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Tchekhov marmonne quelque chose qu'on ne comprend pas

Voilà, c’est fini, ils ont vécu oisifs, dans une insouciance angoissée, ils ne sont pas adaptés au monde qui venait, elle a tout dépensé comme pour fuir, lui – son frère – a perdu le courage dans des bandes de billard, la cerisaie est vendue, à Lopakhine, un honnête gars, fils de moujik devenu commerçant, et les voilà donc à la toute fin de la pièce disant adieu à leur maison, leur monde.

 

Lioubov Andreevna et Gaev sont restés seuls. Comme s’ils attendaient ce moment, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et sanglotent, tout bas, en se retenant, de crainte qu’on ne les entende.

 

GAEV (au désespoir). – Ma sœur, ma sœur…

 

LIOUBOV ANDREEVNA. – O ma chère, ô ma tendre, ô ma belle cerisaie !... Ma vie, ma jeunesse, mon bonheur, adieu !... Adieu !...

Voix d’Ania (comme un appel joyeux) : « Maman !... »

Voix de Trofimov (avec une excitation joyeuse) : « Ohé !... »

Une dernière fois, regarder ces murs, ces fenêtres… Notre pauvre maman aimait à marcher dans cette chambre…

 

GAEV. – Ma soeur, ma sœur..

 

Voix d’Ania : « Maman !... »

Voix de Trofimov : « Ohé !... »

 

LIOUBOV ANDREENA. – On arrive !

 

Ils sortent.

Voilà, c’est fini, tout est joué, la pièce est finie, c’est triste à pleurer, surtout l’humeur joyeuse de ceux qui les rappellent.

Et puis non, ce n’est pas fini tout à fait, il y a ça, de suite :

                    

La scène est vide. On entend refermer à clé toutes les portes, puis s’éloigner les équipages. Tout s’apaise. Au milieu du silence résonne le choc sourd de la hache sur les arbres, un bruit solitaire et triste.

 

Cette fois, c’est vraiment fini.

Tout le monde est parti.

On abat la cerisaie.

 

Mais non.

 

On entend des pas. Par la porte de droite apparaît Firs. Il est vêtu, comme d’habitude, de son frac et de son gilet blanc, mais chaussé de mules. Il est malade.

 

FIRS (il s’approche de la porte, touche la poignée). – Fermé… Partis… (Il s’assied sur le divan.) Ils m’ont oublié… Ça ne fait rien… je peux m’asseoir là… Léonid Andréitch [Gaev], je parie, il n’a pas mis sa pelisse, il est parti en manteau… (Il soupire d’un air soucieux.) Dès qu’on a le dos tourné… Ah, jeunesse !… (Il marmonne quelque chose qu’on ne peut pas comprendre.) La vie, elle a passé, on a comme pas vécu… (Il se couche.) Je me couche un peu… T’as plus de forces, mon pauvre vieux, il te reste rien, rien de rien… Propre à rien, va !…

 

Il reste couché, immobile.

On entend un bruit lointain, comme s’il venait du ciel, le bruit d’une corde cassée, mourant, triste. Le silence se fait, on entend seulement, loin dans la cerisaie, la hache qui cogne sur un arbre.

 

Rideau.

 

Là, c’est vraiment fini.

Il a quatre-vingt-sept ans, Firs. C’est le vieux laquais de la cerisaie.

Et il meurt avec elle. Oublié ? Abandonné.

Oh, il ne meurt pas vraiment. Il s’endort. Peut-être.

Mais cette didascalie finale « On entend un bruit lointain, comme s’il venait du ciel, le bruit d’une corde cassée, mourant, triste » laisse entendre le contraire. D’une façon ou d’une autre.

Et puis la hache qui cogne dans le silence.

 

Les personnages de théâtre meurent rarement aussi doucement ; mais c’est rarement aussi poignant.

Et puis la hache qui cogne dans le silence.

 

 

 

 

(La Cerisaie, Anton Tchekhov, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, Babel)

Commentaires

  • Elle est belle cette traduction; je viens de regarder, celle que j'ai sous les yeux (de Génia Cannac et Georges Perros) édition folio, est différente. Mais c'est pareil.Merci.

  • La fin d'"Oncle Vania" est également très douce et très poignante, avec la variation sur le verbe "se reposer".

  • Je ne parviens plus à remettre la main sur un recueil de pièces de Tchekhov récemment acheté... Pourtant cela donne envie. Patientons.

  • @ Tang : J'ai dû chercher un peu pourquoi vous signiez Olivier (vivant aussi). Mais c'est bien sûr par rapport à Roland. Sacré Charlemagne

  • @Pascal: Oui j'aimais beaucoup cette amitié entre Roland et Olivier, j'en ai un souvenir assez imprécis mais il en ressortait une évocation pleine de pudeur de l'amitié entre ces deux gaillards. Je me souviens aussi - sans plus remettre son nom - du vieil abbé pourfendeur de sarrasins. Il me semble que Kleber-Haedens n'est pas tendre envers cette inestimable chanson de geste, il faudrait aussi relire cela néanmoins...

    Mais sacré Charlemagne à qui le dites-vous!

  • Je viens de la lire. C'est ce livre-là, d'ailleurs, que "je ne recommandais pas" (ma pauvre note 247). Amusant qu'elle arrive par votre biais ici, du coup. Pour le reste, c'est quoi Kleber-Haedens? Une marque de pneus ?
    Le vieil abbé, c'est Turpin, l'archevêque de Reims.

  • Oh, ah oui alors je vous le dis Pascal: "de l'enfance en barre" j'avais trouvé cela très joli, et ca lui va comme un gant de cotte de mailles!

    Turpin c'est lui! Ah, ah quel sacré bonhomme! (sacré, ah ça oui). Amusante coincidence. Kleber-Haedens a commis une histoire littéraire plus ou moins réputée chez quelques uns de mes amis, je crois me souvenir que son éventail - assumant une bonne dose de subjectivité - ne disait pas que du bien de ce chef-d'oeuvre dont les images m'obsèdent encore...

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