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Musique de l'Empire

Le bar du quartier carbure à Radio Nostalgie (il y a pire, notez bien). – On ne peut pas couper ça ? dis-je. Après tout, j’y suis le seul client, à cette heure. Mon dernier rendez-vous, selon toute probabilité, ne viendra pas ; et c’est tant mieux. – Non, me répond le patron en essuyant un verre, sinon il n’y aurait plus d’ambiance. Je m’abstiens de tout commentaire. Je commande un autre café, sors fumer sur le pas de porte. Il fait froid, le ciel dégagé est blanc plutôt que bleu. Je reviens au comptoir, bois rapidement mon café, règle les quatre, sors. Je marche dans cette petite ville que je ne connais pas. Le froid attaque les mains. La forme des rues, l’architecture sont singulières, les boutiques sont les mêmes que partout, à quelques petits commerces près. J’approche du centre-ville, sans doute, puisque les rues maintenant sont équipées de haut-parleurs qui diffusent de la musique d’ambiance. Un poil plus récente que le tout-venant de Nostalgie. Mêmes boutiques, mêmes musiques, cette ville inconnue m’est déjà familière. Faussement. Peut-être signalent-ils, en creux, ces haut-parleurs la présence, plus discrète, de caméras de surveillance. Je ne sais pas. Je ne les cherche pas. Le flicage a lui-même bien assez de flics. M’est avis qu’ils concourent, sans bien le savoir, professionnels et amateurs. La justice arbitre. Petit jackpot des dommages et intérêts. Ce qui m’emmerde plus, c’est de prendre ce bain musical simplement en marchant dans les rues. J’entre dans un magasin, la musique y est différente ; j’y achète en vitesse des chaussettes (eh oui) fabriquées en Chine. Retour à la bouillie musicale populaire. C’est en anglais. Je ne cherche pas à comprendre les paroles. La voix du coup est seulement musique. Je fume une autre cigarette devant la vitrine d’une grande boutique de chasse. Il n’y pas de magasin de chasse, dans ma ville. Il n’y en a plus, du moins. Je regarde les fusils, les couteaux, les revolvers, les armes de défense, les fac-similés, aussi. Tiens, ça chante en français. Les paroles, quoique navrantes, s’impriment bien. Je vais me la trimbaler toute la soirée, celle-là. Quel monde en merde. J’ai un refrain con dans la tronche, je le sifflote. La loi a imposé un pourcentage de chansons françaises, pour stopper l’invasion anglo-américaine. Ça a permis à la France d’abrutir encore sa variétoche et de développer son rap. Ah, les beaux appels au meurtre, au viol, ah, la poésie rebelle, Rimbaud, tout ça. Une église. J’entre dedans. Je cherche le silence, peut-être. Je n’y crois pas. Qu’il va y avoir du silence. Dans la plupart des églises, en ville du moins, et dans l’hypothèse que leurs portes ne sont pas fermées, une musique douce est diffusée en fond sonore. Une musique religieuse, dix-huitième généralement. Le silence est insupportable, sans doute. Pour le coup, dans cette église par ailleurs charmante, je ne suis pas déçu. La musique est assez forte, et elle consiste, à mon avis, en chants paroissiaux locaux enregistrés par les paroissiens mêmes. Naufrage total. C’est complètement kéké. Les curés mouduculs ne suffisent plus à renvoyer les gens dehors ; il faut aussi, en leur absence, la musique la plus évidemment abrutissante. Encore plus évidemment con que tout le reste. Niais, si vous préférez, et de bout en bout. De l’expression à la théologie, si j’ose dire, en passant par la musique. « On ferme », semble avoir décrété l’Eglise sans avoir eu besoin de lire Muray ; « de toute façon, c’est encore mieux dehors » (il fallait le faire, quand même). Je retourne à la rue. J’entre dans un café. Prendre l’apéritif. Avant de rentrer au restaurant de l’hôtel. Picon. Rolling Stones en fond sonore. Encore les Stones. Et un troisième. Ah, cette fois, c’est un disque : choix musical du patron. C’est l’Happy Hour, une horde de jeunes gens débarque. Demande au patron de changer de disques. Lequel, au nom de l’ambiance, j’imagine, obtempère. Et nous voilà à présent avec je ne sais quelle saloperie technoïde à fond les ballons. J’ai envie de décaniller, mais le patron me remet mon verre. – C’est sympa, hein, hurle-t-il. – Quoi ? Je n’ai vraiment pas compris. – C’est sympa, hein, je dis, hurle-t-il derechef. J’acquiesce, lève vers le haut un pouce d’autant plus hypocrite qu’il est très énergique. Je finis mon verre, je me casse. Il fait nuit, à présent. Je vais remonter doucement vers l’hôtel. Je mangerai. J’irai dans ma chambre. J’essaierai de ne pas allumer la télé. Et de lire. Mais bon. Ce n’est jamais gagné. Ce que je lis ? Esquisse d’une phénoménologie du droit. Kojève. Livre dans lequel l’intelligence et les limites de la démonstration paraissent ensemble. En attendant, je fredonne cette chanson de merde, entendue tout à l’heure (je ne fais pas de bub).

Evidemment, j’ai mangé en variétés débiles et regardé pendant deux heures une merde infâme à la télé. Puis j’ai noté des trucs. Je ne lirai pas. Ni Kojève, ni Rabelais, retrouvé au fond de mon sac complètement corné.

Voilà ce que j’ai noté.

 

Empire de la musique & musique de l’Empire. Le sinistre occultiste Abellio, je crois, considérait sérieusement la musique comme une drogue douce. La surconsommation, volontaire ou pas, me la ferait plutôt considérer comme une drogue dure. Tout est question de consommation, plutôt. Comme toujours. Société de consommateurs. Entendre : de junkies (parlons moderne). Nous flottons dans ce bain musical. Cool, man (en français dans le texte). D’ailleurs, le mot cool vient peut-être (je n’en sais rien, mais j’aimerais bien) de la vieille expression française à la coule. Etre à la coule. A lire, on visualise le fond de noyade de cette affaire. Quand j’ai le choix de la musique, ce qui se fait rare avant la nuit, en général je n’en écoute pas. Quand j’en écoute, je choisis souvent de la musique baroque ou symphonique, sans paroles. Quand je choisis un opéra, j’essaie hélas rarement de suivre le livret. Exercice trop difficile. J’écoute donc essentiellement de l’allemand, de l’italien, rarement du français. Le français d’opéra, je ne le comprends pas. Pas un admirateur de Gounod, mais jamais réussi à comprendre ce que disait son chœur archi-rabâché après « Gloire immortelle de nos aïeux »… Quand je suis vraiment claqué, j’écoute des chants grégoriens en buvant un bordeaux blanc (ou autre chose, d’ailleurs, mais j’ai un souvenir précis de telle soirée…). Hildegard von Bingen. Et puis la musique religieuse (pas les chants paroissiaux kékés, hein, merci). Le Requiem de Mozart est assez joyeux aussi. Et le Nisi Dominus de Vivaldi… Bref, j’écoute surtout du latin. Plus encore que de l’allemand ou de l’italien. Du latin. En fait – cela m’apparaît à l’instant – j’ai choisi mon Empire et, bizarrement, il ne chante pas en anglais.

 

Pour finir, et à propos de Vivaldi, je vais quand même faire de la pub. La vidéo qui suit est d’ailleurs elle-même une publicité :  

 

 

Dernière chose. Les trois artistes que vous venez de voir passeraient tout à fait inaperçus dans la rue. Ce sont des interprètes de grand talent. Ils ne ressemblent d’ailleurs pas à des clowns, pardon, à des artistes, des créateurs oué tu vois.

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • Steiner ("Dans le château de Barbe Bleue", vous connaissez forcément) évoque cette question là en 1986, lorsque cette musique débile envahit le monde, avec aussi la popularisation des "walk-man". La fin de l'humanisme, des humanités, de la réflexion dans ce bain mondialisant de "musique"merdique. La jeunesse prise d'assaut. Et la porte ouverte, la dernière porte, celle d'où surgissent les mortes, dans l'opéra de Bela Bartok... Je repasserai écouter Vivaldi une autre fois.
    Merci pour ce billet qui peut en secouer certains.

  • De bonne foi, je me suis regardée dans une glace et ça ne m'a pas rien fait (Nisi dominus, et billet)

  • Le début du billet m'a bien fait rirez et ensuite ben moins évidemment... Quoi que j'aie dû sourire quand même.

    Mercredi dernier dans une brasserie en bas de chez moi où j'ai voulu manger pour me donner l'illusion de relation de voisinage, je me sus retrouvé avec la TV, fond sonore faible puis augmenté pour les infos, calvaire quotidien et volontaire du bon peuple. A la fin j'étais seul, mais le patron buvait le flux d'ânerie publicitaire ou je ne sais quoi. J'ai essayé de lire un peu avec mon café, je ne sais plus ce que j'avais sur moi.

    Une chose étrange concernant le walkman, vers 2002 je crois j'avais acheté un mp" à disque dur, je vous épargne ce que je mets dedans, et puis tout seul cela m'est passé lorsque je me suis installé à Saintes. Je n'y ai plus touché, même dans le train. Soigné par la beauté charentaise en somme. Rien à voir avec le bain "intellectuel" qu'on pourrait me prêter - mes lectures oui sans doute, mais je veux dire l'idée qu'une personne m'influence, idée qui doit titiller pas mal de mes proches.

  • J'espère que je ne vais pas trop empiéter sur cet espace en racontant cela à propos de Kojève et Lacan (j'avais lu trop vite votre billet hier et pas "vu" Kojève): Lacan, qui admirait beaucoup Kojève et a suivi son enseignement, interrogeait Kojève au sujet de Platon, et Kojève de répondre qu'il n'avait rien à dire sur Platon, ne l'ayant pas relu depuis des lustres.
    Mais il avait quand même insisté en disant qu'à son avis, tout l'art de Platon réside dans sa façon de cacher ce qu'il pense, autant qu'il le révèle.
    Bon.Et il avait souligné à Lacan quelle était sa démarche: un texte n'étant jamais que l'histoire de son interprétation, etc.
    Et Kojève très énigmatique avait ajouté:"Vous n'interpréterez jamais Le Banquet si vous ne savez pas pourquoi Aristophane avait le hoquet". Ce qui avait enchanté Lacan, qui ne faisant ni une ni deux, avait commenté dans son séminaire le hoquet ... d'Aristophane!
    (Je tiens tout ça directement de Jacques bien sûr)

  • Un i-pod me parait tout indiqué en déplacement, pratique pour passer d'un monde à l'autre , extérieur et voyage intérieur selon :)

  • Waw, excellent, euh voil

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