J’entre dans un magasin, la musique y est différente ; j’y achète en vitesse des chaussettes (eh oui) fabriquées en Chine. Retour à la bouillie musicale populaire. C’est en anglais. Je ne cherche pas à comprendre les paroles. La voix du coup est seulement musique. Je fume une autre cigarette devant la vitrine d’une grande boutique de chasse. Il n’y pas de magasin de chasse, dans ma ville. Il n’y en a plus, du moins. Je regarde les fusils, les couteaux, les revolvers, les armes de défense, les fac-similés, aussi. Tiens, ça chante en français. Les paroles, quoique navrantes, s’impriment bien. Je vais me la trimbaler toute la soirée, celle-là. Quel monde en merde. J’ai un refrain con dans la tronche, je le sifflote. La loi a imposé un pourcentage de chansons françaises, pour stopper l’invasion anglo-américaine. Ça a permis à la France d’abrutir encore sa variétoche et de développer son rap. Ah, les beaux appels au meurtre, au viol, ah, la poésie rebelle, Rimbaud, tout ça. Une église. J’entre dedans. Je cherche le silence, peut-être. Je n’y crois pas. Qu’il va y avoir du silence. Dans la plupart des églises, en ville du moins, et dans l’hypothèse que leurs portes ne sont pas fermées, une musique douce est diffusée en fond sonore. Une musique religieuse, dix-huitième généralement. Le silence est insupportable, sans doute. Pour le coup, dans cette église par ailleurs charmante, je ne suis pas déçu. La musique est assez forte, et elle consiste, à mon avis, en chants paroissiaux locaux enregistrés par les paroissiens mêmes. Naufrage total. C’est complètement kéké. Les curés mouduculs ne suffisent plus à renvoyer les gens dehors ; il faut aussi, en leur absence, la musique la plus évidemment abrutissante. Encore plus évidemment con que tout le reste. Niais, si vous préférez, et de bout en bout. De l’expression à la théologie, si j’ose dire, en passant par la musique. « On ferme », semble avoir décrété l’Eglise sans avoir eu besoin de lire Muray ; « de toute façon, c’est encore mieux dehors » (il fallait le faire, quand même). Je retourne à la rue. J’entre dans un café. Prendre l’apéritif. Avant de rentrer au restaurant de l’hôtel. Picon. Rolling Stones en fond sonore. Encore les Stones. Et un troisième. Ah, cette fois, c’est un disque : choix musical du patron. C’est l’Happy Hour, une horde de jeunes gens débarque. Demande au patron de changer de disques. Lequel, au nom de l’ambiance, j’imagine, obtempère. Et nous voilà à présent avec je ne sais quelle saloperie technoïde à fond les ballons. J’ai envie de décaniller, mais le patron me remet mon verre. – C’est sympa, hein, hurle-t-il. – Quoi ? Je n’ai vraiment pas compris. – C’est sympa, hein, je dis, hurle-t-il derechef. J’acquiesce, lève vers le haut un pouce d’autant plus hypocrite qu’il est très énergique. Je finis mon verre, je me casse. Il fait nuit, à présent. Je vais remonter doucement vers l’hôtel. Je mangerai. J’irai dans ma chambre. J’essaierai de ne pas allumer la télé. Et de lire. Mais bon. Ce n’est jamais gagné. Ce que je lis ? Esquisse d’une phénoménologie du droit. Kojève. Livre dans lequel l’intelligence et les limites de la démonstration paraissent ensemble. En attendant, je fredonne cette chanson de merde, entendue tout à l’heure (je ne fais pas de bub).

    Evidemment, j’ai mangé en variétés débiles et regardé pendant deux heures une merde infâme à la télé. Puis j’ai noté des trucs. Je ne lirai pas. Ni Kojève, ni Rabelais, retrouvé au fond de mon sac complètement corné.

    Voilà ce que j’ai noté.

     

    Empire de la musique & musique de l’Empire. Le sinistre occultiste Abellio, je crois, considérait sérieusement la musique comme une drogue douce. La surconsommation, volontaire ou pas, me la ferait plutôt considérer comme une drogue dure. Tout est question de consommation, plutôt. Comme toujours. Société de consommateurs. Entendre : de junkies (parlons moderne). Nous flottons dans ce bain musical. Cool, man (en français dans le texte). D’ailleurs, le mot cool vient peut-être (je n’en sais rien, mais j’aimerais bien) de la vieille expression française à la coule. Etre à la coule. A lire, on visualise le fond de noyade de cette affaire. Quand j’ai le choix de la musique, ce qui se fait rare avant la nuit, en général je n’en écoute pas. Quand j’en écoute, je choisis souvent de la musique baroque ou symphonique, sans paroles. Quand je choisis un opéra, j’essaie hélas rarement de suivre le livret. Exercice trop difficile. J’écoute donc essentiellement de l’allemand, de l’italien, rarement du français. Le français d’opéra, je ne le comprends pas. Pas un admirateur de Gounod, mais jamais réussi à comprendre ce que disait son chœur archi-rabâché après « Gloire immortelle de nos aïeux »… Quand je suis vraiment claqué, j’écoute des chants grégoriens en buvant un bordeaux blanc (ou autre chose, d’ailleurs, mais j’ai un souvenir précis de telle soirée…). Hildegard von Bingen. Et puis la musique religieuse (pas les chants paroissiaux kékés, hein, merci). Le Requiem de Mozart est assez joyeux aussi. Et le Nisi Dominus de Vivaldi… Bref, j’écoute surtout du latin. Plus encore que de l’allemand ou de l’italien. Du latin. En fait – cela m’apparaît à l’instant – j’ai choisi mon Empire et, bizarrement, il ne chante pas en anglais.

     

    Pour finir, et à propos de Vivaldi, je vais quand même faire de la pub. La vidéo qui suit est d’ailleurs elle-même une publicité :  

     

     

    Dernière chose. Les trois artistes que vous venez de voir passeraient tout à fait inaperçus dans la rue. Ce sont des interprètes de grand talent. Ils ne ressemblent d’ailleurs pas à des clowns, pardon, à des artistes, des créateurs oué tu vois.

     

     

     

     

     

     

  • Substitution

     

     

     

     

     

     

     

    Vous auriez dû lire un autre texte, ici.

     

    Une seule petite objection, surgie je ne sais comment au moment de sa saisie, a ruiné une bonne dizaine d’heures de travail réparties sur plusieurs jours.

     

     

     

    Une même petite objection pourrait-elle ruiner cinq, dix, vingt ans de travail ?

     

    A quel moment alors la vanité, ou l’orgueil, interviendraient-ils ?

     

    Et ce texte-ci, mentionnant l’écarté, n’en est-il pas aussi la marque, maintenant ?

     

     

     

    Nous justifions incessamment par de nouvelles nos précédentes paroles ; et nos paroles ne nous justifient pas.

     

    « Si quelqu’un pense être quelque chose, quoiqu’il ne soit rien, il s’abuse lui-même. » 

     

     

    La Vanité, Ph de Champaigne.jpg
  • Bousiller

    Travails

     

     

     

    L’histoire d’amour tient en deux phrases brèves, chacun une. Puis arrive un troisième personnage qui leur parle d’autre chose (le sujet principal) et quand ce dernier sort, l’histoire d’amour des deux autres est définitivement bousillée.

    On dirait une consigne d’improvisation, j’y pense seulement maintenant. Ça m’étonnerait assez que quelqu’un les sorte jamais au débotté, mes deux phrases ; pourtant, elles m’ont l’air claires.

    Ce n’est pas que les histoires d’amour finissent mal en général (comme dit la chanson) qui m’emmerde, non, ce qui m’emmerde, c’est qu’elles m’emmerdent. Alors on expédie, une balle, un mort. Et on n’en parle plus.

     

    J’arrache ces putains de phrases une à une. Je les sors une à une et c’est une horreur. Ce sont vraiment des putains. Et elles ne doivent pas en être. C’est aussi bête que ça. Et aussi insoluble. Ça ne va jamais. Je ne prends que des mots de tous les jours et ils ne doivent plus être les mots de tous les jours. De là peut-être cette impression de guerre avec le temps – et je ne peux que la perdre, la faire et la perdre. Il faut défaire les mots, les vider, casser ce qu’ils trimbalent d’époque, de contemporanéité (mot atroce), mettons : d’ambiance. Il faut qu’ils soient moins, qu’ils soient nus, chétifs, et que le silence envahisse tout.

    J’ai écrit le premier acte laborieusement. Passer entre deux ou trois heures à écrire quatre ou huit phrases qui vous dégoûtent déjà de misère, fait que vous promenez le plus discrètement possible une sorte de honte quand, descendu dans la rue, vous croisez vos semblables et que vous les voyez se parler, se héler sans y penser, avec facilité. Mais qu’est-ce que je fais ? qu’est-ce que c’est, ce que je fais ? Au point que j’ai envoyé chier Machin, journaliste, en entrant au troquet : – Alors ça va, l’inspiration, hein ? – Ta gueule, fais pas chier.  

    Du coup, pour le deuxième acte, il a bien fallu que je redéverse tout ça sur quelque chose, que je bousille quelque chose, que je putanise ; et finalement, je travaille avec le même disque en boucle, c’est lui seul qui fait l’ambiance, et j’espère que ça m’aide à en vider tout le reste, ces salopes de phrases, donc. J’ai – je ne sais pourquoi, sinon parce qu’il n’y a pas de paroles, mais j’ai tant de disques sans paroles… – tout de suite choisi la Neuvième symphonie de Bruckner. Tant qu’à bousiller quelque chose, après tout, autant que ce soit immense.

    J’attends la suite, quand il va falloir le ramener dans la pièce, le banal. Quand il va falloir bousiller tout ce que je viens de faire, et mettre enfin les personnages à bavarder dans le vide. Et déjà je me dis que même le bavardage, il faudra le faire faux lui aussi, et que sans doute ça ne va pas couler comme ça, avec facilité…

     Je n’aurai vraiment parler que de bousiller, ce soir.